89. Multitudes 89. Hiver 2022
Majeure 89. Contre-enquêtes en open source

« Exposer l’invisible »
L’époque où il était raisonnable d’enquêter seul est révolue

et

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Laura Ranca

conversation avec Jacopo Rasmi

Née il y a plus de vingt ans et actuellement basée à Berlin, l’ONG Tactical Tech fabrique des espaces et des outils pour s’emparer des nouvelles technologies dans une visée émancipatrice et engagée 1. Parmi ses initiatives se trouve Exposing The Invisible coordonné par Laura Ranca qui se consacre principalement au partage de méthodes et d’instruments d’enquête par le bas et dans une logique participative, autant en ligne qu’hors ligne. Que-est ce que signifie « exposer l’invisible » ? Et comment s’y prendre ?

Jacopo Rasmi : Pour commencer, d’où vient le projet « Exposing the invisible »2 et quels sont globalement ses objectifs ? Comment s’inscrit-il dans le cadre plus large de l’éthique et du travail de l’organisation Tactical Tech ?

Laura Ranca : Exposing the Invisible est « né » au sein de Tactical Tech il y a presque dix ans (2012-2013), à un moment où il était clair que la technologie et l’accès à diverses ressources numériques commençaient à avoir un impact croissant dans de nombreuses sphères de la société, des domaines personnels et privés aux domaines professionnels et publics. Et il ne s’agissait pas d’un impact à sens unique – il ne s’agissait pas de « ce que la technologie peut faire pour les gens ou aux gens », mais aussi, de « ce que les gens peuvent faire avec la technologie et ce qu’ils peuvent faire pour que la technologie soit responsable ». Le projet Exposing the invisible s’inscrit dans la volonté de comprendre et de démystifier le travail que les gens peuvent faire avec l’information, en particulier par les enquêtes. L’intention était (et est toujours) de montrer au monde qu’il y a plus de gens qui enquêtent que nous le pensons, souvent bien au-delà de la sphère du journalisme, dans de nombreux domaines de la société civile. Nous voulions montrer que leur travail est puissant, innovant, risqué, inspirant et souvent reproductible. Mais il doit devenir plus visible, plus connecté au-delà des sujets, des frontières et des méthodes.

Le projet émerge d’une réalité : l’ère numérique a profondément transformé la façon dont les gens trouvent et partagent l’information. L’accès à l’information, aux outils de vérification et de diffusion a donné lieu à des possibilités auparavant inimaginables pour mener des enquêtes. Exposing the Invisible voulait donc trouver, soutenir et connecter davantage de personnes pour découvrir des informations cachées, dénoncer la corruption et mettre en lumière des preuves. L’éthique est bien sûr une valeur que nous promouvons, parmi d’autres, dans ce processus de découverte et de vérification des informations, de leur transformation en preuves. L’éthique est liée à la sécurité, aux normes de recherche, à la transparence et à la responsabilité de son travail et de ses méthodes, j’y reviendrai. Ceci est valable que l’on parle d’enquêtes et de travail avec des sources humaines, ou que l’on parle simplement de partager des informations trouvées, de communiquer avec les autres, d’être curieux en ligne ou hors ligne, etc.

J. R. : Comment appréhendez-vous les gestes d’enquête en tant qu’expérience politique ? En observant votre activité, on a l’impression que l’enquête est à entendre comme une forme particulièrement cruciale d’activisme et d’engagement, que l’action collective doit d’abord passer par la production d’une connaissance, « collective », elle aussi…

L. R. : Que l’acte d’enquêter ne se limite pas aux enquêteurs professionnels du journalisme ou des forces de l’ordre, cela est un fait. Nous voyons des personnes issues de divers milieux professionnels (des artistes aux chercheurs universitaires en passant par les analystes OSINT, les activistes, etc.) mener des enquêtes dans l’intérêt public. Les connaissances sont les mêmes, les méthodes sont souvent les mêmes, les outils sont les mêmes. Ce qui diffère parfois, c’est l’accès aux ressources et la créativité. Et aussi, il y a toujours plus de possibilités d’être financé ou de bénéficier de soutien et de protection si vous faites partie d’une organisation, d’une rédaction ou d’une entreprise plus importante.

Le manque de ressources peut rendre les gens plus créatifs, et c’est ce qui se passe parfois avec les enquêteurs « non traditionnels ». Mais, même si l’accès aux moyens évolue lentement, il existe aujourd’hui davantage de possibilités de collaborer entre les professions, les régions, et même de créer de nouvelles organisations ou de nouveaux réseaux susceptibles d’obtenir un soutien. Il s’agit donc moins de la nécessité de produire ses propres (nouvelles) connaissances que de celle de passer de la périphérie du travail d’investigation à un accès plus large, à la formation, aux ressources, aux possibilités d’instaurer des collaborations, de la confiance et du support en général, y compris en termes financiers, qui peuvent soutenir les enquêteurs indépendants en dehors des modèles « officiels » des médias.

J. R. : Le concept et la pratique des enquêtes « open source » sont de plus en plus populaires et discutés, notamment grâce à de tristes raisons comme la guerre civile en Syrie ou le conflit en Ukraine. Nous vivons à une époque où « tout le monde peut devenir un détective, ne serait-ce que pour un quart d’heure », pour reprendre un slogan bien connu d’Andy Warhol. Comment ce·tte citoyen·ne quelconque devient-iel détective (conscient·e, compétent·e…) ? En s’appuyant sur Exposing the invisible et son Kit, par exemple ? Si on explore le fonctionnement et les ressources de votre site3, on comprend vite que cette vague d’investigation « sauvage » et excentrée ne peut pas se reposer simplement sur l’intuition ou l’auto-apprentissage mais a aussi besoin d’être outillée, formée, préparée…

L. R. : Je n’appellerais pas cela une « vague d’enquêtes citoyennes “sauvages” ». Je pense qu’il s’agit d’un cours naturel dans lequel un plus grand accès à l’information, aux technologies et aux moyens de trouver, créer et partager des connaissances a permis à davantage de personnes de canaliser leur curiosité, leurs compétences, leur passion et leurs actions vers ces actes de recherche, d’exposition et de communication des résultats. Il peut s’agir d’un acte d’autonomisation, de responsabilité, d’activisme, de résistance, parfois de désespoir. Il existe de nombreuses raisons pour lesquelles les gens commencent à enquêter. Bien sûr, il y a l’autre aspect de la question : la diffusion d’informations erronées, malveillantes ou mensongères. La technologie et l’accès à l’information et aux audiences peuvent être utilisés de manière positive ou négative, tout comme les enquêtes basées sur les informations en accès libre (OSINT).

Notre travail s’adresse aux personnes et aux groupes désireux de trouver les preuves, les faits avérés derrière tout le bruit. Collecter des informations, les vérifier au point de les qualifier de « preuves » demande un respect de normes rigoureuses d’enquête dans l’intérêt public. Si vous êtes intéressé·e par la recherche de preuves – que vous soyez journaliste, citoyen·ne curieux·euse, chercheur·euse dans une ONG, activiste, artiste, etc. – vous devrez appliquer des procédures, méthodes et principes standardisés à vos recherches OSINT, que ce soit dans l’espace numérique ou sur le terrain. Ces normes sont pour la plupart les mêmes que celles du journalisme traditionnel, à savoir la responsabilité, la transparence des méthodes, l’impartialité, la sécurité, l’éthique, le respect des sources et des pairs. Leur application nécessite une formation, qu’il s’agisse d’un auto-apprentissage ou d’un parcours institutionnel. Elle nécessite la pratique de méthodes ainsi que d’outils, et surtout, de nos jours, la collaboration avec d’autres personnes4. L’époque où il était raisonnable d’apprendre ou d’enquêter seul est révolue.

En enfreignant les principes et en ignorant les normes d’éthique et d’établissement des faits, vous perdrez le respect et la confiance de vos pairs et de votre public, que vous soyez journaliste ou un autre type d’enquêteur·ice d’intérêt public. Selon le contexte, il faut cependant plus d’efforts pour se faire respecter en tant que non-journaliste, car ces normes sont quelque peu liées par défaut aux médias, mais pas toujours aux ONG ou aux groupes informels qui enquêtent dans diverses communautés et se concentrent sur des questions spécifiques. Cela ne signifie pas que tous les médias et les journalistes respectent ces normes, bien sûr, beaucoup ne le font pas, comme nous pouvons le constater tout autour de nous, où que nous soyons aujourd’hui.

J. R. : Votre réponse me fait penser en particulier à votre initiative The Kit où des professionnels partagent leurs compétences et mettent en « libre accès » leurs connaissances pour mettre au point les objets (« what ») et les approches (« how ») des enquêtes des détectives « amateurs »5. Selon vous, quelle est la relation (réelle mais aussi idéale, je dirais) entre le professionnel et l’amateur, l’institutionnel et l’indépendant, dans ce domaine des enquêtes ? Les enquêtes OSINT sont-elles un domaine flottant, une zone grise où les frontières sont plus faibles ? Nous avons parfois à l’esprit une image stéréotypée de l’enquêteur comme une figure solitaire (devant son ordinateur, dans notre situation numérique) mais votre travail invite plutôt à valoriser la collaboration, l’effort collectif dans la production d’une enquête…

L. R. : Pour plus de clarté, par enquêteur « professionnel », vous entendez des personnes qui ont reçu une éducation formelle (diplôme universitaire en journalisme ou formation similaire) et qui sont indépendantes ou affiliées à des médias « traditionnels » ? En gros, des personnes qui s’identifient comme journalistes par leur pratique ou leurs papiers (comme une carte de presse ?)

J. R. : Oui, c’est surtout cela que j’entendais mais j’élargirais aussi la définition à des acteurs qui enquêtent depuis des domaines comme la recherche académique ou certains services étatiques de renseignement. Je voulais mettre en relation et en tension des pratiques d’investigation qui dépendent ou non d’institutions (de publication, de formation…) et d’économies officielles et traditionnelles.

L. R. : Dans ce cas donc, la relation entre le professionnel et l’amateur varie en fonction des expériences et des récits qu’ils ont développés l’un par rapport à l’autre. J’ai observé différentes attitudes : 1. Des journalistes ou d’autres professionnel·les des médias qui voient une grande valeur dans le partage des compétences, du travail et des crédits avec des non-journalistes (à savoir, les amateurs – qui ne sont pas toujours des amateurs, je dois dire) et qui recherchent ce type de collaboration parce qu’elle offre plus d’opportunités, de flexibilité et probablement plus de rayonnement du travail réalisé ; 2. D’autres qui apprécient que beaucoup de personnes enquêtent et réalisent des reportages, mais qui préfèrent prendre leurs distances en préférant la collaboration entre pairs, souvent parce qu’ils y perçoivent un risque de partialité. Iels finissent par se réfugier dans des partenariats informels et peut-être moins sûrs ; 3. D’autres encore qui sont totalement opposés à l’idée que des amateurs enquêtent et publient, bénéficient d’un financement pour le faire, etc.

Je dois également dire que j’ai rencontré de fantastiques enquêteur·ices non journalistes (« amateur·ices » – mais je n’aime pas cette étiquette si elle est appliquée à quelqu’un dont la mission est de rechercher des preuves) qui évitent absolument de travailler avec des professionnel·les, principalement en raison des difficultés à être crédité ou pris au sérieux pour le travail mené. De plus, dans de nombreuses sociétés, il y a tout simplement un manque de confiance dans les médias, souvent pour une bonne raison si l’on considère l’utilisation des organes de presse pour la propagande et les intérêts personnels des propriétaires ou des gouvernements, etc.

Je pense que la collaboration entre ces domaines est très utile, à la fois pour enquêter et pour apprendre à enquêter. La collaboration permet de renforcer les compétences, la sécurité, la responsabilité, la confiance et le soutien en matière de santé émotionnelle et mentale. Nous oublions souvent de prendre en compte ce dernier aspect. En outre, collaboration est synonyme de confiance. La confiance dans les autres est difficile à gagner. Elle demande du temps et des efforts, de telle sorte que la mise en place de véritables collaborations est en fait un processus très difficile et exige beaucoup d’investissement personnel, de communication et de négociation. Je peux comprendre pourquoi certaines personnes peuvent trouver cela difficile à réaliser. Cela dit, je ne crois pas à l’approche du « loup solitaire », je pense qu’elle affaiblit l’enquêteur et l’enquête.

Il existe en effet une zone grise en dehors du champ journalistique officiel, par le fait que les enquêtes « open source » sont devenues possibles et n’ont émergé au-delà de cette marge qu’assez récemment. Il y a donc souvent des discussions autour des outils, des méthodes, de l’éthique, de la sécurité, de l’impact… Comme tout domaine de pratique émergent (même en sciences, n’est-ce pas ?), vous opérez dans une zone indéterminée jusqu’à ce qu’il y ait suffisamment de force dans le nombre et la qualité du travail pour faire vos preuves et gagner la confiance des autres. Je pense que cette confiance grandit de part et d’autre, et j’ai le sentiment que le travail que nous faisons en essayant de rapprocher les gens de tous bords – via des activités, des événements et des contenus en partage comme The Kit – y contribue.

J. R. : Votre projet n’est pas uniquement un espace d’apprentissage pour s’approprier l’enquête, il offre aussi un contexte où les résultats des enquêtes indépendantes sont publiés. Il me semble que ce volet de votre travail met en exergue une question fondamentale dans le domaine émergent des enquêtes OSINT : non pas les manières d’en faire, mais plutôt celles de les rendre publiques… Que pensez-vous de ce besoin de créer ou de trouver des espaces de publication ?

L. R. : Exposing the invisible est en effet un espace où nous partageons également les résultats d’enquêtes dans différents domaines. Nous essayons de rendre plus visibles certaines histoires, certains cas et les personnes qui les réalisent et d’inspirer d’autres personnes à suivre ces parcours, à essayer de les reproduire dans leurs propres espaces6. Nous faisons cela, encore une fois, dans le but d’apprendre et de partager les bonnes pratiques liées à la façon dont les méthodes et les outils peuvent être appliqués de manière créative, parfois dans des contextes où les enquêtes peuvent poser d’énormes défis à la fois aux enquêteur·ices et à la communauté dans son ensemble.

Il existe aujourd’hui de nombreux espaces où les chercheur·euses peuvent publier – l’internet étant l’espace le plus facile et le plus accessible – que l’on parle de sites web, de réseaux sociaux, de divers outils de communication mobiles, etc. Il y a aussi la possibilité d’utiliser l’art et les pratiques artistiques non seulement pour enquêter, mais aussi pour montrer et partager les résultats au public, d’une manière plus accessible et engageante.

Néanmoins, la partie la plus difficile est la manière dont cette communication et cette publication des enquêtes et des preuves se déroulent. Je dirais que c’est la partie « narration » de la communication7. Bien que de plus en plus de personnes soient devenues très compétentes et professionnelles dans la recherche d’informations, il reste encore beaucoup de travail à faire pour que les résultats des enquêtes atteignent un plus grand nombre de personnes et aient un plus grand impact sur le public. C’est un aspect sur lequel nous essayons de nous concentrer davantage à l’heure actuelle : comment mieux communiquer sur les enquêtes, comment faire en sorte qu’un plus grand nombre de personnes accèdent aux preuves découvertes et s’intéressent aux histoires et à leurs conclusions. Ce n’est pas facile, les enquêtes sont encore principalement écrites, sous forme longue, prennent souvent trop de temps à lire, avec beaucoup de détails qui tentent d’expliquer comment les preuves ont été trouvées8. Ce n’est pas la façon la plus conviviale de les livrer. Il s’agit d’un domaine qui a vraiment besoin de plus de travail, de ressources et de créativité, tout en veillant à ne pas tomber dans la banalité dans le seul but de divertir davantage de publics.

J. R. : Le slogan « exposer l’invisible » traite également d’une question fondamentale pour notre époque d’hyperinflation d’informations : comment pouvons-nous analyser et organiser l’énorme quantité de données disponibles sur le web d’une manière politiquement et socialement significative ? Le domaine des enquêtes en sources ouvertes est une des réponses possibles à ce besoin de s’emparer de l’information existante dans le domaine numérique qui demeure souvent dispersée, cachée, déconnectée… Nous avons besoin de processus et gestes capables de transformer les données brutes en informations pertinentes et convaincantes, ce qui nécessite du travail.

L. R. : Oui, « exposer l’invisible » est un bon slogan, nous l’adorons ! Il remonte à 2013, lorsque le cofondateur et directeur créatif de Tactical Tech – Marek Tuszynski – a lancé ce projet avec une série de films documentaires… sur des enquêtes créatives et collaboratives. Ce slogan est un cri pour que les gens continuent à chercher, à être curieux, à refuser d’accepter que certaines choses ne puissent pas être dévoilées, et à contribuer à plus de transparence dans leurs communautés. Même l’absence de preuve est la preuve de quelque chose – il y a donc toujours quelque chose à révéler9.

Nous avons tendance à nous plaindre de tout : l’hyperinflation d’informations est une mauvaise chose, la désinformation est une mauvaise chose, le manque d’informations est mauvais… Mais, ce qui est bien, c’est que nous avons des possibilités – connaissances, outils, accès – de creuser tout cela comme jamais auparavant. Oui, il y a un trop-plein d’informations et de données (souvent intentionnellement mal placées, mal gérées, mal utilisées par celleux qui sont au pouvoir et qui devraient les fournir), mais il y a aussi une prise de conscience beaucoup plus forte du fait que nous ne pouvons pas les gérer sans travailler en collaboration entre les lieux, les compétences, les professions, les sujets, etc. Cela implique automatiquement d’ouvrir l’enquête et la recherche de réponses à un plus grand nombre de personnes, au-delà des médias et de la pratique habituelle du journalisme. Il s’agit également d’un processus sain de démystification des méthodes d’investigation car, au final, tout le monde peut apprendre à enquêter. Pourquoi les gens le font, c’est une autre question. On peut le faire pour l’intérêt public ou par intérêt personnel, c’est alors un problème d’éthique et de finalité.

J. R. : Je pensais aussi au rôle crucial de l’automatisation (les algorithmes, notamment) lorsqu’il s’agit d’organiser, archiver et montrer les informations stockées dans l’espace numérique. Le facteur humain et subjectif est mis par les enquêtes open source au cœur de ces opérations de vérification, de connexion et de partage des données sur internet. Même si les enquêtes sont basées sur des dispositifs de traitement des données numériques, votre Kit souligne souvent l’importance du facteur humain contingent (intuition, création, déduction…) dans ce type d’initiative produisant des connaissances qui impliquent également que la vérité est incertaine, fragile, engagée même si elle est basée sur des « faits »…

L. R. : Bien sûr, avec Exposing the invisible, nous nous centrons toujours sur l’enquêteur·ice, l’humain. Et l’humain – qui apprend, travaille et communique – a des sentiments, des désirs, des peurs et des préjugés, iel fait des erreurs et doit les affronter, etc. Vous pouvez avoir accès aux outils et aux technologies les plus performants et maîtriser les méthodes les plus efficaces, mais cela ne fera pas toujours de vous un bon enquêteur·ice si vous n’apprenez pas à garder votre dimension humaine en équilibre. Nous utilisons cette phrase lorsque nous parlons de sécurité : « les humains sont le maillon le plus faible ». Cela implique que quels que soient les outils et les logiciels « sûrs » que vous pouvez télécharger et utiliser individuellement ou en équipe, la vulnérabilité en termes de « sécurité » vient de la façon dont ces logiciels sont utilisés ou mal utilisés par les gens. Le manque d’attention (humaine) laisse place à des failles. Ainsi, les outils « fancy » deviennent finalement inutiles, voire dangereux. Par « sécurité » (« safety and security »), j’entends non seulement la dimension physique et digitale, mais aussi mentale et émotionnelle des personnes qui investiguent. En même temps, l’horizon de la sécurité qu’on défend chez Tactical Tech concerne également la situation des informations utilisées et, surtout, des sources humaines de ces données. Nous avons mis en ligne un guide avec les normes élémentaires à ce sujet : « La sécurité avant tout ! »10.

J. R. : Une dernière question au sujet de la double nature des enquêtes que vous décrivez et préparez. D’un côté, il y a l’exploration à distance d’une question à partir de la perspective numérique, des documents (images, textes, sons…) qui sont disponibles à une certaine distance à travers le web. De l’autre côté, nous avons une approche plus traditionnelle de l’enquête basée sur la présence sur le terrain, la rencontre directe des personnes etc. Comment les deux méthodes (nouvelles et anciennes) collaborent-elles sans s’exclure réciproquement ?

L. R. : L’enquête à distance (en ligne) et en présence devraient aller de pair chaque fois que possible – c’est l’idéal. Parfois, elles peuvent se contredire l’une et l’autre, parfois elles peuvent se confirmer réciproquement. Nous vérifions souvent les messages, les photos et les vidéos depuis notre bureau et nos appareils connectés, mais ces informations sont souvent générées depuis le « terrain ». Si l’on laisse de côté le contenu éventuellement inventé, généré par l’IA ou manipulé, on doit supposer que quelqu’un s’est trouvé sur le terrain à un moment donné et a enregistré une image ou un son. Nous devrons retracer cette source dans la vie réelle ou nous rendre à cet endroit et vérifier qu’elle existe, et que quelque chose s’y est produit, ou au contraire, que cela ne s’est pas produit. L’inverse est également valable. Vous trouvez des preuves hors ligne, sur le terrain, mais quelqu’un les manipule et les étiquette de manière erronée sur l’internet. Vous devrez vous frayer un chemin en ligne jusqu’à la source qui les a mal utilisées.

Et bien sûr, il n’est pas toujours possible pour les enquêteurs débutants de se rendre sur place pour vérifier les choses directement. C’est là que je retourne à ma pratique favorite : la collaboration. Vous pouvez probablement trouver une personne de confiance qui peut vous aider à vérifier des choses. Les deux types d’explorations se complètent. Mais en fin de compte, la plupart du temps, vous aurez une dimension hors ligne / sur le terrain pour chaque élément d’information – n’est-ce pas ? Il y aura toujours une main et un intérêt humains derrière une machine ou un algorithme à un moment donné. Jusqu’à ce que quelque chose ou quelqu’un me prouve que j’ai tort, je continuerai à dire cela !

1Pour un aperçu détaillé des projets en cours et passés (« The Data Detox Kit », « Gender and Tech », « The Glass Room »…) de Tactical Tech regarder : https://tacticaltech.org/projects

2Les activités d’Exposing the invisible (podcasts, textes, webinar, vidéos…) peuvent être consultées en ligne à l’adresse : https://exposingtheinvisible.org

3https://kit.exposingtheinvisible.org/en

4Voir à ce propos les contributions au projet « Investigation is Collaboration » (2021) : https://exposingtheinvisible.org/eu-project-2021

5The Kit est un dispositif en ligne mis au point par Exposing The Invisible dans son volet « éducation » qui réunit un répertoire de contributions (en partie traduites en français) venant des domaines de l’art, de la recherche, du journalisme ou encore de l’activisme. Ces contributions construisent un espace de formation aux outils, aux méthodes et aux interrogations des pratiques d’enquêtes (en particulier à travers le milieu de l’information numérique). Voir : https://kit.exposingtheinvisible.org/en

6Voir l’archive audiovisuelle du projet (composée de documentaires, entretiens, conférences…) :
https://exposingtheinvisible.org/films

7Voir Nuria Tesón « Communicating with a Purpose : Investigative Storytelling » : https://watch.tacticaltech.org/videos/watch/686345fd-fd63-4192-88f6-d1936a98022c?start=3s

8Nous renvoyons aussi à l’entretien avec INDEX dans ce dossier.

9Pour approfondir cette question consulter l’article de Di Luong « Comment sait-on les choses ? Le dilemme d’investiguer en l’absence de preuves » (3/8/2021) : https://cdn.ttc.io/s/exposingtheinvisible.org/media20/french/How-we-know-things_fr.pdf

10Ce texte est accessible à l’adresse : https://kit.exposingtheinvisible.org/fr/safety.html