Nous sommes en 1932. Il y a trois ans, le Jeudi noir de Wall Street a précipité le monde dans la Grande dépression. Bien sûr, les racines de la crise sont sous-jacentes : les Années Folles ont vu une répartition de la valeur ajoutée profondément inégalitaire, et grosse d’une crise structurelle de surproduction. Seuls les grands pays émergents (du Mexique à l’Argentine) ont résisté, en se réorientant vers leur marché intérieur. Une nouvelle donne, un “New deal” est nécessaire entre capital et travail, mais d’abord il faut apurer le passé.
En 1932, ce passé se cristallise dans la dette allemande. Comme Keynes l’a prédit, l’Allemagne ne peut pas payer, mais cette dette exerce une pression dépressive sur l’économie mondiale. Or, au même moment, tous les gouvernements libéraux, de Hoover aux États-Unis à Tardieu-Laval en France, organisent une récession mondiale coordonnée, sous prétexte d’équilibrer les budgets…
Pour soulager l’Allemagne, le plan Young propose un effacement partiel et un rééchelonnement de sa dette. Mais alors, c’est la France qui ne peut plus payer sa dette aux États-Unis… Hoover propose un moratoire général sur les dettes. La France tergiverse. Le moratoire Hoover ne sera accepté que fin 1932. Il est trop tard : Hitler a gagné les élections.
Toute ressemblance avec l’année 2011 est purement fortuite… La sortie de la crise actuelle ne se fera pas, à la Roosevelt ou à la Ford, en généralisant à tous les travailleurs du monde l’accès à l’automobile, mais en mobilisant tous les efforts pour sauver la planète des périls écologiques qui pèsent sur elle (alimentaires, énergétiques, climatiques, sanitaires…). Rien qu’en France, des centaines de milliers d’emplois sont à la clé, du bâtiment aux transports et aux énergies renouvelables… Toutefois, certaines analogies nous interpellent : les années perdues en plans d’austérité coordonnés, et la crise de la dette.
2011 voit effectivement l’émergence d’un plan Young et d’un moratoire Hoover qui s’applique d’abord à la Grèce, mais demain sans doute à l’Italie voire à la France (la dette américaine s’érode progressivement avec la baisse du Dollar). L’ébauche d’une solution émerge, pour alléger le poids sur les débiteurs sans ruiner les créditeurs : combiner un rééchelonnement et une monétisation partielle de ces dettes. C’est à dire : que la Banque Centrale Européenne rachète aux banques la dette publique, moyennant un certain rabais.
Cela paraît raisonnable, mais ce n’est pas simple. Les Européens du Nord, toutes tendances confondues, pensent “Nous avons fait des efforts de fourmis pour garder un budget en équilibre. Pourquoi faudrait-il payer pour les cigales ?”. En particulier, les Allemands, seuls en Europe de l’Ouest à avoir connu l’hyperinflation, ont une sainte terreur du financement des déficits par la planche à billets. D’où l’importance de l’accord intervenu le 13 novembre au congrès des Verts Européens, après de longues négociations. Elles furent particulièrement «franches» entre Français et Allemands, tous deux appelés à participer à une coalition qui remplacerait le terrible tandem Merkel/Sarkozy.
La «Déclaration de Paris» adoptée à l’issue de ces négociations proclame à la fois la solidarité européenne et sa contrepartie : un contrôle des uns sur les autres. Elle ouvre également la porte à un rééchelonnement encore plus prononcé de la dette Grecque, puis à une monétisation des dettes afin d’apurer le passé tout en prévenant l’effondrement du système bancaire. Mais, pour répondre à l’inquiétude légitime des citoyens allemands, elle prévoit le maintien de la règle prudentielle de la «double signature». C’est au Fonds Européen de Solidarité Financière d’assurer les fins de mois difficiles des États impécunieux, quitte à escompter ses propres titres auprès de la BCE ; de même, c’est à la Banque Européenne d’Investissements de prêter aux collectivités locales ou nationales les fonds pour la reconversion écologique, et c’est elle, la BEI, qui peut escompter ses prêts auprès de la Banque Centrale…
Je crois qu’il faudra bientôt aller plus avant dans le détail. Quand une Banque centrale rachète les titres de la dette publique, fût-ce indirectement sur le second marché, cela entraîne incontestablement des effets pervers. Il y a le «risque moral» d’entretenir l’irresponsabilité des gouvernements, toujours prêts à faire des cadeaux aux gros contribuables en périodes de vaches grasses, et à faire payer les pauvres en période de vaches maigres. Et d’autre part le risque d’accélérer une inflation dont les principales victimes seraient les revenus les moins bien indexés, c’est à dire ceux des salariés, pensionnés et précaires. Par ailleurs, les banques, ainsi remboursées en Euros par la BCE, ne sont pas incitées à ouvrir de nouveaux crédits en direction de la conversion verte de l’économie. Pour mieux cibler cette création monétaire, on pourrait en «flécher» la destination : pour 100 000 euros de titres de la dette publique rachetés à une banque, la Banque centrale devrait lui imposer un dépôt obligatoire de 20 000 euros, dont une grande partie serait placée à la Banque Européenne d’Investissements.
L’autre condition de ce «fédéralisme monétaire» est de plus en plus acceptée, en particulier à droite : la discipline, que les États nationaux ne parviennent plus à s’imposer, c’est à l’Europe d’y veiller. La Déclaration de Paris précise que cette discipline ne s’applique pas tant aux salaires et services publics, qu’aux dépenses publiques inutiles, et aux profits injustifiables…
Mais les nouveaux convertis du fédéralisme devraient réfléchir à d’autres conséquences. Pour protéger la sécurité de leurs résidents, l’Allemagne, la Belgique, la Suisse et l’Italie ont renoncé au nucléaire après Fukushima. En Espagne, la part des renouvelables et de la cogénération atteint 50% ce mois de novembre. Imagine-t-on que nos voisins tolèreront longtemps que le lobby nucléaire français laisse peser indéfiniment sur le continent un risque qu’ils font l’effort de supprimer chez eux ? Qu’en cas d’accident dans une centrale française, ils se sentiront solidaires d’un État qui a refusé de prendre à temps les mesures qui auraient permis de l’éviter ?
Certes, comme de 1933 à 1939, bien des peuples risquent de céder à l’illusion de s’en sortir tous seuls, en rejetant la faute sur les voisins, en rompant les liens qui les unissent aux autres. On a vu où mena alors cette poussée de nationalisme, et ne nous faisons pas d’illusion : elle avait une large assise populaire.
Pour éviter les désastres des années 30, nous sommes invités à être enfin européens. C’est une chance, mais elle porte aussi ses exigences.
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