D'ici

La violence faite à la jeunesse

Partagez —> /

10 mars 2006Cela fait 20 ans que ça dure, 20 ans que les jeunes sont soumis à la même
situation et exposés au même type de mesure. L’histoire se répète, mais en
bégayant. C’est un retour du même, mais un même chaque fois différent, ne
serait-ce que par l’expérience accumulée.

Cette triste histoire a commencé au milieu des années 80, en 1985-1986.
Deux types de mesure ont été instaurés, sous le double prétexte de limiter
le chômage (en particulier celui des jeunes) et d’accroître la flexibilité
des entreprises.
Le premier type venait directement de l’action de l’Etat, qui, si l’on peut
dire, à ouvert, en toute légalité, la voie : faire en sorte que soit créés
des stages ou des contrats de type nouveau, de durée limitée, pour “aider” à
l’insertion des jeunes. Le nom de ces contrats a pu varier. Il a fallu que
les gouvernements successifs fassent de gros efforts sémantiques pour qu’à
chaque nouvelle mesure corresponde une nouvelle dénomination. L’actuel
Contrat de première embauche se situe dans la suite des contrats antérieurs
(contrats d’insertion, etc.). Quant au stage, après l’échec cuisant des SIVP
(stage d’insertion dans la vie professionnelle, très vite qualifiés, à juste
titre de stages-parking), ils se sont insérés subrepticement dans le cursus
“normal” des études. Les jeunes ont du apprendre qu’ils n’avaient de chance
d’accéder à un emploi que si leur CV contenait déjà un nombre sensible de
stages en entreprise. La course d’obstacle pour trouver des stages (dont une
partie sont des stages purement opératoire, sans aucune visée formatrice de
la part de l’entreprise d’accueil) a donc commencé, livrant aux entreprises
une main d’œuvre pour des stages à durée limitée, déjà bien formée, à bas
prix. Certains emplois sont d’ailleurs “couverts” par des successions de
stages.
L’Etat a donc donné l’exemple, il a tracé la voie, et il a instauré des
formes d’emploi précaire pour les jeunes avec le label de la pure légalité
et donc de la légitimité qui est supposée y être attachée. Les entreprises
ont accueilli cette manne à bras ouverts, non pas pour recruter plus de
jeunes au total, mais, à la fois pour bénéficier d’une main d’œuvre à coût
réduit, sur un contrat à durée limitée, et pour la minorité des jeunes qui
aboutirait à un CDI, prendre le temps de les tester, de les sélectionner, de
voir ceux d’entre eux qui se révélaient apte à “entrer dans le moule”, en
engendrant ainsi des comportements conformistes à haute dose.
Le second type de mesure a concerné les modifications introduites dans le
droit du travail pour l’ensemble des salariés, tous âges confondus. Et la
plus importante, bien entendu, a résidé dans la création du Contrat à durée
déterminée, le dit CDD, dont on sait que depuis un grand nombre d’années, il
est devenu nettement majoritaire dans les recrutements des entreprises (sauf
pour les emplois de la fonction publique). Il représente régulièrement plus
de 60% des flux d’embauche des entreprises. Légalement, le recours aux CDD,
et surtout leur renouvellement, est assorti de certaines limites, mais ces
limites sont très souvent franchies, non respectées. C’est d’ailleurs devenu
un sport d’un nouveau genre : parvenir, en accord bien sûr avec le salarié
concerné, à contourner la réglementation.
A une époque, déjà lointaine, les spécialistes de l’emploi utilisaient le
terme d’emplois atypiques. Mais depuis le terme a été abandonné et on
comprend aisément pourquoi…

Le CPE reproduit la même histoire triste. Il est présenté comme un CDI. Mais
il s’agit là d’un artifice, d’un mensonge grossier. Le CPE est astreint à
une durée précise : 2 ans. Et qu’est ce qu’un contrat comportant une clause
de durée, sinon, en bon français, un contrat à durée déterminée ? Mais la
nouveauté qu’il introduit est extraordinaire : la possibilité de licencier
le jeune sans aucune justification offre aux employeurs un contrat à durée
parfaitement élastique. Les CDD “normaux” instaurent une situation précaire,
mais avec, au moins, une durée clairement affichée dans le contrat
d’embauche, ce qui offre une garantie minimale (même si c’est, en moyenne,
pour une très courte durée). Le CPE fait encore mieux : il n’existe plus
aucune garantie de durée dans ce type d’emploi. S’ouvre une période
d’incertitude et de stress intenses, pour le jeune concerné, et une période
de… grand bonheur pour les employeurs. Bien entendu, sont ainsi instaurés,
dans l’entreprise, un rapport politique et une ambiance quasi-dictatoriale.
Le jeune devra se couler dans le moule de l’esclave docile. On passe du
conformisme à l’obéissance pure et simple. Certes, on pourra toujours
trouver des employeurs ayant un comportement éthiquement correct. Mais on ne
construit pas une politique générale sur un tel aléa. C’est en fait dans la
philosophie implicite du dispositif que de donner aux employeurs un pouvoir
exceptionnel sur les jeunes, un pouvoir d’exception, pour utiliser le
vocabulaire de la philosophie politique. Certes, au bout de deux ans, les
jeunes qui auront été gardés jusqu’à ce délai, basculeront dans un “vrai”
CDI. Mais quel en sera le pourcentage ? Si l’on tient aux pratiques
actuelles et à l’expérience, cela devrait avoisiner les 20%. 1 jeune sur 5.
Il faudrait, de toutes façons, attendre deux ans pour le savoir.

Mais, derrière ces mesures, il faut voir l’essentiel : l’extrême violence
faite aux jeunes.
Cela devient, à proprement parler, insupportable. Pour eux en premier lieu,
pour les enseignants par ricochet. Cette violence ne mérite qu’une réponse :
la révolte. La seule chose qui la contient dans certaines limites, c’est
l’effet systémique de la situation d’ensemble : difficile de se révolter,
dans une situation de chômage et de précarité. Il est de l’intérêt
individuel du jeune de courber l’échine. Mais lorsque le vase déborde, les
échines se redressent.
Quelle est l’expérience qu’acquiert un enseignant du supérieur ?
Si je prends mon cas :
– je constate d’abord un taux anormalement élevé, majoritaire dans les
disciplines des sciences humaines et sociales, de jeunes étudiants, frais
sortis du bac, qui émettent le souhait de parvenir à un emploi…de la
fonction publique. Ce n’est bien entendu pas par “vocation” ou en vertu d’un
goût particulier pour travailler dans la fonction publique, mais par un
raisonnement strictement utilitariste. Le problème, c’est que, comme chacun
sait, les emplois de fonctionnaires “doivent” être réduits (et le sont
progressivement), ce qui fait se heurter deux mouvements inverses: une
demande forte pour ce type d’emploi, alors que le nombre va en diminuant.
Résultat : des concours de plus en plus sélectifs.
– Je constate aussi la course aux stages. En soi, dans l’absolu, que les
jeunes fassent des stages, comptant pour la validation de leur cursus, est
une excellente chose. C’est très normalement que les enseignants
introduisent ces stages dans les formations, du moins au-delà de la licence.
Mais si l’on quitte l’absolu, et que l’on regarde comment ça se passe, on
est doublement effaré. D’abord par la difficulté à trouver un stage, et pour
cause : de la part des étudiants, la demande est massive (d’autant que le
stage est, pour l’étudiant, obligatoire) et réussir à trouver un stage
devient une véritable course d’obstacle. Ensuite, d’échec en échec, on
atténue les exigences de qualité et de contenu du stage. On trouve
maintenant, dans le CV des étudiants, des stages purement bouche trou, qui
ne leur ont strictement rien apporté en terme de connaissance ou
d’expérience professionnelles en rapport avec leur formation. Et il faut
mesurer le poids des humiliations subies par ces jeunes durant cette course
d’obstacles. Personnellement, j’ai du me résoudre à rechercher moi-même des
stages pour mes étudiants pour parvenir à décrocher des stages intéressants.
Entre la formule incantatoire (du type : “il est bon que les jeunes
apprennent à trouver des stages par eux-mêmes, qu’ils apprennent à se
débrouiller”) et la réalité, le gap devient important. Exposer des jeunes à
ce qui se présente souvent comme un parcours d’humiliation, avec, du côté
des entreprises, des “recruteurs” qui affichent souvent un cynisme certain,
du moins lorsqu’ils répondent aux candidatures, ne me semble pas
particulièrement formateur, sauf à dire clairement que le rôle des
enseignants est précisément d’apprendre aux jeunes à courber l’échine…
– Quant à l’accès à l’emploi, on retombe, soit si c’est un emploi de la
fonction publique, sur une belle file d’attente (et pour accéder à un emploi
de chercheur ou d’enseignant-chercheur, derrière le formalisme et
l’égalitarisme de la procédure, un rôle essentiel joué par le lobbying ou la
cooptation), soit sur les fameux CDD…
C’est dire que le CDD devient la porte d’entrée de tous les jeunes, à tous
les niveaux d’étude. Et la plupart du temps, ce n’est pas un seul CDD, mais
une suite de CDD… Quant un étudiant parvient à décrocher un CDI à l’issue de
ses études universitaires, un seul mot vient à l’esprit : “quelle chance !”.
“On va déboucher le champagne !”.
Comme je prends les dirigeants d’entreprise et les DRH pour des individus
intelligents et parfaitement au courant de ces pratiques (puisque ce sont
eux qui les utilisent), je me dis : comment jugent-ils leur propre
comportement ? N’ont-ils aucun scrupule à violenter la jeunesse ? Et selon
la célèbre formule, qui voit-il le matin dans la glace ?
On pourra, bien entendu, justifier ces pratiques par le fameux “besoin de
flexibilité”. Mais il faut être vraiment nul en gestion d’entreprise et en
économie pour ne pas savoir que la flexibilité d’emploi est celle qui, à
moyen terme, dégrade le plus les vraies performances de l’entreprise, y
compris sa vraie flexibilité (la flexibilité d’innovation, de montée en
variété des produits offerts, de diversification des activités,
d’amélioration des organisations, etc.) et la performance fondée sur ce que
les mêmes DRH ne cessent de clamer : l’apport “décisif” d’un investissement
dans le développement des compétences des salariés (ce qui suppose stabilité
d’emploi).
On en vient à se poser cette question d’une extraordinaire simplicité :
pourquoi n’embauche-t-on pas sur CDI ? D’autant que la faculté de licencier
a été facilitée par diverses mesures à ce sujet.
Je ne crois absolument pas à une cause de nature économique du type
“flexibilité”, sinon pour les très petites entreprises (mais qui pourraient
aisément bénéficier d’une aide ciblée).
Il existe à mon avis deux raisons majeures :
– la première concerne tout simplement la gestion de la masse salariale :
les jeunes sont embauchés à un salaire situé sensiblement en dessous de
celui des “anciens” et la fameuse “flexibilité” n’est pas autre chose qu’une
tentative de variabiliser la masse salariale. On en revient au 19ème siècle
: les salariés sont une pure force de travail que l’on traite comme un coût
variable (et non comme un coût fixe). Ils sont traités à un niveau de
considération inférieur à celui des machines et des bâtiments.
– La seconde est politique. Le gouvernement et les dirigeants d’entreprise
veulent des salariés dociles, conformistes, et même plus que conformistes :
obéissant, non pas à leur conscience, mais aux résultats qu’on leur demande
d’atteindre et à la discipline qu’elle comporte. Il s’agit d’une
radicalisation d’un contrôle autoritaire. La précarité est l’une des armes
utilisées pour engendrer de tels comportements de soumission.
Mais à chaque fois, le gouvernement sous-estime la capacité de révolte de la
jeunesse et l’intelligence qu’elle manifeste à décrypter les intentions
réelles, derrière le verbiage des dirigeants politique. Car il n’existe
aucune autre réponse à apporter : la révolte.
Il y a la face ouverte de cette révolte, celle qui s’exprime par des
manifestations. Mais il existe une face plus cachée: une fois devenu
salariés, précaires ou non, l’expérience que les jeunes vivent génère un
fond durable de révolte, et parfois de cynisme, par découragement. Ce
phénomène, les patrons et les gouvernements successifs le sous-estiment et
souvent ne le voient pas. Mais entre les nouvelles générations d’un côté, la
classe dirigeante de l’autre, le divorce et la non-communication vont
croissantes. Quant aux salariés anciens, ceux qui n’ont pas fait cette
expérience, car entrés en emploi avec le fameux tournant du milieu des
années 80, un défi leur est lancé : soit comprendre la jeunesse actuelle et
la soutenir, soit jouer; inconsciemment, un rôle de bouchon (car occupant le
haut des emplois) et de coussin amortisseur. N’oublions pas au passage,
qu’en moyenne, les militants syndicaux sont eux-mêmes “vieillissants” et
qu’ils ont du mal à se mettre à la place de la jeunesse, de sa révolte et de
ses aspirations positives.
Et, sait-on jamais, peut être qu’un jour le corps enseignant finira lui-même
par se révolter. Cela ne se traduira pas forcément par des grèves (les
grèves ne pouvant être qu’un moyen à durée limitée), mais par des nouveaux
types d’alliance entre élèves, étudiants et enseignants pour faire front
ensemble à une politique de précarisation, mais aussi, et surtout,
d’humiliation de la jeunesse.