Artiste sans lieu et sans œuvre, aux noms divers – Maria Wurtz, Deyi Studio – et aux rôles multiples – artiste-collectionneur-critique-directeur-coordinateur – Paul Devautour se définit comme un opérateur en art dans le monde dématérialisé de l’information et des réseaux. Ses entreprises comme la collection Yoon Ja et Paul Devautour, le collège invisible, l’école offshore à Shanghai, une direction d’école nationale supérieure d’art, une kyrielle de textes et de conférences sont des épisodes d’une production immatérielle qui ne dissocie jamais pratique et théorie et dont il réinvente à chaque fois les formes et les articulations. 

Ceci est le texte du message vidéo enregistré par Paul Devautour avec l’aide de Xia Yilan, le jeudi 10 avril 2014, à l’invitation de Dominique Pasqualini pour la soirée E.M.A.N.I.F.E.S.T.O.N.I.G.H.T (École Média Art de Chalon-sur-Saône) et diffusé à la Gaîté Lyrique à Paris le soir même, puis lu en public sur l’île des impressionnistes devant la maison fournaise, à l’invitation de Sylvie Boulanger dans le cadre du festival Island#6 au CNEAI, le samedi 27 septembre à Chatou.

Bonsoir à tous,

Je vous adresse ce message depuis Shanghai, presque en direct. Nous sommes ici le jeudi 10 avril 2014, il est 10h.

Puisque l’heure est venue, il faut taire les hésitations : alors voici ma théorie de l’art en 5’ :

1) L’art est une pratique du monde.
2) Cette pratique est le fait de communautés interprétatives.
3) La compatibilité a remplacé la spécificité comme opérateur majeur de cette pratique.
4) Les mondes de l’art sont des cercles magiques dans des prairies fleuries.
5) Il n’y a plus lieu de faire des expositions.

1) L’art est une pratique du monde

Je reprends cette formule de Francis Jeanson, qui fut un temps à Chalon-sur-Saône, et qui parlait de la culture comme d’une pratique du monde.

Précédemment ma définition était plus ludique. Jusqu’en 2004, j’ai pratiqué l’art comme un jeu dont l’enjeu était d’en changer les règles. Ceci valait sur un plateau de jeu clairement délimité par l’espace des expositions, sans extériorité possible.

Dès 1989 pourtant, avec la création du web et l’extension de la surface de jeu à la planète entière, il était évident que la synchronisation progressive de règles hétérogènes dans des univers communiquants multiples rendait ce jeu dérisoire.

Il fallait s’en tenir à des zones d’autonomie temporaire, et il ne s’agissait donc plus d’un jeu de position, mais davantage d’un jeu d’esquive.

Il m’est apparu alors que l’école d’art restait le seul endroit encore abrité des logiques mercantiles et des impératifs de visibilité médiatique, et qu’il constituait, ce ne fut pas durable, le seul écosystème viable pour une véritable pratique artistique, c’est-à-dire une recherche.

L’art, comme pratique du monde, ouvre très largement ma définition initiale, et, sans le confondre avec la vie, permet d’envisager son encapsulation dans toutes sortes d’activités.

2) Cette pratique est le fait de communautés interprétatives

« Ce n’est pas la présence de qualités poétiques qui impose un certain type d’attention, mais c’est le fait de prêter un certain type d’attention qui conduit à l’émergence de qualités poétiques. » Par ces mots, Stanley Fish a décrit dans les années 1980 l’autorité des communautés interprétatives.

La proposition artistique n’est pas essentiellement le fait de l’artiste qui l’actualise mais le produit de l’interprétation d’une communauté qui la rend possible.

La conséquence de ce renversement de perspective est une subversion du cercle institutionnel de la légitimité, où se négocie le geste performatif d’exposition, par une myriade de cercles de conversation, où s’élaborent les interprétations.

3) La compatiblité a remplacé la spécificité comme critère central de cette pratique

Le bouleversement du premier cercle, considéré jusqu’ici comme exclusif, confondu avec l’ensemble des lieux validés par le système médiatico-marchand, et donc strictement délimité, a produit l’effet d’une dispersion incontrôlable hors du White Cube, soit, aux yeux des spécialistes, une disparition ou une évaporation.

Mais échappé du White Cube et du dictat de la spécificité, il faut parler d’interopérabilité. Les statuts deviennent flottants et indécidables. Parlons de compatibilité. Disons que la pratique artistique « supporte » (au sens informatique) toutes les pratiques culturelles.

Cependant si l’art devient compatible, il n’en reste pas moins autonome, sauf à tomber dans le piège de l’industrie culturelle en fonctionnant comme un sous-programme du contrôle social. C’est pourquoi la pratique artistique doit adopter aujourd’hui une forme paradoxale d’invisibilité.

4) Les mondes de l’art sont des cercles magiques dans des prairies fleuries

Dans « Mondes animaux et monde humain », en 1934, Jacob Von Uexküll décrit en détail une prairie fleurie en montrant la superposition de milieux multiples, étrangers les uns aux autres, et pourtant compatibles et en interaction. Il observe que la même fleur, considérée du point de vue de milieux différents, prend des significations contrastées et trouve des usages variés.

 

Il écrit : « La cueillette de la fleur fait de cette dernière un élément de parure dans le milieu de la jeune fille. Le parcours de la tige fait de celui-ci un chemin dans le monde de la fourmi, et la piqûre de la larve de cigale change la tige en une source d’où jaillit pour elle un matériau de construction. Pour la vache, l’arrachage de la tige la change en une nourriture appétissante. »

Il écrit encore : « Tout objet qui entre dans l’orbite d’un milieu est modulé et transformé jusqu’à ce qu’il devienne un porteur de signification utilisable ou bien reste totalement négligé. »

Dans un environnement de réseaux sociaux, nous pouvons considérer que chaque communauté a son univers propre, qu’elle construit et qui lui impose ses déterminations. Que chaque univers est compatible avec tous les autres, et que chaque personne aujourd’hui appartient à plusieurs communautés simultanément, suivant les heures de la journée ou les moments de sa vie.

Il s’en suit une sorte d’empilement des univers culturels, distribués et simultanés, à la fois voisins et étrangers, autonomes et interconnectés, comme autant de calques superposés.

Un monde de l’art est une communauté parmi d’autres, interprétant et produisant les informations d’un calque parmi d’autres. Et pour chaque monde de l’art, à un moment donné, sur un certain calque, un certain nombre d’objets, d’images, de gestes, d’idées ou d’attitudes font sens, et les autres sont ignorés.

C’est, d’une certaine manière la définition des cercles magiques, selon la description de l’activité ludique formulée par Johan Huizinga en 1938.

Si je devais retrouver ma définition initiale de l’art comme un jeu, ce serait bien sûr actuellement un jeu pervasif, massivement multijoueurs.

5) Il n’y a plus lieu de faire des expositions

Je termine par un point accessoire mais déterminant car il touche à la question de l’économie de la pratique artistique. Sans expositions, dira-t-on, plus de visibilité sociale, plus de public, plus de médiations, plus de subventions et plus de ventes, donc plus d’art, au sens professionnel du terme.

L’exposition est à ce point devenue le média exclusif de l’art que les recherches les plus radicales et les plus libres finissent toujours par démissionner devant les compromis imposés par la nécessité d’exposer. L’histoire des expositions est pourtant assez brève et si son début est contemporain des grands magasins, sa fin coïncide avec le commerce en ligne. Il n’y a objectivement plus aucune nécessité d’exposer.

Il s’agit simplement, dès maintenant, d’expérimenter d’autres modalités d’implémentation de l’art en tant que pratique du monde.

En vous remerciant pour votre attention,
bonne fin de soirée,
et à bientôt.

(CC BY-NC-SA 4.0) DeYi Studio Shanghai/20140410