Storytelling et autres histoires à consommer debout, les fictions du capital semblent se caractériser par une forclusion du fond nocturne de l’imagination, que Hegel associait à la « nuit du monde », Fichte à la présentation originaire du donné perceptif et Schelling à une force d’in-formation (Einbildungskraft) du sans-forme absolu. Testant sur ce point l’idéalisme allemand, j’appelle imagination crépusculaire ce qui préside à la formation des mondes, aux créations mythologiques comme aux œuvres cinématographiques, ces dernières étant placées au centre de cette étude. Si les fictions du capital savent exploiter certains effets de cette imagination, en récupérer certaines fonctions, elles ne sont pas en mesure d’en libérer la charge – qu’il nous revient d’endosser, esthétiquement et politiquement, au nom d’une économie psychique de la contribution imaginative laissant une place à la passivité comme au sans-image.
Chargeurs
De quelle charge s’agit-il ? De quelle mission et avec quelle intensité ? Selon quelle balistique et avec quels objectifs ? Jean-François Lyotard a pu faire état, au milieu des années 1970, de la fin des « métarécits », des narrations à « fonction légitimante ». Selon Lyotard, grands récits et mythes ont pour fonction commune de légitimer les institutions et les pratiques sociales. Mais là où les mythes cherchent leur légitimité dans un acte originel, les métarécits fondent la leur dans un « futur à faire advenir, c’est-à-dire dans une Idée à réaliser » : Liberté, Lumières, Socialisme, ou encore l’« enrichissement général[1] ». Il est grand temps de vérifier cette hypothèse convenue, à la fois sur les plans esthétique et politique. Je soutiens en effet que certaines fonctions, identifiables, des grands récits et des mythes n’ont pas exactement disparu : elles se sont transformées, déterritorialisées et reterritorialisées, elles ont changé de place et d’intensité. Pour montrer cela, il est nécessaire de réinterroger la place et la fonction de l’imagination, et de ce que la création – au sens le plus radical du terme – doit à l’imagination. Il est impossible de comprendre ce qu’imagination veut dire sans la rapporter à l’hypothèse de l’inconscient et à une certaine forme de négativité, qu’elle soit au travail ou au repos. En m’appuyant sur la psychanalyse et l’idéalisme allemand, je chercherai à montrer qu’il existe trois types d’imagination – de la plus inoffensive à la plus dangereuse, de la plus évidente à la plus paradoxale.
Ce qui en revanche est trop souvent en sommeil profond est la capacité de la politique globale anti-capitaliste à exprimer, reprendre, projeter, traduire l’imagination créatrice. Et l’avenir seul dira ce qu’il en est des événements en cours, qu’il s’agisse des Indignés européens ou de la propagation du phénomène Occupy Wall Street sur le territoire nord-américain. Nous nous réveillons peu à peu – mais il s’agirait de ne surtout pas en profiter pour fuir nos rêves de libération, à la manière dont Zizek[2], après Lacan et Freud, rappelle qu’on ne se réveille parfois que pour mieux éviter de se confronter à ce que le rêve nous présente du désir pur, du désir insoutenable. Se réveiller pour continuer à dormir… Existe-t-il pourtant une politique radicale qui n’ait pas été au cours de l’histoire, par un point au moins, somnanbulique ? Pour le meilleur et pour le pire ?
Il ne s’agit pas ici de « suturer » la politique à l’esthétique d’un rêve, à l’art (Badiou) ou au mythème (Lacoue-Labarthe), et il serait inconséquent de penser la politique à partir de l’esthétique. On sait d’ailleurs quel usage catastrophique le nazisme a fait du mythe, et sur ce point Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy ont écrit des textes déterminants[3] – halluciner l’origine d’une pure nation ne peut se payer que par l’extermination de ce qui contreviendra à cette intégrité. Une série de problèmes se pose pourtant immédiatement : 1/ faut-il se débarrasser de toute fiction en politique ? si oui, à quel prix – si ce n’est celui d’un réel sans imaginaire autre que celui du capital ; 2/ si non, est-il possible de purger la fiction de toute part « mythologique » ? n’est-ce pas précisément ce qu’on appelle le storytelling ? ; 3/ la part « mythologique » doit-elle se penser, avec Lacoue-Labarthe et Nancy, comme élément identificatoire ayant pour fonction de fantasmer l’auto-production d’un sujet absolu ? n’est-ce pas seulement l’une des utilisations possibles de cette part ? en est-il d’autres ?
Mon hypothèse est tout d’abord qu’aucun travail de fiction authentique ne peut et ne doit se passer de cette part mythopoïétique, qui implique une formation hallucinatoire locale où perception et imagination se confondent. Je ne suis pas, comme Hegel, Hölderlin et Schelling en 1796, à la recherche d’une « nouvelle mythologie », mais je considère vitale la reprise de l’imagination créatrice sur laquelle les mythes se sont édifiés. Il ne s’agit pas d’en venir à parodier la scène mythique, ce qui serait aussi grotesque qu’un retour de dieux païens. Mais de promouvoir des espaces fictifs – scéniques, littéraires, virtuels – où le corps du regardant, du lecteur, du spectateur peut se charger de ce qui manque aux fictions du capital. Situés entre l’Un de l’identification mythique et la dispersion néo-libérale, délestés du poids de l’origine pure comme de toute flèche téléologique, ces espaces crépusculaires sont seuls à même de désajointer le présent de lui-même.
L’histoire authentique du storytelling
Campagnes publicitaires, propagandes soft et discours politiques auraient aujourd’hui pour ambition de nous raconter des histoires pour inciter à l’achat, au vote, à la conduite recherchée. Storytelling, dit-on. Selon Christian Salmon, le storytelling ne consiste pas à raconter une expérience passée, mais « trace les conduites, oriente les flux d’émotions », afin de « s’identifier à des modèles » et « se conformer à des protocoles[4] ». Ces récits « n’explorent pas les conditions d’une expérience possible, mais les modalités de son assujettissement » (p.199). Leur objectif : non plus séduire ou convaincre mais « produire un effet de croyance » (p.42).
Ce phénomène n’a rien de récent. Les institutions souveraines auront toujours cherché à produire de la « croyance », à tracer les « conduites » sur fond de « modèles » et de « protocoles ». Il suffit donc de suivre à la trace les territorialisations de la souveraineté pour connaître le nom des porte-parole, de ceux qui cherchent à devenir les maîtres de l’imaginaire. Ce qui suppose de sortir de la restriction foucaldienne relative aux études en termes de pouvoir, de relations de pouvoirs et de pouvoirs sur les relations. Car il y aura toujours quelqu’un et quelque chose pour, en dernière instance, vous taper sur l’épaule et vous demander, si nécessaire, de mettre votre pouvoir dans votre poche. Aujourd’hui, les États se soumettent aux agences de notation, aux marchés financiers et aux entreprises transnationales. Ceux-ci tentent de tracer les conduites, et continueront ainsi tant que rien ne les en empêchera.
Le problème est plutôt de voir ce qui arrive lorsque la production de croyance est entre les mains de cabinets de communicants, spin doctors et autres techniciens de l’esprit. Ce qui est alors à remarquer est l’extrême pauvreté des histoires utilisées. Ce sont des fictions de basse intensité. Quand un chef d’entreprise veut vendre une de ses filiales, il dira à ses potentiels acquéreurs : « j’ai une belle histoire à vous raconter », et parlera de la progression de son chiffre d’affaire. Croire que les gens sont dupes de cette soi-disant beauté comme de cette histoire est supposer un degré d’imbécillité informant plus sur le degré de cynisme de l’analyste que sur l’état mental supposé des populations. Croire que la publicité raconte des histoires à partir desquelles se configurent les actes de consommation est non seulement prendre le mot histoire en un sens très bas, mais se tromper sur les motifs qui concourent à l’achat : ceux-ci sont liés non pas à un effet de croyance, mais à des techniques de décérébration que – exemple insigne d’espace à (dé)charge contemporain – les surfaces commerciales ont pour fonction d’installer à grand échelle, à coup d’ambiance électrique schizogène et autres effets spéciaux délétères.
On voit aussitôt qu’il serait absurde de vouloir s’opposer au storytelling en face-à-face, sur un plan horizontal, cela reviendrait en définitive à opposer une campagne commerciale contre une autre, aussi bardée de bonnes intentions politiques soit-elle. Tout projet consistant à vouloir produire des contre-fictions devra d’abord se poser la question de ce qui est forclos dans ce storytelling, c’est-à-dire poser un cadre d’analyse vertical afin de sonder les motifs de sa pauvreté. On notera d’ores et déjà la reprise du schème identificatoire que Lacoue-Labarthe et Nancy attribuaient au schème mythique. Mais les fictions néo-libérales cherchent à produire un « type » d’êtres humains flexibles, n’accrochant pas trop aux croyances qu’on leur propose, dans la mesure où chacun doit de nos jours être en mesure de changer de croyance rapidement. Premier enseignement : la fonction identificatoire-collective s’est territorialisée dans les fictions néolibérales. C’est le paradigme Harry Potter : personnage vide que l’on peut remplir avec n’importe quoi. Mais c’est une forme d’identification qui tend à se désavouer sans cesse, ne pouvant pas même se satisfaire d’un nom propre, et s’exposant au risque d’une angoisse identificatoire que le capitalisme sait entretenir à son plus grand profit, afin d’opérer les régulations subjectives nécessaires à sa transformation permanente.
Inconscient, négation et imagination
Quelle imagination est à l’œuvre dans ces fictions automatiques ? On pourrait dire que les fictions néolibérales sont des objets psychologiques immanents, visant des effets de surface. Dans son Système de l’idéalisme transcendantal, Schelling distingue entre a/ production naturelle, qui va de l’inconscient au conscient, b/ production artistique, impliquant le mouvement du conscient vers l’inconscient, et c/ production artisanale, opérant dans la dimension conscience-conscience. C’est dans cette dimension qu’évolue le storytelling, homogène en cela à une époque qui tend à se forclore volontairement de toute idée de réel dehors, d’altérité radicale ou d’altération dangereuse. Pour le dire simplement, on croit aujourd’hui qu’il n’y a pas d’inconscient. L’egopsychologie, que Lacan avait combattue dans les années 1950, est aujourd’hui fermement installée (cf. la série HBO, par ailleurs fort charmante, intitulée In Treatment). Bien entendu, cela n’empêche pas l’inconscient d’exister, c’est-à-dire de se traduire dans le monde sous la forme d’inhibitions, de symptômes, d’angoisse, de lapsus, ou de rêves. Mais cette traduction sera déniée, c’est-à-dire retraduite en ce qu’elle n’est pas – par l’usage de psychotropes ou de thérapies cognitivistes-comportementalistes, par tous les discours qui font de l’homme un moi rattaché au corps selon une appréhension restrictive (normative-instinctuelle). Ce n’est pas pour rien que notre époque voit se restreindre le domaine de l’irresponsabilité pénale pour les fous. Ni que l’auteur des attentats d’Oslo en juillet 2011 sera considéré comme un « terroriste » et non comme un malade mental exprimant un symptôme d’ordre collectif. Quand on ne croit plus à l’inconscient et au refoulement, on contrôle.
Or une imagination coupée de l’inconscient est fonctionnalisée, c’est-à-dire à visée globalement reproductive : j’imagine ce que je ne vois pas comme étant identique, à la variation près, à ce que j’avais déjà vu. On appellera au contraire imagination défonctionnalisée une puissance de formation d’image qui n’est plus strictement assujettie au souvenir. Dans cette forêt noire, j’imagine tout ce que je n’ai encore jamais vraiment vu. C’est la « nuit du monde » dont parle Hegel, nuit « d’images infiniment multiples » – « ici surgit alors subitement une tête ensanglantée, là, une autre silhouette blanche, et elles disparaissent de même », infiniment labiles, aux contours flous. Nuit « effroyable » que l’on peut voir dans les yeux de chaque homme – car « l’homme est cette nuit[5] ». Dans l’explication qui précède cette incroyable description, Hegel précise un point capital : l’image ici définie est « l’objet supprimé comme étant » (p.12). Cette imagination n’est défonctionnalisée que du fait d’une opération de négation de ce qui est, au profit de ce qui n’est pas – ou à peine, pas encore ou pour peu de temps. Si le symbole donne une consistance idéelle à ce non-être – sous la forme du concept, du mot, de toute forme d’abstraction symbolique fixe – on peut dire que l’image de la nuit du monde a le statut paradoxal d’être à la fois non-étant et non-symbolique, sorte d’espace intermédiaire d’où tout semblerait pouvoir naître. Espace labile qui n’est pas au pouvoir du sujet, que le sujet ne peut ressaisir. L’inconscient est justement cette rupture en acte, cette négation fondamentale, cette distorsion qui ouvre à la dimension de l’imagination – mais laquelle ? Car le terme est ambigu. C’est qu’il est en effet trois types d’imaginations :
1/ l’imagination diurne, production reproductrice, qui décalque approximativement la réalité. L’imagination diurne relève de l’espace de la représentation, du symbolique et de la conscience, elle sert parfaitement les fictions du capital, qui savent y infiltrer leurs normes et produire leur exfiltration formatrice de réalité ;
2/ l’imagination nocturne, qui génère un flux d’images apparaissant sur l’écran de la psychè sans que la conscience n’en décide. La représentation est ici mouvante, elle est en prise avec un principe de « nuit » qui la défait sans cesse, la replongeant dans un espace sans image. Ici encore, rien n’interdit aux pouvoirs dominants de faire usage de cette labilité, cette flexibilité ontologique – mais, tout de même, gronde déjà la nuit ;
3/ quelle nuit ? Hegel nous parle de la « nuit du monde », mais ne nous décrit pourtant que le monde de la nuit. Appelons imagination cré(e)pusculaire ce qui tient moins, pour reprendre des termes lacaniens, à un imaginaire (labile) et à un symbolique (fixe) qu’à un réel (distordu). Si les deux premières formes d’imaginations impliquent négation et inconscient, autrement dit refoulement, celle-ci manque de négation. Elle affirme, s’affirme au risque de nier ce qui est au profit de ce qui n’est pas. Tel est son danger propre.
Théorie de l’imagination cré(e)pusculaire
Fichte aura sans cesse tenté de rendre compte de cette imagination créatrice qui, si elle ne crée pas directement l’être à la manière d’un dieu, est ce par quoi quelque chose est donné comme perception, déterminant – comme tel ou tel – ce que le Moi a posé. Cette imagination ne produit pas une illusion de réalité mais la réalité perceptive (et non perceptible) elle-même, avant tout distinction entre le vrai et le faux. Pour Fichte, le Moi ne sait pas que l’imagination produit cette réalité car cette activité n’est pas « réfléchie, elle n’est pas attribuée au moi [je souligne] » : « l’on ne prend pas conscience » de la façon dont ce donné « s’est présenté dans l’entendement », cette présentation originaire demeure inaccessible à la conscience[6]. « De là notre ferme conviction de la réalité des choses en dehors de nous, indépendamment de toute intervention de notre part, puisque nous ne prenons pas conscience du pouvoir qui les produit » (ibid.). L’existence assurée d’un hors-de-nous serait liée à l’incapacité ontologique de la saisie immédiate de l’imagination – il n’y a rien en elle, elle n’est que ce par quoi il y a détermination, comme une sorte de médiation originaire. L’inconscient à l’œuvre ici n’est pas de l’ordre du refoulement, mais du non-lieu, marque d’un non-pouvoir, accès originairement barré. Béni soit cet in-conscient, car sans lui le Moi fichtéen nagerait dans un monde d’images et de doubles… En résumé, croire qu’il existerait naturellement des choses hors de nous, que la réalité serait posée hors de nous sans notre intervention serait faux, nous n’aurions simplement pas conscience de notre intervention, ça se passerait comme si ce n’était pas nous ; mais croire au contraire qu’il n’y aurait pas de réalité et que tout serait illusion parce qu’on imaginerait originairement serait tout aussi faux. Ni voile à lever, ni vérité de derrière l’illusion : cette production imaginative serait inévitable et constitutrice.
Peut-être que la psychologie et la neurobiologie peuvent nous donner quelque éclairage supplémentaire sur la réalité de cette imagination. Génétiquement, nous n’avons jamais associé, au cours de notre développement biologique, une réalité à une image, une perception à une représentation : ce qui constitue notre rapport au monde est ce que Francesco Varela nomme des « boucles étranges », des « processus récursifs autoréférentiels » qui nouent inextricablement réalité et imaginaire[7]. On ajoutera ceci à l’élucidation de cet enchevêtrement originaire. Le cortex préfrontal, responsable de la capacité à focaliser son attention, n’est mature que vers 20 ans environ. Entre 0 et 3 ans, les neurones frontaux ne sont pas recouverts de myéline, et cette période connaît également une production de neurones tout azimuts : ce qui conduit à un enchevêtrement des perceptions sensorielles, des émotions et des images-souvenirs. La conscience est alors « étendue », comme nous l’explique Alison Gopnik (professeur de psychologie à Berkeley[8]), et l’esprit ouvert sans discernement à ce qui lui est donné. L’intérêt sélectif – au sens darwinien – de cette immaturité anatomique et fonctionnelle du cortex frontal serait de pouvoir étendre temporellement et intensifier les capacités d’apprentissage et de découverte, laissant libre cours à l’imagination. Dans une expérience conduite en 2004 à l’Institut des sciences Weizmann (Israël), le neurobiologiste Rafael Malach a montré (grâce à un scanner à résonnance magnétique) que dans une salle de cinéma, les cortex frontaux des adultes sont inactifs…
Cette fusion perception-imagination trouve dans l’hallucination l’une de ses expressions insignes. L’hallucination est en effet le lieu d’une affirmation fondamentale, qui se donne son objet dans une « satisfaction hallucinatoire du désir », pour reprendre une expression de Freud : « Le désir du rêve est halluciné, et trouve, sous forme d’hallucination, la croyance en la réalité de son accomplissement[9]. » On pourrait dire qu’à la différence de l’imagination fichtéenne, l’activité hallucinatoire ne fait pas que déterminer l’objet, elle le pose en lieu et place du Moi. Mais dans les deux cas est contestée l’idée d’une réalité qui, pour le sujet, précèderait absolument l’imaginaire. Reste à préciser ce point capital : à aucun moment il ne s’agirait de dire que l’hallucination recouvre la réalité ; mais qu’il est des expressions de l’imagination crépusculaire par lesquelles réalité et imagination se confondent. C’est ainsi qu’il nous faut retraduire et renverser Fichte : au lieu de simplement considérer le pouvoir d’un Moi à imaginer la réalité, il nous faut localiser les corpuscules enchevêtrés de l’imagination cré(e)pusculaire. Ceux-ci échappent originairement au Moi, et s’incarnent dans des formations psychiques ou techniques (psycho-techniques).
Mythe et cinéma
Sous quelle forme artistique ce genre d’imagination est-il exprimé de façon insigne ? Un détour par Schelling peut ici nous être utile. Je cherche à comprendre ceci : « Pour autant que la poésie est ce qui in-forme (Bildende) la matière, tout comme l’art au sens étroit est ce qui in-forme la forme, la mythologie est la poésie absolue, pour ainsi dire la poésie en masse (in Masse[10]). » Schelling accorde à l’imagination, Einbildungskraft, un pouvoir, une force d’information sans laquelle il n’y aurait aucune particularisation de l’Absolu. Si, théoriquement, je ne m’accorde pas à l’idée d’un tel mouvement ontologique descendant (en chute (libre) de l’Absolu vers le particulier), je retiens ici l’idée d’une in-formation originaire où réalité et idéalité, pour conserver le vocabulaire de Schelling, se conjoignent :
« Celui qui se demande encore comment des esprits aussi cultivés que les Grecs ont pu croire à l’effectivité de leurs dieux […] prouve seulement qu’il n’est pas encore parvenu au degré de culture où c’est l’idéal qui est l’effectif, et bien plus que ce que l’on nomme habituellement ainsi. Ces hommes n’ont pas envisagé leurs dieux au sens où l’intelligence commune croit à l’effectivité des choses sensibles, ils ne les ont tenus ni pour effectifs ni pour non-effectifs. C’est en un sens supérieur que les Grecs ont tenu leurs dieux pour plus réels que tout autre réel » (p.84).
Ces dieux grecs, il ne s’agit pas de les interpréter, ils ne signifient pas, mais sont (p. 93)[11], selon un registre ontologique qui, comme le disait déjà Fichte, n’est ni vrai ni faux, ni effectif ni non-effectif, mais presque sur-réel. Hallucinatoire. Ou tout du moins incorporant une part hallucinatoire sans laquelle ces dieux seraient les simples éléments représentatifs d’un storytelling…
Mon hypothèse est que le cinéma, pour reprendre la formule de Bergson, est la dernière en date des « machines à faire des dieux ». En ce sens notre poésie en masse. Si, pour citer à nouveau Schelling, la mythologie est la « première intuition générale de l’univers » (p.108), il faut accorder au cinéma la même vertu : une composante cosmologique ou cosmopolitique. Celle-ci est l’effet de la capacité intégratrice du cinéma, que je qualifierai d’aspirateur ontologique[12] capable d’agencer l’ensemble des appareils sensoriels. De même que « les poèmes de la mythologie ne peuvent être pensés ni comme intentionnels ni comme non-intentionnels » (p.105-106), car ils n’ont pas été inventés en vue d’une signification, celle-ci s’ajoutant à leur être, le cinéma se définit d’abord par un mode d’existence. C’est pour cette raison qu’il est aussi absurde de dire « je ne crois pas que les personnages de cinéma existent vraiment » que « je crois qu’ils existent ». Ici, l’idéal est effectif, et le cinéma est plus réel que le réel. D’où l’aspect superficiel des interprétations du cinéma faisant passer la signification avant l’analyse de la forme. Certains films exemplifient ce trait mythopoïétique du cinéma : 2001, l’Odyssée de l’espace (Stanley Kubrick, 1968), Yeelen (Souleymane Cissé, 1987) ou There will be blood (Paul Thomas Anderson, 2007). À chaque fois est montrée en silence une scène primitive qui fait référence à un hors-temps, un immémorial, un sans-image qui ouvre à la possibilité de la mémoire, de la chronologie historique et des images. À chaque fois, comme le faisait remarquer Claude Lévi-Strauss dans L’homme nu, l’interprétation devient elle-même un élément du mythe. Une enquête à prétention exhaustive devrait montrer la présence de ce schème mythopoïétique dans des long-métrages semble-t-il plus classiques. Car il est bien entendu des films qui rabattent l’idéal sur l’idole, le mythique sur le storytelling, l’imagination cré(e)pusculaire sur l’imagination diurne, et cautérisent l’inconscient. Pensons à nouveau à Harry Potter, qui suspend l’immémorial au profit d’un présent consommable, ou plutôt l’utilise comme outil de consommation : au lieu d’ouvrir à la singularité de ce temps-ci, l’immémorial est utilisé pour effacer toujours déjà ce qui pourrait avoir lieu d’unique. Ce type de film sort du cinéma proprement dit pour se plier à une force identifiable qui est celle des agences publicitaires. L’imagination cré(e)pusculaire est alors à son degré le plus bas. La machine à faire des dieux devient une application Flash pour surface psychique commercialisable, où tout doit devenir visible.
L’inconscient collectif du cinéma-monde
Demeure une question : les jeux vidéo, qui sont de plus en plus considérés aussi comme de véritables films avec acteurs, n’ont-ils pas dépassé le cinéma ? Ne sont-ils pas, comme les univers virtuels en 3D type Second Life, des aspirateurs connectifs encore plus puissants ? C’est bien possible – mais, justement, tel est le problème qu’il nous faut examiner : de quel dépassement s’agit-il ? Dans La dialectique de la raison, Adorno et Horkheimer soutiennent que si « le monde extérieur » devient « le simple prolongement de celui que l’on découvre dans le film », c’est parce que l’industrie de la culture, « surpassant en cela le théâtre d’illusion », s’est substitué aux capacités imaginatives des individus : elle « ne laisse plus à l’imagination et à la réflexion des spectateurs aucune dimension dans laquelle ils pourraient se mouvoir ». Si le spectateur peut « identifier » la fiction à la réalité, c’est parce qu’aucun jeu, aucun espace, aucun intervalle imaginatif ne peut s’intercaler entre le perçu de l’industrie culturelle et celui de la dite réalité, « il n’y a plus de place pour l’imagination » – l’industrie de la culture « schématise » à notre place[13]. Le point important est que ces deux auteurs ont vu que le problème n’est pas celui, comme on le dit souvent à tort, de l’escamotage de la réalité par la fiction – mais de l’attaque faite à l’imagination. En quel sens ?
Plutôt qu’art total, le cinéma est art mondial. Avec chaque film il y a un collectif tout entier pour le produire, un monde qu’il a fallu constituer ou reconstituer, une société avec scénariste et coiffeuse. Pas de cinéma sans communauté, aussi réduite soit-elle : un couple, deux frères (combien de frères associés dans le cinéma), une communauté d’amis, ou potentielle, rêvée, à venir. Quelles que soient les intentions des industriels de la culture, bien plus advient dans le cinéma que ce qui était prévu. Combien de collectifs de résistance se sont montés, en Inde ou en Palestine, suite au film Avatar, qu’on peut pourtant considérer comme un instrument de passage vers une autre économie matérielle et psychique du cinéma. En ce sens, le cinéma exhibe toujours une sorte d’inconscient collectif, ou transindividuel, qui échappe à ceux qui le produisent. Devant un film, aucun spectateur n’est seul, il a partie liée à ce qui a été produit, il est dans le film non pas au sens où il serait seulement représenté et s’identifierait à un personnage, mais parce qu’il participe de l’inconscient transindividuel qui s’y présente. D’une certaine manière, plus un film est mondial, au sens que je viens d’indiquer, plus son imagination productive-inconsciente l’est aussi, échappant à la volonté de celui qui voudrait l’aseptiser culturellement pour le rendre consommable par tous. C’est, si l’on veut, la ruse du monde. Même si certains films, disons Les Ch’tis par exemple, semblent avoir été produits pour s’immuniser contre cette ruse. C’est alors que le cliché, forme parfaite de l’imagination diurne, est roi. Il faudrait dès lors parler d’une gradation filmique : plus un long-métrage est mythopoïétique, plus l’imagination cré(e)pusculaire est sollicitée, plus l’inconscient transindividuel s’y exprime, plus il devient nécessaire de laisser de la place à l’obscur, à l’énigmatique.
Quant aux jeux vidéo[14], ils impliquent un mode d’action qui suspend l’imagination cré(e)pusculaire au profit d’une attention permanente à ce qui survient sans cesse. C’est sur eux que le constat d’Adorno et Horkheimer me semble pouvoir s’appliquer. Pensons ici aux jeux de tir en vue subjective – ou FPS, First Person Shooter – qui contraignent le joueur à subir tout en agissant. Double spoliation masquée par une action qui consiste précisément à éliminer de visu ce qui se présente de façon inattendue. Grimé en fâcheuse rencontre, l’imprévu doit être supprimé. Lorsqu’il est massively muliplayer, le jeu en masse s’emploie à faucher la mémoire et l’imagination, au profit d’un collectif d’individus parataxique ayant troqué toute salle obscure contre une lumière implacable.
L’économie psychique de la contribution imaginative
Paradoxalement semble-t-il, une certaine passivité est nécessaire à la libération de l’imagination – un temps pour rien. La question qui s’ouvre à nous, en termes de libérations de l’imaginaire, n’est pas d’abord celle de notre activité, de l’auto-production des images, mais d’une capacité à couper un temps les flux d’activité. C’est ce que devrait prendre en considération une économie psychique de la contribution imaginative.
Pour échapper à la fois au rêve éveillé du storytelling et à l’attention saturée des jeux vidéo, les contre-fictions doivent s’ouvrir un espace cré(e)pusculaire de somnolence, où l’ombre de la nuit protège l’esprit des sollicitations de l’action. Défendre une certaine forme de passivité aura de quoi surprendre, inquiètera sans doute. Toute la raison occidentale s’est fondée sur une exclusion du muthos au profit d’une activité de rationalisation de la pensée-par-soi-même. Je rappelle dès lors ma thèse, que réalité et imaginaire sont, par un point au moins, enchevêtrées, que l’imagination créatrice est irrémissible, et que le problème est de savoir ce qu’on en fait. Car la production culturelle pousse toujours plus loin son exploitation de cet enchevêtrement, elle affine sa colonisation de l’imaginaire. C’est ainsi qu’Avatar en 3D marque le passage du cinématographe à quelque chose d’autre qui a moins à faire avec le mouvement qu’avec l’hallucination : hallugraphie. Hallucinématographie réalisée. Les dieux trouvent toujours de nouveaux avatars. La question de l’imagination créatrice doit non seulement être posée quant à ses modes d’incarnations, mais tout aussi bien quant à la manière dont elle transitera, se répercutera, sera traduite, reprise ou rejetée. C’est ce qui a toujours eu lieu avec les publics de spectateurs qui commentent les films. Mais ce commentaire ne doit pas seulement avoir pour charge d’interpréter le cinéma, plutôt de le changer, dirais-je à la manière des Thèses sur Feuerbach. Ce changement passe certes par les formes de réappropriation des moyens de production, au sens technologique du terme. Des publics d’usagers se sont formés à l’ère de l’Internet, pouvant contribuer à l’élaboration de plateformes communes via les réseaux sociaux. Cependant, pour qu’une plateforme échappe à la platitude des productions permanentes, le corps psychique doit aussi pouvoir se contracter, contempler pour lui-même, hors tout usage, toute utilisation, toute production pré-établie[15].
Par passivité, je n’entends pas ici un ne-rien-faire absolu, mais une double ouverture : à ce qui vient du dehors le plus extérieur comme le plus intérieur. C’est paradoxalement par de tels moments de disponibilité que l’imagination cré(e)pusculaire peut être saisie comme telle, confrontée à l’impossible dont elle témoigne. Il ne s’agit pas dès lors de sortir du monde des images, ni de s’y enfoncer résolument comme nous le proposent certains adorateurs du capitalisme. Mais de laisser venir le sans-image sans le forcer. D’être disponible aux parenthèses qui hantent l’imagination cré(e)pusculaire, parenthèses oubliées qui sont les traces de l’inconscient. Cette disponibilité en Second Person peut seule envisager un crépuscule qui, un dictionnaire l’atteste, signifie à la fois le coucher et le lever du soleil – l’aube. À charge pour des collectifs mondiaux d’en incarner les guises politiques – d’en aiguiser l’allure.
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