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Ce que nous révèle la financiarisation sur l’économie

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Le Figaro, 11 juillet 2006. Il n’aura échappé à personne que, depuis quelques mois, les acteurs les mieux établis de l’establishment économique donnent corps à l’hypothèse d’une « dérive du capitalisme financier » (Aglietta et Rebérioux). De Patrick Artus à Jean Peyrelevade en passant par Claude Bébéar, sans oublier toute une cohorte de grands patrons coincés entre les exigences de l’actionnaire et les intérêts des « parties prenantes » de l’entreprise, tous s’inquiètent ou s’indignent de la dissymétrie qui s’est établie depuis les années 90 entre les normes nouvelles de rentabilité du capital et le pilotage du temps interne de l’entreprise, qui implique de pouvoir suspendre l’instantanéité de la profitabilité à la médiation de l’investissement. A lire le chapitre 2 de Ségolène Royal sur les « désordres du travail », à écouter les observations de Laurent Fabius concernant les mutations actuelles du capitalisme, il semble que ces questions de « gouvernance » autrefois laissées au seuls experts deviennent, dans la perspective des prochaines échéances électorales, de véritables enjeux d’économie politique. Autant ne pas se tromper de diagnostic !
 
Autoréférentielle, mimétique, installant une logique qui lui serait propre au cœur même de l’économie productive, la finance se serait peu à peu complètement détachée de ses finalités premières pour devenir, dans un jeu à sens unique porteur de tous les déséquilibres et de toutes les injustices, puissance de captation de l’ensemble des forces de travail. De médiation entre patrimoine et production, de métrique des risques et de mesure des temps, elle serait devenue, par sa capacité à comparer et à spéculer, une force autonome, extérieure à ses propres objets. Tout n’est pas à rejeter dans ce diagnostic : la financiarisation de l’économie réduit considérablement le temps de l’action ; elle oblige les entreprises à ne jamais tenir pour acquis ce qu’elles considèrent pourtant comme leur périmètre historique : leur cœur de métier, leur corps propre compris comme lieu hors marché de mise en commun de savoir-faire et d’infrastructures. Les concepts de la « juste valeur », très en vogue dans la comptabilité et dans la finance d’entreprise, abandonnent l’idée selon laquelle le patrimoine propre de l’organisation, sédimenté par l’expérience, capitalisé en autant d’actifs productifs, aurait une valeur intrinsèque. Leur font place des approches transactionnelles obligeant à rendre compte de la valeur de cession potentielle de chaque périmètre de production. La nouvelle règle du jeu, ce n’est plus : combien me rapportera la mise en commun de capacités, quelle productivité interne en découlera ? Mais bien : combien vaut chaque partie actuelle, chaque actif sur le marché des actifs ; le tout constitué par la somme de mes parties est-il bien supérieur à la valeur additionnée de chacune de ces parties ? Ce qui compte, c’est moins la constitution d’un temps propre de l’entreprise autour de ses propres capacités actuelles ou latentes ; c’est la valeur immédiate « à la découpe » de chaque parcelle. On peut lire dans cette tendance de la finance la volonté de parvenir à intégrer dans son calcul les fameuses synergies et, derrière, les interdépendances et interactivités complexes, talon d’Achille de l’économie politique.
 
Ainsi, la recherche d’une transparence financière accrue et les normes de la nouvelle « gouvernance » d’entreprise ont pour finalité principale de réaliser immédiatement l’ensemble des valeurs latentes du tissu économique. La financiarisation donne toujours le sentiment d’une réduction du temps économique et de l’investissement, parce qu’elle oblige à une décomposition et à une révélation des complémentarités organiques de l’entreprise, dont le rythme de développement propre, le temps intrinsèque, le nœud complexe des différentes lignes de force qui l’agencent, sont considérés comme autant d’obstacles à la valeur d’échange – et comme autant de pertes d’efficience. La finance est à la fois pressée, ce que tous ses contempteurs voient bien, mais elle est aussi travaillée par le souci de la globalité de la chaîne de la valeur, ce qu’il ne faut pas oublier et qui traduit l’ampleur de la mutation de l’économie réelle.
 
 
 
De surcroît, et c’est ce qui est compliqué, ce grand jeu d’évaluation de la séparabilité des actifs modifie la nature même de ces actifs, si l’on ne croit pas à une vision purement supplétive de la finance et de la monnaie comprises comme un simple voile qu’on pourrait écarter. Ce qui compte, ce n’est plus la substance propre de ces actifs, c’est la valeur de leur liaison. C’est le nombre d’options qu’ils produisent, donc l’éventail des choix qui s’offrent à l’investisseur comme au consommateur. Puisque les nouvelles technologies permettent de relier entre elles de très nombreuses fonctionnalités, et qu’elles font bouger toutes les lignes des chaînes de valeur par interpénétration de la production, de la distribution, de la mesure de l’audience, du recueil de la demande, chaque actif productif devient un réservoir de possibilités nouvelles. Ce n’est plus une voiture ou un téléphone que vous achetez : c’est une somme d’options, que vous assemblez vous-mêmes. Vous choisissez cette possibilité d’agencement plutôt que cette autre, vous designez votre propre modèle de consommation. Dans le panier moyen de chaque consommateur des pays développés, la part du revenu disponible dévolue aux forfaits et aux abonnements de tous types ne fait que croître : ce sont autant de d’options d’achat futures, puisque votre fournisseur d’accès n’aura de cesse de vous proposer de nouvelles offres, qu’il vous faudra pondérer, comparer, designer à votre goût. Cette folle arborescence des connectiques entre différentes lignes d’accès extériorise les critères de valorisation de entreprises : un bien fini, standardisé, dépourvu d’options, est condamné au simple présent de la transaction immédiate ; chaque nouvel ouput, chaque nouveau produit doit rencontrer un nouveau désir d’achat. Susciter cette rencontre est coûteux et risqué : capter l’attention, être disponible au bon moment, justifier de sa valeur ajoutée… Avec le modèle de la vente de droits d’accès, au contraire, le flux est continu, comme si le client reconduisait à chaque instant la validité future de la relation avec son fournisseur. Plus elle semble vouloir tout évaluer immédiatement et le réduire à l’instantanéité et plus, en réalité, la finance part à la conquête de la durée pour se prémunir de l’incertitude.
 
 
Vers un monde de consommation clivé
 
 
D’un côté, des émissions de droits d’accès pour des services à forte composante relationnelle, permettant d’intégrer sous une même ombrelle des prestations autrefois éparses : votre opérateur de téléphonie devient aussi votre provider d’informations, de jeux, de connectiques avec vos différentes communautés, demain peut-être de savoirs et de formations; et c’est vous-même, anciennement consommateur, qui devenez, en vertu des principes de l’économie des réseaux, le principal producteur. Pour pouvoir vous joindre, pour capter votre attention, pour interagir avec vous, les tiers doivent à leur tour payer leur droit d’entrée. L’erreur serait de penser que ces développements ne concernent que l’économie digitale. Votre vendeur de yaourts, de la même façon, pourrait bien devenir votre principal prestataire de santé, vous proposer de transformer votre alimentation en éthique personnelle, attacher à la diététique élémentaire tous les services sophistiqués de remise en forme, de pratiques sportives, de fabrique du bien-être.
 
De l’autre, l’extension du domaine de la gratuité, pour l’ensemble des produits qui, devenus génériques, n’a plus d’autre justification économique que leur puissance d’appel. Comme le montrent le téléphone par la voix, la presse comprise comme captation d’attention – le marché propre de la captation d’attention étant celui des « espaces publicitaires ». A court terme, sans doute, nombre de produits alimentaires incitant à des consommations complémentaires, nombre de produits d’équipement et d’électroménager impliquant maintenance, mises à jour, connectique avec d’autres fonctionnalités. Ce principe des low cost, voire du no cost, dans le domaine alimentaire, dans le domaine des transports, plus décisivement encore dans tout le marché de la captation de l’attention (médias, communications), traduit le déplacement du lieu principal de formation de la valeur. Ce socle de gratuité apparente révèle une économie dérivée, des produits dérivés. Son centre de gravité, ses critères de sa valorisation, ne sont pas logés dans la production mais dans les externalités de la production : la consommation ne consume pas entièrement le produit ; elle engendre de puissants effets sur des tiers, elle les implique dans le modèle économique. C’est toute une économie du partage des émotions, du cognitif, du savoir, qui se met ainsi en place, avec des effets de rendements, des modes de propagation et de capitalisation bien spécifiques. Un objet donné ou vendu est perdu pour celui qui s’en sépare – ce n’est pas le cas d’une idée, d’une émotion, d’un sentiment d’appartenance, d’un marqueur identitaire… qui, bien au contraire, fonctionnent par agrégation, intersubjectivité, socialisation…
 
 
Plutôt que de lire la financiarisation de l’économie exclusivement à l’aune de ses dérives, il faudrait aussi regarder les incidences de l’ensemble de ces consommations dérivées. L’idée d’un dualisme entre finance d’un côté et sphère productive de l’autre rend bien compte de la puissance du marché, mais certainement pas de l’efficience propre du marketing. En engageant une séparabilité généralisée des actifs de l’entreprise au détriment de son corps propre, la finance, dans un même mouvement, attache une multitude d’options à chacun des ces actifs. Elle reconfigure le périmètre de l’entreprise non pas dans son intériorité productive, mais en fonction de ses possibles dérivations, et donc de possibilités de valorisation sans commune mesure.
 
 
« Le nouvel esprit du capitalisme », comme le voyaient bien Luc Boltanski Eve Chiapello, s’appuie moins sur les effets de rendement de ses ressources matérielles que sur l’absolue singularité des gestes créateurs. Ce que l’on appelait cette année à Davos le design capitalism. Il recycle les revendications d’autonomie individuelle en autant de forces productives. Libéral dans ses principes, libertarien dans ses valeurs (les soixante-huitards peuvent parfaitement se retrouver aux commandes), il connecte davantage qu’il n’organise : il dépasse, il subsume dirait-on en philosophie, la question de la production par la question de la liaison. Et chaque individu devient, par coaching, bilan personnel, tracement d’un parcours propre d’employabilité, comptable de ses propres options d’activité. Comme le monde de la production, le marché de l’emploi devient un nœud complexe de virtualités plus ou moins lisibles, plus ou moins révélées. Les cadres sociaux de l’identité professionnelles se dissolvent : la valeur propre du métier et de la fonction se détache de l’individu qui les occupe, parce qu’il lui faut faire apparaître d’autres capacités, d’autres possibilités, comme autant de garanties de mobilités futures.
 
 
Cette dématérialisation, cette virtualisation de l’économie, crée en quelque sorte du possible de tous les côtés : le consommateur qui désigne ses propres choix jouant désormais un rôle croissant dans la production tout court, le producteur qui optionnalise toujours plus loin ses offres, le travailleur qui détache sa personne de sa fonction. C’est ce mouvement qui est capté par la finance, parce qu’elle dit savoir mesurer et pondérer les écarts entre comptabilisation des ressources et options rattachables à ces ressources.
 
 
La finance toute puissante ou simple messagère ?
 
 
L’affaire est-elle entendue ? Pas tout à fait. La finance fait à la fois apparaître ces virtualités et les restreint au seuil de ses propres évaluations de risques. Aussi faut-il bien dissocier deux choses : ce que la finance révèle, qui est un terreau fertile pour une nouvelle forme de croissance, plus volatile, plus individuée, plus spéculative aussi (n’est-on pas en train de passer d’une économie de marché à une économie de l’opinion ?), et ce que la finance limite, par incapacité à lire ce qui se joue, ce qui se passe hors de la sphère productive habituelle. Joli paradoxe pour notre temps qu’on a qualifié de « sans alternative » : la finance que Fernand Braudel par exemple a toujours considéré comme le cœur du capitalisme manifeste à la fois une puissance redoutable, le mécanisme de d’évaluation et de pouvoir le plus intégré qui ait jamais régné sur terre, et une faiblesse prodigieuse : elle désigne comme lieu géométrique de toute valorisation une production socialisée d’emblée, une chaîne globale d’interactions. Mais les instruments dont elle dispose restent ceux de l’économie politique classique la plus traditionnelle. Dans son évaluation, le financier est contraint à ne prendre en compte que la production de miel de l’apiculteur, et non les incidences de la pollinisation des abeilles sur les vergers voisins. Dans l’économie globale d’une société où la pollinisation produit l’essentiel de la richesse, la finance est réduite au supplice de Tantale : elle sait que l’apiculteur ne détient qu’une fonction très réduite dans la chaîne de la valeur effective ; elle approche les fruits du verger d’une socialisation inouïe de la production humaine, mais au moment où elle voudrait les croquer, ils s’éloignent de ses lèvres. Quand la puissance publique et les politiques auront-ils compris la « nouvelle grande transformation » de l’économie politique ?
 
 
Il faut en venir à une nouvelle définition des biens publics, qui donne un cadre social, économique, citoyen, à ce qui se passe « hors de la sphère productive » classique, qui est devenue la partie immergée de l’iceberg de l’ensemble des échanges et de la production de valeur ajoutée. Accompagner les entreprises, les encourager à étendre et globaliser le périmètre de leurs facteurs de productivité : c’est tout l’enjeu et de la reconnaissance du statut de partie prenante (stakeholder), et de la définition des territoires productifs. A ce jour, seule la finance dispose d’une métrique qui fait langage : elle constate et capte toute la valeur, mais elle ne la redistribue qu’aux parties détentrices de droits de propriété officiels. Elle profite pleinement de la crise du périmètre des firmes, mais elle n’en subit que peu de conséquences, parce que les vecteurs de productivité et de création de valeur situés hors des raisons sociales ne sont pas lisibles. Quant à l’action publique, elle n’intègre pas fondamentalement cette idée d’un écosystème économique appuyé tout autant sur les productions que sur les dérivations des productions. Elle ne regarde que la taxation de la valeur ajoutée de bout de chaîne, sans voir que les nouveaux modes de consommations recyclent davantage qu’ils ne consument, sans prendre en compte les effets de réseau considérables logés dans les mutualisations de savoirs, dans les échanges entre consommateurs, dans le bord à bord (peer to peer) d’interactions qui ne nécessitent plus toujours de repasser par le port afin d’effectuer une transaction. Les nouveaux modes de consommation sont productifs de quelques chose : et ce qu’ils capitalisent pourrait être, devrait être un socle nouveau de mutualisation et de rendements sociaux plutôt que de sur-valeur exclusivement financière.