Les vies noires comptent. Au début de l’année 2020, ces mots viralisent la médiasphère mondialisée, entraînant dans leur sillage une reconnaissance inédite du racisme systémique inscrit au cœur de la modernité/colonialité. La complicité de l’État-nation colonial et de ses institutions se donne en slogans : sur des pancartes, dans des manifestations un peu partout dans le Nord global, on lit des appels à abolir la police, à abolir les prisons, à abolir le capitalisme carcéral.

Le mouvement pour la justice transformatrice (en anglais : transformative justice, parfois abrégée en TJ) est de ces pratiques et de ces désirs d’abolition que les mots Black Lives Matter ont récemment intensifiées. L’expression, forgée au début des années 1990 par la militante anti-carcérale canadienne Ruth Morris, désigne une spéculation abolitionniste et un ensemble de pratiques micropolitiques « à ras du sol » de résolution des conflits et de lutte contre les violences interpersonnelles. Au début des années 2010, les mouvements queer, handis et antiracistes nord-américains se sont emparés du concept et ont tenté de l’expérimenter dans leurs communautés militantes, développant, plus que des outils, quantité de forums où ces expérimentations (précaires, fragiles, toujours situées et attachées à leurs contextes) pouvaient être partagées et réfléchies.

Cette majeure s’efforce de donner écho à ces tentatives, en les inscrivant dans des perspectives philosophiques qui les diffractent (l’afropessimisme, les théories queer de la communauté, les philosophies de la justice…) et en réfléchissant à la possibilité de les déployer dans d’autres contextes (en France, notamment, mais aussi au Canada dans les relations entre l’État-nation colonial et les Premières nations et au Rojava dans les expérimentations de justice sans l’État).

Voici un résumé rapide du parcours qui s’y propose.

Dans Le conflit n’est pas une agression, l’écrivaine et théoricienne queer Sarah Schulman suggère de distinguer entre ce qu’elle appelle une communauté négative, où le groupe se définit par ce qu’il rejette ou exclut (où, donc, celleux qui sont criminalisé·es définissent en creux l’« en-commun »), et une communauté responsable, où le groupe se définit par sa capacité à rendre chacun de ses membres capables de répondre de ce qu’il y fait. Suivant cette suggestion, l’article de la philosophe transféministe Emma Bigé, « Interrompre le cycle des violences, transformer la communauté », envisage la justice transformatrice comme un outil non seulement de justice à échelle humaine (à échelle de la communauté), mais surtout comme une pratique d’abolition des communautés négatives du capitalisme carcéral à la faveur de communautés responsables.

Comme y insiste la militante du plaisir et facilitatrice de résolution des conflits adrienne maree brown dans le deuxième article, « Nous ne nous annulerons pas », ce travail à l’échelle de la communauté est rendu particulièrement difficile à un moment où, la pandémie de covid-19 aidant, les communautés et les conflits qui les habitent se sont digitalisées. Avec la distance de l’abstentiel, il est parfois plus facile de dénoncer (call-out) les mauvais comportements, que d’interpeler et d’inclure (call-in) celleux qui ont fait du mal. adrienne maree brown pose ainsi la question difficile : comment croire les survivant·es tout en restant abolitionnistes ? comment croire les survivant·es tout en pratiquant une justice transformatrice ?

Avec l’article de la militante queer et féministe Elsa Deck Marsault, nous plongeons les mains dans le cambouis de la résolution des conflits et des processus de justice intracommunautaire, en interrogeant notamment la transposabilité de la notion de justice communautaire en dehors du contexte (fédéral, donc aussi par principe localiste) nord-américain. En s’appuyant sur l’expérience du collectif Fracas dédié à la circulation des pratiques de justice transformatrice dans des communautés activistes en France métropolitaine, l’autrice montre les soupçons qui portent sur les communautés dans ce pays (où elles sont désignées négativement sous le terme de communautarisme) et la nécessité que nous avons de nous réapproprier nos conflits et revendiquer notre capacité à les résoudre sans passer par l’État.

Avec « Phallicisme et abolition », le philosophe afropessimiste Norman Ajari donne une clef à la nécessité de penser en dehors des cadres fournis par l’État-national moderne/colonial en montrant qu’il surexpose les masculinités non blanches à sa violence. S’inscrivant dans le champ des Black Male Studies, Ajari montre comment les hommes non blancs sont souvent les grands oubliés des luttes abolitionnistes, et ce alors mêmes qu’ils représentent l’écrasante majorité des personnes incarcérées. Détaillant les raccourcis ou les omissions qui grèvent certains textes de la justice transformatrice, son texte rappelle ainsi que l’abolition requiert un changement radical d’imaginaire, et qu’elle ne peut se faire sans se confronter à la misandrie raciale.

La « poétesse, lesbienne, mère, guerrière, féministe Noire », Audre Lorde dit que les outils du maître ne détruiront jamais la maison du maître, indiquant par là que lutter contre la violence en utilisant les mêmes stratégies que celles qui la génèrent (à savoir : la punition, l’exclusion, la prison) peut tout au plus apporter un répit momentané, mais jamais transformer la société qui les a rendues possibles. De même on peut dire avec le théoricien du droit Dean Spade que « Leurs lois ne rendront pas nos vies plus sûres ». Autrement dit, au cœur de l’engagement abolitionniste, on doit placer un travail de prise de conscience : le complexe industriel carcéral et l’État se donnent la main pour nous convaincre qu’être « inclues » (en tant que minorités), c’est disposer de lois qui criminalisent nos agresseur·es (misogynes, transphobes, racistes, validistes). Mais à renforcer ainsi les forces de la punition, on ne fait qu’intensifier, en réalité, la logique de la violence qui s’abat sur nous et sur nos proches.

Offrant une perspective transhistorique sur la justice transformatrice au sein des théories de la justice, l’auteure collective Camille Noûs conclut avec Yves Citton cette plongée en montrant la manière dont la justice transformatrice s’intègre à des mouvements plus larges et plus traditionnellement politiques qui, stratégiquement, s’attaquent aux infrastructures matérielles et institutionnelles. Si l’abolition se fait à l’échelle humaine de nos relations interpersonnelles, et si nos luttes pour la justice sociale ne doivent pas oublier de prendre soin de nos conflits internes et de nos manières de les résoudre, la perspective d’une abolition plus générale ne peut être abandonnée.

Là où la sociologue Dilar Dirik donne un exemple d’une telle expérimentation à l’échelle d’une « nation sans État » – celle du Rojava kurde, où une révolution communaliste est toujours en cours, et dont elle décrit les pratiques de justice locale, appuyées (côté préventif) sur une éducation collective à l’auto-défense et (côté judiciaire) sur des pratiques de responsabilisation communautaire –, le philosophe Bayo Akomolafe en propose une spéculation à l’échelle géopolitique de la « Réconciliation » entre les Premières nations et l’État colonial canadien, demandant : à quoi pourrait bien ressembler une justice qui ne reproduirait pas le monde dont elle cherche à réparer les violences ? C’est, finalement, la question incessante de cet ensemble de textes et qu’Akomolafe formule avec simplicité en disant que le problème avec la justice dans sa forme habituelle, c’est que ses propositions ne sont pas assez bizarres, que les solutions proposées pour faire face à la violence n’ont pas assez d’humour, d’étrangeté, d’instabilité, pour proposer des bascules.

C’est la raison pour laquelle cette plongée dans la justice transformatrice se conclut sur le texte de la poétesse féministe Noire, « semeuse de troubles queer et aspirante-cousine de tous les êtres sensibles », Alexis Pauline Gumbs qui, avec « Semences de liberté », revient sur une expérience de jardins ouvriers menée à Durham, en Caroline du Nord pour lutter contre les violences sexuelles et sexistes. Le jardin, l’acte de jardiner, envisagés comme techniques de justice transformatrice : se rassembler, entrer en contact les unes avec les autres, cultiver de quoi se nourrir, sentir la terre et les histoires de violence qui la précèdent, se donner les moyens d’y faire pousser d’autres choses. Toutes pratiques, interreliant l’histoire, la communauté, les conditions matérielles d’existence, dans lesquelles la transformation s’esquisse sous la forme de plantes qui poussent, là même où, selon les mots d’Audre Lorde, « nous n’étions pas censées survivre ».

À l’image du mouvement pour la justice transformatrice, cette majeure fait coexister des voix en désaccord les unes avec les autres, et des textes de différentes natures, passant du témoignage militant à la philosophie politique. Elle est aussi, crucialement, rythmée par des poèmes – de Beth Strano, d’Audre Lorde, d’adrienne maree brown, d’Alexis Pauline Gumbs – : une manière de célébrer le bégaiement, l’incertitude, l’étrangeté à soi-même que la perspective abolitionniste exige d’introduire dans nos langues et dans nos imaginaires.