L’annonce, attristante, était passée quasi inaperçue : Marie-Claire Chevalier, défendue par Gisèle Halimi lors du procès de Bobigny, est morte en janvier 2022, à 66 ans, « des suites d’une longue maladie ». Elle était devenue une figure de la lutte pour le droit des femmes après son procès pour avortement illégal à l’automne 1972, dont l’issue avait contribué à rendre possible la loi Veil autorisant l’avortement. Son avocate de l’époque, Gisèle Halimi, avait remporté une magnifique victoire dans ce procès au cours duquel cinq femmes étaient sur le banc des accusées : Marie-Claire, seize ans, qui avait avorté après un viol (et avait été dénoncée par son violeur, récompensé par une réduction de peine) et quatre autres femmes, dont sa mère, Michèle, toutes accusées de complicité ou de pratique de l’avortement. Gisèle Halimi avait accepté de les défendre à condition de pouvoir attaquer la loi de 1920, qui interdisait la contraception et l’avortement. Marie-Claire Chevalier avait courageusement accepté de mener un combat pour toutes et que son procès personnel soit un procès politique pour le droit à l’IVG.
Rappelons que si la contraception se répand dans les années 1960, l’avortement restait le grand tabou et l’inconnu des démographes. Les chiffres ont fini par éclater : dans les années 1960, la France connaît entre 250 000 et 300 000 avortements clandestins par an1 dans des conditions insalubres et traumatisantes pour un grand nombre de femmes, le plus souvent très jeunes. Le tabou se lève en même temps que se soulève le Mouvement de libération des femmes après 1968 ; les féministes rompent alors les chaînes du patriarcat en affirmant le droit des femmes à disposer de leur corps.
Viennent « Le manifeste des 343 », qui fait partie de l’historique de la désobéissance civile, et le procès de Bobigny, autre action de contestation de la loi. Le succès actuel, on l’oublie, est celui de désobéissant·es – toutes les femmes innombrables, soignants, médecins, aidants et militants qui ont œuvré depuis des décennies, dans la clandestinité et la résistance pour le droit des femmes à disposer de leur propre corps. C’est en pensant à elles – à Gisèle Halimi, à Marie-Claire, tant d’autres – pour la première fois honorées officiellement le 8 mars dernier – que l’on peut se réjouir des résultats du vote des parlementaires réunis en Congrès à Versailles et de l’adoption de la révision constitutionnelle visant à protéger la liberté d’avoir recours à une interruption volontaire de grossesse (IVG), et se joindre aux hurlements de joie qui ont éclaté partout dans la salle et sur les places, lors de la proclamation du résultat. C’est aussi une surprise, car au vu des difficultés antérieures à lancer le processus au parlement, on ne pouvait pas imaginer une si large majorité (780 voix pour contre 72), La victoire est là aussi, dans les votes de ces parlementaires parfois réticents au départ mais finalement convaincu·es, contraint·es ou assailli·es par leurs filles, amies, électrices et électeurs.
Le 4 mars 2024, la France est donc devenue le premier pays au monde à inscrire l’IVG dans sa constitution : « la liberté garantie de la femme de recourir au droit à l’interruption volontaire de grossesse ». Malgré le caractère alambiqué de la formulation, résultat d’âpres discussions sémantiques et juridiques, le résultat est là. Il nous permet même de faire l’expérience d’un sentiment dont on n’imaginait plus guère la possibilité (en dehors peut-être fugitivement d’événements sportifs ou de récompenses à des artistes aimés) et qui a même quelque chose d’embarrassant : la fierté, non pas « d’être français·e » évidemment, mais pour la France. Après, rappelons-le, une série de lois injustes et imposées sans majorité, qui semblent la marque de fabrique du gouvernement Macron II.
Il est rare que la France puisse apparaître comme pionnière : elle l’est non dans le droit à l’avortement (qu’elle a mis du temps à concéder), mais dans cette révision constitutionnelle visant explicitement à protéger la liberté d’avoir recours à l’avortement. Un demi-siècle après l’adoption de la loi Veil, il ne s’agit plus d’affirmer un droit mais bien de le protéger. C’est donc une loi contextuelle : elle est portée sous la menace, et par la troisième vague du féminisme. Il ne s’agit pas d’égalité de droits politiques ou dans le marché du travail (enjeux de la première vague), ni de « droits reproductifs » (pour reprendre la terminologie étatsunienne), mais de liberté sexuelle, de la liberté des femmes à disposer de leur corps, dans la lignée des mouvements féministes du siècle dernier. La loi est bien de l’ère post-#MeToo, marquée par une libération de la parole sur les violences sexuelles et envers les femmes, dont les menaces sur l’avortement font partie. La loi Veil est arrachée en 1975 par les féministes et par les syndicats du Ministère de la Santé, dans la situation atroce que révèle et dénonce le procès de Bobigny ; mais centrée sur la compassion, jamais elle ne fait référence au droit des femmes à disposer de leurs corps.
Cette liberté, et les corps des femmes, c’est la première chose qu’attaquent les dictatures. Dans le livre puis la série culte The Handmaid’s Tale (La servante écarlate) dont la toute dernière saison est en cours de production, Gilead dictature patriarcale instaurée aux États-Unis, se définit essentiellement par le contrôle des corps des femmes, notamment des servantes (handmaids), femmes détectées fertiles, enfermées et violées afin de produire un enfant pour les couples de la classe dominante : des femmes qui comme l’héroïne, June, travaillaient, s’amusaient, avaient des ami·es et une vie, et qui d’une minute à l’autre, se retrouvent privées de leur travail, de leur compte en banque, et de tout droit – de voter, d’avorter, de lire, de circuler. L’univers de Gilead permet de rappeler que les libertés de femmes sont toujours fragiles et les premières visées par les pouvoirs réactionnaires ou autoritaires. La série annonçait en 2017 les effets de l’arrivée de Trump au pouvoir et la menace qu’un tel spécimen d’humanité constitue en soi pour la dignité des femmes aux États-Unis et dans le monde. Mais désormais, elle illustre une menace généralisée ; la liberté des femmes sur leurs corps, qui semblait majoritairement acquise dans le monde et dans l’opinion publique, est soudain fragilisée.
Comme on sait, la loi Veil n’a pas suffi ; l’application fut lente et difficile et l’accès à l’IVG reste très inégal (en fonction de l’origine ethnique et géographique et du niveau social des femmes). Il est rendu désormais encore plus difficile par des politiques budgétaires néolibérales et la criminelle négligence gouvernementale pour les professions de care. La volonté d’apparaître comme un « phare » pour les autres pays contraste avec les retards de la France en matière de représentation politique des femmes ou d’égalité « réelle », et avec les conditions effectives d’exercice de la liberté d’avorter. C’est bien l’enjeu à venir.
Ce vote « historique » est l’aboutissement d’un processus parlementaire de 18 mois au cours duquel de nombreux·ses élu·es, relais des associations féministes, ont redoublé d’engagement. La présence d’anciennes ministres à l’égalité femmes-hommes ou aux droits des femmes, Isabelle Rome, Elisabeth Moreno, Najat Vallaud-Belkacem à cette séance singulière signalait l’union politique rarissime des femmes pour une cause féministe. Celle de représentantes d’associations comme le Planning familial œuvrant pour les droits des femmes, de militantes et institutionnelles féministes, était signifiante, là aussi dans une période de destruction systématique du tissu associatif en France.
La sénatrice (Europe Écologie-Les Verts) Mélanie Vogel qui a joué un rôle crucial dans le processus a peut-être le mieux marqué le sens politique de l’événement : « La République française, désormais, ne sera plus jamais la République sans le droit à l’avortement ».
Une prochaine étape du combat est de faire inscrire le droit à l’avortement dans ces droits humains que pratiquement tous les pays reconnaissent. En effet, la décision française a eu un écho remarquable dans le monde. Le droit à l’avortement est de plus en plus menacé dans des pays européens comme la Hongrie, la Pologne, l’Irlande et l’Italie. La décision de la Cour suprême des États-Unis dans l’affaire Dobbs v. Jackson Women’s Health, qui a annulé le droit constitutionnel à l’avortement après 49 ans, a été précisément ce qui a suscité (ou galvanisé) les efforts en France pour protéger ce droit.
L’exposé des motifs du projet de loi le dit explicitement :
« En France, la liberté de recourir à l’interruption volontaire de grossesse est aujourd’hui garantie par la loi. […] Si, dans notre pays, cette liberté n’est pas aujourd’hui directement menacée ou remise en cause, hormis par quelques courants de l’opinion heureusement très minoritaires, tel n’est pas le cas dans d’autres États et non des moindres. »
Le texte mentionne alors l’action de la Cour suprême étatsunienne :
« En mettant un terme à sa célèbre jurisprudence “Roe v. Wade” de 1973, la Cour Suprême a fait la démonstration que les droits et libertés qui nous sont les plus précieux peuvent être menacés alors qu’ils semblaient solidement acquis. »
Le texte garantit la liberté d’avorter aux femmes, et a été critiqué parce qu’il pouvait sembler exclure les femmes qui ont fait une transition vers le genre homme, et ont une identité civile d’homme. Mélanie Vogel a su désamorcer cette attaque en rappelant que la liberté est garantie à tous·tes celleux qui ont un corps susceptible de commencer un processus d’enfantement et désirant y mettre fin, marquant bien le changement de paradigme politique.
Il ne s’agit donc pas de célébrer un « phare de l’humanité », mais de redéfinir la démocratie. Pour Mélanie Vogel, « La France montre que le droit à l’avortement n’est plus une option, mais une condition de notre démocratie ». Elle ajoutait : « Je veux envoyer un message aux féministes en dehors de la France. Tout le monde m’a dit il y a un an que c’était impossible. Rien n’est impossible quand on mobilise la société ». C’est l’une des rares fois où une conquête féministe, ancrée dans l’histoire longue des révoltes et des mobilisations, devient un élément de récit national (réel ou fictif). Et où se révèle l’efficacité de la désobéissance civile : un acte public de refus d’accepter une loi injuste a changé le monde jusqu’à pénétrer la Constitution.
1L’INED donne le chiffre de 250 000 avortements clandestins par an dans les années 1960. Simone Veil, lors de son discours à l’Assemblée Nationale, évoque le chiffre de 300 000 avortements clandestins par an. La juriste A.-M. Dourlen-Rollier avance le chiffre de 800 000 avortements par an, ce qui signifierait que 50 % des grossesses étaient interrompus dans la clandestinité dans les années 1960.