LE MONDE DES LIVRES | 12.07.07Parmi les oeuvres exposées à Venise, ces jours-ci, dans le cadre de la Biennale d’art contemporain, on croise cette Passion du XXe siècle : Jésus crucifié sur un avion de chasse, un bras fixé à chaque missile. Cette oeuvre, intitulée La Civilisation occidentale et chrétienne, se trouve suspendue aux plafonds de l’Arsenal, en plein coeur de la cité vénitienne.
A quelques kilomètres de là, au début des années 1970, des ouvriers de la pétrochimie avaient utilisé le même motif pour identifier leur calvaire moderne : révoltés par la multiplication des cas de cancer dans leurs rangs, ils avaient récupéré un mannequin féminin en plastique désarticulé, et l’avaient cloué sur une croix, le visage recouvert d’un masque à gaz militaire. “Vous vous rendez compte, il y a eu des milliers de cancers, beaucoup de morts, et tout cela vient seulement d’être jugé, en 2003…”, soupire Antonio Negri, tenant dans sa main une photo jaunie de la foule prolétarienne rassemblée autour de cette croix : c’est la Passion de Porto Marghera, du nom de l’immense zone industrielle qui se dresse à la lisière de Venise.
A leur manière, ces travailleurs étaient des habitués de la Biennale : en juin 1968, main dans la main avec les étudiants de la faculté d’architecture, n’avaient-ils pas bloqué la manifestation, appelant à un front unique des beaux-arts et de l’imagination ouvrière ? Negri en était. Il a alors 35 ans, habite Venise et enseigne la philosophie du droit public à l’université de Padoue ; mais c’est à Porto Marghera que le militant fait vraiment ses classes : “Je partais très tôt le matin, j’arrivais vers 6 heures pour les assemblées générales ouvrières, puis je mettais ma cravate pour aller tenir mon séminaire à la fac, et je revenais à 17 heures, histoire de préparer la suite du mouvement…”, se souvient-il.
Aller à la rencontre de Negri, c’est revenir à cette scène fondatrice, et mesurer la distance parcourue, depuis l’éducation politique de Porto Marghera jusqu’à la consécration “altermondialiste”, en passant par les “années de plomb”, la terreur, la prison. Rendez-vous fut donc pris dans l’un des innombrables “centres sociaux” qui forment l’armature des réseaux “alter” en Italie, et qui associent intérimaires, sans-papiers et intellectuels précaires autour d’un débat ou d’un concert.
“Nous voilà dans le Far West vénitien”, ironise Antonio Negri, tandis que la voiture s’enfonce dans la chaleur de Porto Marghera. Au bord de la route, des bâtiments industriels, des colonnes de fumée et, tous les 500 m, une prostituée. A droite, on aperçoit l’ancien local où Negri et ses camarades de l’Autonomie ouvrière défiaient le centre de police, situé juste en face. A gauche, devant une usine textile, coule un canal qui mène à la lagune, au travers duquel les “copains” tendaient des câbles pour empêcher les bateaux des “jaunes” (briseurs de grève) d’accoster.
Un peu plus loin, justement, on tombe sur un piquet de grève, tout à fait actuel celui-là : torses nus et bermudas estivaux, quatre métallos montent la garde devant leur entreprise pour protester contre les licenciements massifs. Un journal à la main, ils chassent les insectes qui s’accumulent sous leur parasol. La conversation s’engage à l’ombre des bannières syndicales, quelques blagues sont échangées. “C’est fou, on dirait un film de Fellini”, sourit Negri, comme si la scène avait à ses yeux quelque chose d’irrémédiablement dépassé.
Longtemps, pourtant, le philosophe et ses amis “ouvriéristes” ont considéré ces travailleurs comme l’avant-garde d’une libération universelle. La voie en était toute tracée, et elle partait, entre autres, de Porto Marghera. Les choses ont changé : “Dans les années 1970, il y avait ici 35 000 ouvriers, aujourd’hui ils sont 9 000. On est passé du fordisme au post-fordisme, il n’y a quasiment plus rien d’un point de vue industriel. Ce sont des entreprises de services, de transports, d’informatique”, précise Negri, dont l’effort théorique consiste à réviser les catégories marxistes en partant de la question sociale et de ses métamorphoses contemporaines.
A commencer par l’avènement d’un monde “postmoderne”, entièrement soumis à l’hégémonie de la marchandise. Cet espace de domination “déterritorialisé”, à la fois lisse et sans frontières, où la folle circulation du capital rend caduques les anciennes souverainetés étatiques, Negri et son ami américain Michael Hardt l’ont baptisé “Empire”. En son sein triomphe une forme de travail de plus en plus “cognitive”, c’est-à-dire immatérielle et communicationnelle. En prendre acte, affirment-ils, c’est accepter le fait que le prolétariat industriel tend à céder sa place à un autre sujet collectif, plus hybride, plus adapté aux formes globales de l’exploitation : les deux auteurs nomment “Multitude” cette nouvelle figure politique[[Pour une discussion stimulante de ces concepts, on lira le livre de Pierre Dardot, Christian Laval et Mouhoud El Mouhoub, Sauver Marx ? Empire, multitude, travail immatériel (La Découverte, 264 p., 23 €)..
Toutefois, là où le prolétariat marxiste était appelé à monter “à l’assaut du ciel” en faisant la révolution, la Multitude “negriste” est censée garder les pieds sur terre, et endurer une interminable transition. Son destin n’est pas de préparer la rupture, assure Negri, mais de reconnaître qu’elle a déjà eu lieu : “Je suis convaincu que nous sommes déjà des hommes nouveaux : la rupture a déjà été donnée, et elle date des années 1968. 1968 n’est pas important parce que Cohn-Bendit a fait des pirouettes à la Sorbonne, non ! C’est important parce qu’alors le travail intellectuel est entré en scène. En réalité, je me demande si le capitalisme existe encore, aujourd’hui, et si la grande transformation que nous vivons n’est pas une transition extrêmement puissante vers une société plus libre, plus juste, plus démocratique.”
Relisant Spinoza et Machiavel, mais aussi Deleuze et Foucault, Negri s’efforce de proposer une grille de lecture originale à tous ceux qui veulent préserver une espérance d’émancipation. Si les deux livres qu’il a publiés avec Michael Hardt, Empire (Exils, 2000) et Multitude (La Découverte, 2004), sont lus et commentés aux quatre coins de la planète, c’est que les hypothèses et le vocabulaire qu’ils proposent sont venus répondre à une attente de renouvellement théorique, les jeunes générations altermondialistes ne pouvant se contenter du vieux corpus léniniste et/ou tiers-mondiste.
A ces militants du XXIe siècle, Negri n’annonce ni émeute ni grand soir. Cet ancien chef de l’extrême gauche italienne, qui fut jadis accusé d’être le cerveau des Brigades rouges, insiste souvent sur sa répugnance à l’égard de la violence et de ses théorisations ; du reste, on ne trouve guère, sous sa plume, la fascination que le volontarisme politique et la “décision” révolutionnaire inspirent à certains philosophes français : “Je déteste tous ceux qui parlent de “décision”, au sens de Carl Schmitt. Je pense que c’est vraiment le mot fasciste par excellence, c’est de la mystification pure. La décision, c’est quelque chose de difficile, une accumulation de raisonnements, d’états d’âme ; la décision, ce n’est pas couper, c’est construire…”, rectifie Negri.
Pour lui, face à un Empire “biopolitique” dont le pouvoir touche à chaque existence, et jusqu’à l’organisation de la vie même, la Multitude est tentée par l’exode, plutôt que par l’affrontement. C’est en désertant collectivement que les singularités en révolte pourront partager leurs expériences, échanger leurs idées, construire ce que Negri appelle le “commun” : “On n’a plus besoin du capital ! La valorisation passe par la tête, voilà la grande transformation. La Multitude en a pris conscience, elle qui ne veut plus qu’on lui enlève le produit de son travail. Voyez le récent rassemblement altermondialiste de Rostock, en Allemagne. Ce n’était plus la vieille classe ouvrière, c’était le nouveau prolétariat cognitif : il fait tous les métiers précaires, il travaille dans les call centers ou dans les centres de recherche scientifique, il aime mettre en commun son intelligence, ses langages, sa musique… C’est ça la nouvelle jeunesse ! Il y a maintenant la possibilité d’une gestion démocratique absolue”, s’enthousiasme Negri.
Voeu pieux, tranchent les uns. Abstraction fumeuse, ricanent les autres, dénonçant l’illusion d’une justice immanente et globalisée, version généreuse de la propagande néolibérale. La notion de “Multitude” ne masque-t-elle pas la permanence de la lutte des classes ?, demande le philosophe slovène Slavoj Zizek. Et si l’Empire est sans limites ni dehors, comment pourrait-on s’en retirer, interroge pour sa part le philosophe allemand Peter Sloterdijk. “La scène mondiale devient alors un théâtre d’ombres où une abstraction de Multitude affronte une abstraction d’Empire”, écrit quant à lui le philosophe français Daniel Bensaïd, raillant une ” rhétorique de la béatitude” où “la foi du charbonnier tient lieu de projet stratégique” : dans ces conditions, tranche Bensaïd, comment s’étonner que Negri ait appelé à voter “oui” au projet de Constitution européenne ?
Face à ces critiques, Antonio Negri tient ferme. Il explique que ses concepts demeurent “à faire”, et qu’il souhaite seulement proposer quelques “hypothèses” : “Moi je crois que la révolution est déjà passée, et que la liberté vit dans la conscience des gens. Vous connaissez la formule de Gramsci, “pessimisme de la raison, optimisme de la volonté”. Pour moi, ce serait plutôt “optimisme de la raison, pessimisme de la volonté”, car le chemin est difficile…” Assis dans son bureau vénitien, entre une photo de son ami disparu, le psychanalyste Felix Guattari, et une statuette de Lénine, il pose la main sur un essai de Daniel Bensaïd traduit en italien (Marx l’intempestif) et repasse à l’offensive : “Bensaïd, qu’est-ce qu’il me propose ? De revenir à l’Etat-nation ? A la guerre ? A l’individu ? C’est impossible, c’est irréversible, les catégories de la modernité sont perdues.”
Et de conclure que si la gauche est en crise, c’est parce qu’elle n’a rien compris à la naissance de la Multitude et qu’elle s’accroche au vieux monde des “cols bleus” : “personne ne veut plus travailler en usine comme son père ! Il n’y a que les communistes français qui ne voient pas ça, et aussi Sarkozy ! Après tout, il a été élu sur quoi ? Sur le nationalisme, qui a été construit par la gauche dans la bataille contre l’Europe. Et sur l’apologie du travail, élaborée par la gauche dans sa lutte contre le contrat premier emploi (CPE). Je rêve d’une autre gauche, qui reconnaîtrait que le capital n’est plus la force qui unifie le travail, que l’Etat n’est plus la force qui fait les Constitutions, et que l’individu n’est plus le centre de tout. En bref, une gauche d’égalité, de liberté, de “démocratie absolue”, comme diraient Spinoza et Machiavel”.
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