L’enfant des rues est devenu une valeur sûre des mouvements compassionnels occidentaux et une cause pour les politiques que conduisent un très grand nombre d’ONG de dimensions importantes ou modestes[1]. La cause sacrée de l’enfance, on ne parle plus que de cela dans nos associations humanitaires ou nos ONG. Et cette cause prend la saveur impérieuse de l’urgence. Autrement dit, les objections qu’on pourrait faire à une telle vision des problèmes sont assurées d’être mal reçues.
Cependant, loin d’être une évidence remontant à la nuit des temps, cette notion dramatique et dramatisée de l’urgence a aussi son histoire. L’intervention humanitaire est fille de la médecine humanitaire, elle-même enfant des divers Samu. Pour l’heure, on a vu s’étendre ce modèle des urgentistes (Emmanuelli, Kouchner, Malhuret, Brauman…) à l’action médicale de soin et d’accompagnement psychologique en faveur des sujets les plus en détresse dans la vie urbaine : les enfants dits « des rues », les « enfants-soldats » [2], les jeunes filles en grande exclusion et à conduite sexuelle à haut risques. L’UNICEF, les ONG « Save the children », « Samu Social International », et tant d’autres, ont pour objectif de mettre en place des équipes de travailleurs sociaux et de médecins allant porter assistance à ces jeunes sujets.
De nombreuses critiques sévères, souvent justifiées, ont été adressées aux actions de « management » humanitaire [3]reprochant à ces interventions d’urgence de ravaler leurs bénéficiaires du rang d’acteurs politiques à une position de victimes réduites au plus radical et au plus pathétique de leur risque létal réel. De tels assauts argumentés contre l’idéologie humanitaire sont justifiés. Ils ne résument pas pour autant l’entièreté du débat. Il est vrai que trop d’entreprises d’assistance se légitiment, et trop souvent, fonctionnent à partir d’un schéma et d’un programme excessif et dangereux. Ce dernier voudrait que ceux qui disposent de toutes les clefs – de l’analyse du problème à l’administration de solutions – parachutent leur bonne volonté, leur intrépidité technicienne et leur désir d’aider à tout prix, sans se soucier plus avant des réalités locales ni prendre appui sur les liens sociaux existants et les modalités locales d’analyse et de recherche de solutions.
La massification des exclusions du marché, qui n’est que la peu évitable conséquence de sa globalisation, crée des facteurs de ruptures des forces d’intégration et des facteurs de transmission qui reliaient solidairement les générations les unes aux autres. La ville – mais c’est banalité de le souligner – devient souvent un lieu attractif vers lequel convergent d’importantes migrations internes, elle est parfois le lieu où s’entassent des populations déplacées, sans métiers et sans projets le plus souvent. Enfin les violences politiques éparses, sporadiques, et violentes, dispersent les familles, les jettent à tous les vents de l’histoire et de la géographie. Il en va ainsi de ces guerres qui ont affecté ou affectent encore certaines des sous-régions de l’Afrique de l’Ouest ou des Grands lacs et qui ont pu (c’est le cas du Rwanda) être menées avec des passions et des politiques génocidaires. On ajoutera, dans ce qui finirait par trop ressembler à un inventaire hétéroclite des situations d’exclusion le sort de ces enfants fuyant les mésententes familiales, d’autres, mais ce peut être cumulatif, fuguant des écoles ou des centres de formation où ils leur arrivent d’être maltraités – c’est le cas de nombreuses écoles coraniques dévoyées en centre de formation à la mendicité forcée de l’Afrique sub-sahélienne – certains de ces mineurs, enfin, vont à la ville en cherchant déjà de quoi permettre à leur famille de vivre économiquement mieux en trouvant par eux-mêmes les moyens qui leur permettent d’assurer leur existence. Il va de soi, à la lecture de cette énumération des facteurs d’entrée dans la rue, que nul ne saurait jamais se contenter de telles typologies, si son objectif prioritaire est de rencontrer, puis d’accompagner les jeunes en danger dans la rue. Tout trajet de vie connaît ses logiques singulières – elles sont impérieuses, ses causalités psychiques – elles sont complexes, et à ces logiques et causalités, le sujet est loin d’avoir toujours clairement accès.
Sur toutes ces arrivées d’enfants dans les rues des mégapoles, le sociologue et l’anthropologue ont certainement bien des choses à dire, et de même les urbanistes. Ils sont, ces mineurs, enfants et adolescents des deux sexes, acteurs des surgissements de ces « non-lieux » où les errants se regroupent. Ils nous renseignent ainsi sur les nouveaux modes d’habiter les espaces urbains, d’y négocier des places précaires et incertaines, ou pire encore, lorsqu’ils sont les plus désarrimés des sujets, qu’ils sont échoués au bout de leurs errances, témoignent-ils encore de cette désertion du souci de soi et d’autrui, de cet oubli de l’éthique sociale qui imprègnent des lieux de relégations et de bannissements trop nombreux en ces mégapoles des pays dits du Tiers-Monde.
L’urgence en question
Aussi semble-t-il non seulement logique, mais plus encore vertueux de se porter à leur rencontre, et de le faire avec le sentiment d’une urgence à les « sortir » de la « rue » afin de les socialiser à nouveau et au plus vite. Cette urgence de la compassion définit donc une politique dont on peut souligner qu’elle ne varie pas d’une ONG à une autre.
Urgentielle, une telle politique suppose la chronologie suivante : a/ définir le mineur ou le jeune adulte à l’abandon dans la rue comme un « enfant des rues » ; b/ le qualifier de « victime » ; c/ le mettre à l’abri (ou nouer des partenariats avec des centres d’hébergement et de soin déjà existants), d/ le soigner et l’éduquer selon des protocoles étroitement définis et souvent stéréotypés ; e/ l’orienter. On ajoutera que certaines ONG proposent parfois à ce jeune la chance d’être parrainé (mais on dira souvent « adopté » dans le vocabulaire ambiant) par de charitables et modernes philanthropes au sens de la famille élargie des plus aiguisé (c’est par exemple le cas de ONG SOS enfants qui a obtenu en 1987 le Prix international des Droits de l’Homme). Sans réduire le tout des initiatives et des politiques humanitaires au sordide passage à l’acte de l’Arche de Zoé, il n’est pas interdit de penser, que dans son paroxysme, sa folie presque, la scène produite par ces rapts d’enfants dans l’espoir de les faire adopter en Europe condense quelques impensés de l’action humanitaire. Rappelons les faits.
Une entreprise humanitaire de « sauvetage » d’enfants a voulu parvenir à ses fins par le double mouvement du rapt et de l’adoption. Le seul couplage de ces mots de rapt et d’adoption laisse songeur, il semble dessiner un délicat mouvement de balancier compensant le délit d’enlèvement par la salvation d’un accueil inconditionnel. Voilà pour le credo, pour ce qui a donné caution idéologique à un mixte de bons sentiments, d’arrogance et d’aveuglement.
Certes la situation des enfants sous la guerre est une horreur, où que ce soit. Mais, en ce qui concerne cette « affaire de l’arche » qui a pris, un moment, le tour d’un scandale international, il y va à l’évidence d’une mégalomanie paternaliste qui s’extériorise et tend à se légitimer dans cette volonté de sauver des enfants par l’adoption, comme si cela était la seule solution. Il s’y montre et s’y déploie encore une porosité à l’emphase humanitaire voulant se situer au-dessus de toutes les lois. Ce genre de vulnérabilité idéologique où l’acteur de terrain s’identifie à un secouriste ou plus encore à un sauveur fait que l’enfant peut lui aussi se retrouver réduit à une marchandise qu’on va aller chercher comme on le fait d’un petit animal battu dans les chenils de la SPA. L’idée qu’ils étaient tous, ces mômes, des orphelins serait risible si elle n’était pas tragique. C’est ne rien connaître à la réalité des états civils dans des pays africains surtout en guerre depuis des années.
Au travers de ces pratiques, on ne sait plus très bien si l’enfant est une cause ou une marchandise, un enjeu sacré ou un dessous de table. Ce que l’on constate, en revanche, c’est qu’une grave dérive de l’idéologie humanitaire place le salut de cet enfant dans l’adulte occidental, fortuné, ce qui témoigne de la pathologie de certaines mégalomanies caritatives qui sont fréquentes en nos contrées européennes.
Idéologies ONG
L’analyse des causes de ces arrivées massives de mineurs dans les rues des mégapoles n’est pas souvent des plus poussée. C’est comme un jeu de balle où certains dénoncent la faillite locale des systèmes de soin, d’éducation et d’assistance lorsque d’autres telle Projects Abroad, une organisation internationale de volontariat, qui se présente comme ONG d’éducation au développement, organise des missions de volontariat et des stages en Afrique, Asie, Amérique Latine et Europe de l’Est, permettant « à nos volontaires de progresser dans leur développement personnel ». Il n’est pas nécessaire que ces volontaires soient formés, importe davantage la motivation. L’idée de départ, c’est une idée forte, est que « beaucoup des problèmes de nos pays d’actions trouvent leur origine dans les pays dits développés. Dans notre façon de consommer ou le manque de considération que les pays occidentaux ont parfois pour les besoins du Sud. ». Aussi s’agit-il d’éduquer tout le monde : l’Occidental qui ne comprend pas, le décideur qui ignore et l’« indigène » victimisé. Comment ne pas trouver une telle littérature sympathique. Elle voit comme cause de malheur du monde une sorte de malentendu hiérarchique entre les cultures nanties et les autres, et fait des pays les plus victimes de la globalisation le terrain d’immersion de jeunes occidentaux, frais et ouverts d’esprit, afin de favoriser une meilleure communication entre les peuples et les cultures. Je n’ai évidemment rien contre le devoir d’assistance que l’Europe doit aux pays en voie de développement, mais il est à déplorer fortement qu’un tel devoir se dégrade encore selon des logiques coloniales unissant, de facto, la politique de l’immigration choisie à la pratique de l’adoption ou plus exactement de la capture de l’enfant à l’étranger. Il faudra déconstruire ce genre de pratiques violentes où l’on dénie l’autre pour mieux le sauver, pour penser l’action dite humanitaire, qui nécessite, est-il besoin de le redire, des personnels hautement qualifiés, pouvant et devant rendre des comptes, et non des amateurs fougueux et sans esprit.
Il est vrai que pour des ONG moins idéalistes et moralistes que ne l’est ou se présente Projects Abroad, la nécessité d’avoir une bonne réputation dans les pays où elles opèrent les amène souvent, non à des rêveries messianiques ou salvatrices, mais à des façons de realpolitik qui les rendent proches des pouvoirs étatiques en place.
L’« Enfant des rues » existe-t-il ?
On voit tout de suite que le travail avec les familles « naturelles » ou les groupes d’appartenance ou de socialisation primaire du jeune n’est pas pris en compte, l’enfant est considéré comme tout à fait coupé de sa famille. C’est avec ce genre de simplification qu’on en arrive soit à la méconnaissance des liens que le jeune continue d’entretenir dans la rue avec le ou les mondes adultes, soit à préconiser, de guerre lasse et selon un mode automatique et impuissant, le retour en famille, alors qu’ impréparé, un tel retour mène à de cuisants échecs, et à des fugues de plus en plus sévères de ce jeune, déçu par un tel retour imposé et le non accueil véritable qui en résulte. De façon plus large le lien entre ces mineurs et les adultes qui localement peuvent leur porter attention et assistance est peu considéré. Bref, la compassion humanitaire ne manque pas d’introduire, sinon d’imposer, dans les espaces sociaux de l’exclusion, de nouveaux acteurs, de nouveaux dispositifs et une nouvelle terminologie. Il convient alors de se demander si ces dispositifs et si ces terminologies apportent un nouveau savoir sur le réel.
Pourquoi alors la création de ce terme mobilisateur d’affect et d’énergie : l’« enfant des rues » ? Quels processus de stigmatisation vont lier ensemble certains individus nommés « enfants » à un espace nommé « rue » ? De quel espace parle-t-on alors ? Il importe de poser de telles questions pour ne pas essentialiser « les enfants de la rue » sans même souligner les implications d’une telle dénomination qui est souvent le fait d’acteurs divers habitants, médias, ONG et autorités.
Nous partirons d’une étude récente, voulue par l’ancienne directrice du Samu Social International, Marine Quenin. La commande était de situer les réactions de ses équipes mobiles devant le vieillissement de leur population d’élection, ces dits « enfants » qui, pour beaucoup, frôlaient ou dépassaient l’âge de la majorité civile. Chaque équipe regroupait les métiers d’éducateurs, d’infirmiers et de médecins, et était conduite par des chauffeurs expérimentés dans les recoins les plus improbables des capitales du Congo, du Sénégal, du Mali et du Burkina-Faso. Chacun de ces professionnels fut longuement interrogé par la psychologue Marie Cousein [4]. Il est ainsi possible d’avoir une estimation de l’âge moyen des jeunes suivis par les dispositifs des Samu sociaux en prenant en compte les études de cas produits par ces différentes équipes. Ainsi la moyenne d’âge sur une trentaine de cas de garçons se situe-t-elle aux abords de 15 ans et 6 mois. Les adolescentes concernées durablement par ce que l’équipe malienne nomme la « maraude filles » (en direction des jeunes mamans vivant en rue et des jeunes prostituées parfois mineures) atteignent, elles, en moyenne les 18 ans. De bien grands enfants des deux sexes, donc. Le Samu social pense élargir son intervention au-delà du cadre d’urgence et s’installer dans des prises en charge à plus long terme et sur des aspects plus larges, tels que la scolarisation, les demandes de formations professionnelles, les mises en place d’activités génératrices de revenus et corrélé à celles-ci un accompagnement rigoureux et assidu. Les jeunes adultes renvoient à des problématiques plus vastes des populations de la rue, mais ils renvoient aussi une image de la société dans sa globalité. Il s’agit donc bien de prendre du recul et ainsi engager notre appréhension des gens de la rue comme des sujets, et aussi des sujets dans leur appartenance à une famille et à une société. Une autre information qui ressort de cette étude est que la rue n’est pas un « non-lieu » radical. L’errance loin d’être une passivation toujours mortifère du sujet comporte encore une plasticité et répond à des fonctions psychiques.
La rue est-ce un nom de lieu ?
Un premier critère concerne le lien entre le lieu choisi par le sujet et le type d’errance en fonction de l’existence et de l’exercice ou non de la parole humaine. Il y a, par exemple à Bamako, de très hauts lieux de la parole humaine : la place de la Mosquée par exemple où les mendiants s’occupent de certains adolescents et enfants errants, le marché… quand il fonctionne. D’autres lieux sont des lieux intermédiaires où l’humain se caractérise moins par le fait qu’il parle que par le fait qu’il part et qu’il revient : les gares routières et ferroviaires, les aéroports. Un adolescent de Pointe-Noire (République du Congo) décrit en détail les allers et retours des avions dont il connaît parfaitement les horaires. Il insiste sur la violence (pas seulement symbolique) des retours forcés de Congolais expulsés de France. On peut ici penser, au-delà de l’intérêt économique évident d’un tel site, que cet adolescent a élu « domicile » dans un lieu où se répète l’expérience du rejet, de l’abandon, de la perte voir de la ruine « Je n’ai plus d’amis, ils sont morts ou en prison, je suis seul maintenant »… mais où se (re)découvre également la possibilité d’aller et venir. Ensuite, il y a des lieux où la présence humaine est seulement indiquée par des indices, ou alors elle est désertée : les parkings, les friches, les terrains vagues. Tout ne peut pas être unifié et ces lieux mériteraient aussi d’être distingués : un parking n’est pas un lieu où ne reste de l’humain que ses déchets… Et les déchets sont eux-mêmes, insiste Lacan, le signe de la présence humaine. Le terrain vague n’est pas la jungle, point de déchets là où ne reste que l’animal. Certains groupes d’errants se rassemblent dans des lieux qui sont désertés des pratiques sociales mais portent une mémoire de l’histoire qui n’a pas droit de cité : les usines en ruine, lieux marqués par une sorte d’excellence sociale de la présence de leur père ou de leur grand-père, terrains des piquets de grèves, des luttes sociales, de la dignité dans le combat. Il y a des errants, qui parlent dans les interstices des cités, dans les bancs des cités, qui font parler ce qui dans la mémoire de la ville pourrait s’inscrire dans le patrimoine commun des mouvements sociaux, des luttes des ouvriers, entre les gens, entre les générations, et qui est condamné au mutisme parce qu’avec l’explosion du chômage le souvenir de la mémoire ouvrière n’apparaît plus aujourd’hui que comme une obsolescence ou comme une absurdité.
Un deuxième critère est celui d’une certaine réversibilité des trajets. Certains lieux peuvent être investis et quittés avec la possibilité d’y revenir. Il ne s’agit alors plus d’abandonner un lieu ou d’être abandonné par le lieu puisqu’il sera à nouveau possible d’y rétablir son campement, psychique et social.
Parce que la plupart des professionnels ont l’idée que ces adolescents se sont mis en mouvement, qu’ils se sont mis en route, leur écoute reste décalée par rapport à ce que disent ces jeunes errants de ce qui les met précisément en mouvement. Lorsque l’errance est au bout du rouleau – et c’est bien celle qui nous importe ici – les jeunes ne se décrivent pas comme des sujets en mouvement mais rappellent plutôt les trains dans les vieilles pièces de théâtre derrière lesquels on faisait défiler un décor pour donner l’illusion du mouvement. Il y a d’autres types d’errance qui sont plus catastrophiques, où le sujet redoute autrui. Ces sujets élisent des lieux, qui ne sont pas des lieux où la parole humaine a quelque chance de se faire entendre, de faire évènement. Certains se disent même sous la coupe d’une espèce d’impératif parfois pauvrement métaphorisé par une sorte de voix intérieure automatique… Chez un enfant congolais d’environ 9 ans à Pointe-Noire élire domicile dans un lieu hors de la rue faisait surgir d’intenses angoisses, de véritables terreurs et pendant longtemps il n’a pu que formuler « je dois partir ». Une tonitruance interne donc qui leur dit non pas « va ailleurs » mais « fous le camp ». Une sorte d’essaim de voix ou de signifiants qui dit « va t’en » et un autre qui dit « tu iras là ». Le « là » n’a pas besoin d’être très explicité. Mais « va », « pars », libère-toi de l’énorme platitude de l’espace, dégage-toi de la répétition inlassable du temps… il y a des encoches qui t’attendent, des failles, des coins où tu vas pouvoir te trouver quelque chose. Quelle injonction à ce moment-là nos errants adolescents ont-ils pris en pleine tête ? Ils ne rangent plus leur existence que sous l’injonction « pars, vas-t-en ! » et là où ils sont partis camper leur présence latente ce sont des non-lieux que déserte la parole humaine.
Fonction psychique de l’errance
Une des fonctions psychique de l’errance, est sans doute de traiter, de venir à bout, en épuisant et en prenant comme matière même de cet épuisement, ce que cette voix ordonne de faire. C’est absolument flagrant, en témoigne la réponse de ce jeune à la question : « Pourquoi est ce que tu t’es arrêté dans ton errance dans telle ville? ». Il peut s’agir de Neuilly-sur-Marne ou, s’agissant du Mali, du nœud routier à 30 kilomètres de Bamako. Lorsqu’on aborde un jeune, lui demander pourquoi il s’est arrêté dans tel ou tel endroit c’est constituer comme étant déjà noué le lien entre le sujet et la demeure. Il faudrait donc dans un premier temps formuler les choses ainsi « qu’est-ce qui fait que tu t’es arrêté ici? » Ils répondent par l’épuisement « je ne pouvais pas aller plus loin ».
Cette description des manières de se vivre errant met en garde contre une dangereuse habitude, celle de considérer tout d’un bloc les errances comme des pertes sèches et la rue comme un « non-lieu ». Des statistiques prouvant que les équipes tournent, que les médecins soignent, que les enfants apprennent, etc, pleuvent et elles servent à informer et à impressionner les bailleurs de fonds. Mais on chercherait en vain dans ce tableau comptabilisé, qui se présente tel un palmarès, quoi que ce soit qui renseigne sur le temps nécessaire pour les reconstructions psychiques, rien non plus qui envisage le sujet dans sa dynamique, qui situe enfin que ces jeunes sont en proie au sexuel, à la violence et à la mort, qu’il est vain de les réduire à des enfants petits privés de leurs enfances et de leurs innocences.
Ce sont donc les techniques nouvelles d’intervention humanitaire d’urgence en direction des mineurs qui vont tenter de se légitimer par le pathos et par le scientisme. Car plus s’intensifie la concurrence ONG, plus il faudra bien que la victime, ce chromo sulpicien, soit étalonnée selon le quadrillage et l’arpentage qu’offrent les nouveaux outils de la psychiatrie et de la psychologie. La nécessité d’identifier un état de stress post-traumatique dès que la catastrophe (qu’elle soit naturelle, économique ou politique revient au même dans cet exercice d’essentialisation de la victime) a marqué les spectateurs du drame, y compris les plus à distance rivés sur les écrans des télévisions. La notion de traumatisme est en pleine expansion au sein des réseaux psychiatriques internationaux, soulignent Fassin et Rechtman [5], elle s’imposera graduellement en même temps que fleuriront les notions de souffrance psychique d’origine sociale (on se réfèrera ici aux apports de J. Furtos). Parler de trauma c’est s’avancer vers la souffrance de l’autre, se poser encore en situation de prochain. L’extension et la dérive de la clinique du trauma vers une clinique standardisée du « debriefing » et des échelles PTSD (Post Traumatic Stress Disorder, lesquelles ne font pas de différence entre victime et bourreau) introduiront sans doute dans le soin humanitaire une rigidité et un asservissement aux politiques d’évaluation standardisées. Nous n’en sommes pas encore là.
Résilience ou suradaptation paradoxale
Mais pour combien de temps encore ? Que le soin humanitaire ait constamment besoin de faire croire en sa capacité à gérer l’urgence le rend de plus en plus perméable à ce type d’évolution. Un signe de ce passage du romantisme compassionnel au scientisme compassionnel, se voit à ce que l’enfant des rues est moins une victime qu’un « handicapé » dans le brutal engouement que connaît la notion de résilience. Ce terme, popularisé notamment par Boris Cyrulnik [6] présente l’avantage indéniable de récuser en faux tout catastrophisme prédictif.
Si la notion de résilience peut avoir un sens, alors l’essentiel est bien qu’une possibilité de relation à autrui est restaurée si le « traumatique » passe comme souvenir et comme mémoire reconstruite par un autre ou plusieurs autres jeunes dont le sujet dépend.
L’actualité d’une résilience possible consiste en cela : des jeunes sont affectés dans leur singularité ; ils n’ont d’autres choix que de se poser, d’abord et avant tout comme le produit de ruptures et de cassures que leurs ascendants n’ont pu connaître. Ils vivent une situation inédite et se vivent en position inédite. La demande de l’autre à leur égard est souvent mal supportée lorsque qu’elle est portée par des modèles convenus et anciens de l’appartenance et de la cohérence culturelle. Il est inutile de s’adresser à eux comme étant d’abord des Bambara, des Peuhl ou des Dogon. Certains se sentent dans une telle cassure, une telle transgression vis-à-vis de leur famille, d’autres sont si rejetés par le milieu familial qu’on a bien du mal à situer comme facteur de sens et d’identification structurante la relation aux ancêtres et à l’ancestralité. De là, peut-être le bon accueil qui est réservé à l’étranger, à celui avec qui ils sont certains de ne pas partager d’ancêtres communs. Sans que cela ait été délibéré, la composition multiethnique et multiconfessionnelle des équipes du SSM constitue un atout.
La résilience désigne la capacité d’adaptation de certaines personnes aux conditions les plus délétères de l’existence. La capacité pour un enfant de surmonter des états de grave privation éducative et affective en rétablissant des modes de transfert avec d’autres supports affectifs et socialisants, en adoptant des modes de conduites et d’inconduites porteuses d’identification qui donnent du sens à des logiques de territoires, peut s’observer dans le monde de la rue. Ces conduites qui renvoient à des logiques, singulières et collectives, de survie ont pu être interprétées comme un signe de santé psychique. Mais, à ne voir dans ces suradaptations à l’immédiat des nécessités de survie que des capacités à ne pas trop se détruire, on risque d’oublier que de tels modes d’expression de la supposée résilience font également symptôme et qu’ils sont à traiter comme tel, sans les positiver outre mesure comme des performances. Il est nécessaire pour l’économie psychique d’un enfant de pouvoir régresser à son propre service, ce qu’il ne manque pas de faire, lorsqu’il a la chance d’être accueilli, entendu, soigné et éduqué dans un milieu adulte respectueux des lois de l’échange et le régime structurant d’une parole partagée. À tenir comme un acquis décisif toute forme d’adaptation du sujet à son malheur, on peut être induit à ne plus suffisamment s’inquiéter du caractère parfois d’allure psychopathique de l’adaptation ainsi développée. La suradaptation est un processus psychique paradoxal qui traduit plutôt la force d’un clivage, et sa persistance. Ce clivage se repère comme affectant l’espace et les seuils. Il se fait alors une partition stricte entre un territoire où s’exerce la toute puissance, y compris par la domination monétaire et sexuelle (le pan de trottoir, l’environnement immédiat), et un « hors-lieu », sis au-delà de ces frontières précises. Dès que certains jeunes se transportent vers cet ailleurs hostile, ou s’ils y sont transportés, ils peuvent tout à fait être saisis de panique et se présenter sans répondant, dans un repli apathique, ou une façon toute automatique de se mouvoir, sans direction repérée. La clinique de ces situations suppose un repérage fin des processus de clivage entre familier et étranger, souvent très tranchés et très disjoints dans le cas des suradaptations de certains leaders à la rude vie de la rue. Parler de résilience, est-ce objectiver des conduites ou est-ce supposer un mécanisme psychique original ? Les deux registres ne se superposent pas tout à fait.
L’avantage pragmatique qu’apporte la notion de résilience qui a rencontré un vif succès est de ne pas condamner a priori un enfant au déficit dès lors qu’il a vécu des situations d’extrêmes violences. Mais ce terme permet malaisément de prendre en compte les cliniques de l’altérité qui sont en jeu dans cette façon active et subjective, singulière, de faire face au pire. Se centrer, par exemple, sur les seules conduites adaptées, là où le sujet fait mine de régner en Maître, ne suffit pas. Nombre des enfants-soldats ou enfants « trafiqués » qui avaient connu de réelles situations de risque de mort imminente, restaient longtemps, dans les rues bamakoises, tiraillés entre un comportement où ils se faisaient la caricature d’une volonté de jouissance et un mode de repli terrorisé.
Il y a bien des suradaptations en « faux self » qui se brisent comme cristal dès qu’une prise en charge adaptée du jeune est entreprise. Dès qu’un sujet, correctement accueilli et accompagné, entre à nouveau dans les circuits de la parole, du don, de la réciprocité, et de la demande, on voit souvent alors le plus « résilient », le moins vulnérable, régresser assez rapidement et récapituler tout son fonctionnement orificiel. Il réapprend l’empan symbolique des fonctions corporelles, leurs inscriptions déviées et sublimées dans les scènes anthropologiques du don et du contre-don. Voilà pourquoi au terme de « résilience » je préfère celui de « suradaptation paradoxale » qui rend mieux compte de ce changement de subjectivation des fonctions corporelles et corporo-psychiques une fois que le jeune, autrefois caïd éternisé dans sa résilience orthopédique, devient un partenaire du flux humain des paroles et des soins.
Redéfinir l’urgence comme urgence du sujet
L’urgence, s’il en est une, n’est alors pas de réinclure ou de réinsérer, mais de permettre à ces enfants et adolescents de pouvoir mieux utiliser les fonctions de mise à l’abri et de soin qu’offrent des institutions. Il est des exils de l’intérieur, des adolescents qui ne sont pas encore concernés par des solutions sociales conventionnelles, mais que l’on peut aider à ne pas se détruire plus avant. Programme « minimum », « résigné », « défaitiste », diront certains. Programme qui prend plutôt au sérieux ce qui est en train d’être destitué. Se voit remise au premier plan la fonction asilaire du soin psychique actuellement bradée au profit de la fonction promotionnelle du soin éducatif.
Pour nous, cliniciens, la vraie urgence est celle du sujet et elle nous impose de ne pas louper les moments-clefs des processus de subjectivation. Les temps du sujet ne coïncidant pas, loin s’en faut, avec les temps de la protection de la personne et des soins corporels, temps, par ailleurs, bien évidemment indispensables. Le dialogue avec la clinique suppose que le soin et l’accompagnement soient le fait d’un collectif soignant lequel, et c’est un second critère, se consacre à une approche phénoménologique de la personne et de ses supports identitaires, et encore à un diagnostic respectueux de ce qui le fait encore tenir dans les circuits du don, de la dette et de l’échange. On appréciera l’usage ici possible d’une anthropologie qui ne collectivise pas abstraitement les exclus comme s’ils étaient un sous-groupe « ethnique » nanti d’une « sous-culture », mais reste axée sur la nécessité de comprendre, de situer et de favoriser les multiples formes d’attachement qui relient la personne exclue au monde et à elle-même.
Il sera alors judicieux ici de ne pas situer l’auto-exclusion comme un redoublement de passivation mais aussi de faire place à cette passivité active qui consiste souvent, chez les sujets en grande rupture psychosociale, à récuser l’autre social et partant l’autre soignant.
En sommes-nous là ? la réponse ne peut être que prudente et réservée. En effet, le management ONG et humanitaire en matière de travail avec des mineurs d’âge différents en errance dangereuse se trouve plus qu’empêché par les idéologies d’imposition urgentiste de dispositifs et de conceptualités qui ne permettent pas de situer les facteurs culturels et familiaux complexes qui sont au principe de la construction de la personnalité du sujet. Prisonnières d’un pathos parfois colonialiste, elles se privent de la possibilité de travailler utilement avec les personnes ressources locales, au risque de contribuer à une dégradation de l’image des familles concernées. Ce passage à l’acte que représente la marchandisation de l’enfant dans les offres de parrainage quasi adoptantes n’est ici que la pointe obscène de ce rapt d’enfant et de sa marchandisation au prétexte qu’il ne serait que victime. A l’opposé de ce sentimentalisme violent, nous défendons la position suivante : aller vers le jeune en danger dans la rue n’est pas faire venir l’enfant à nous, mais l’appeler à lui-même.
Sur le même sujet
Articles les plus consultés
- Pour Gaza, contre l’antisémitisme, autrement Fragiles propositions vers une gauche d’émancipation internationaliste
- Il faut défendre les invulnérables. Lecture critique de ce qu’on s’est laissé dire, à gauche, sur la pandémie de covid
- Le partage du sensible
- Des écoles d’art et design en lutte Contribution à une (re)politisation du champ de l’art
- Le mouvement Standing Together en Israel Palestine