L’année 2011 a été marquée par toute sorte d’« occupations » dans le monde et la version
carioca de cette année Occupy a été nommée OcupaRio. Ces nouvelles occupations, non
seulement des lieux de travail mais surtout des lieux de vie commune, mélangent vieilles
et nouvelles formes de luttes. Dans les années à venir Rio de Janeiro accueillera toute une
série de méga-événements – Rio+20 en 2012, Journées Mondiales de la Jeunesse en 2013,
Coupe du Monde de football en 2014, Jeux Olympiques en 2016, entre autres – afin de s’insérer
dans le circuit des « villes créatives ». Si la ville post-industrielle peut être moins cloisonnée,
de nouvelles formes de contrôle des territoires et des réseaux se mettent en place.
Face à cela un étonnant foisonnement culturel et artistique lutte contre ces occupations
sécuritaires, spéculatives et spectaculaires pour affirmer Rio comme une « ville vivante ».
Occupations policières et design de la ville sécurisée
Privée de son rôle de capitale du Brésil par Brasília en 1960, vidée de ses fonctions industrielle
et financière par São Paulo, voilà que Rio veut se recycler par et pour le capitalisme
contemporain à travers cette série de méga-événements sportifs et culturels. Une forme
d’occupation policière naît alors avec l’État de Rio de Janeiro qui assume le projet d’une
ville sécurisée. Des « Unités de Police Pacificatrice » (UPPs) interviennent dans les « communautés
» – mot politiquement correct utilisé officiellement pour désigner les favelas et les
quartiers populaires – dont on veut déloger les trafiquants de drogue et, plus récemment, les
miliciens. Or, le rapprochement de l’État avec la population par le biais de l’installation des
services basiques (eau, égouts, écoles, unités de santé, etc.) n’a eu lieu dans ces communautés
qu’une fois que la commercialisation de services de télécommunication (télé payante,
Internet, etc.) est passée aux mains des miliciens provoquant ainsi de la part des entreprises
privées des pertes importantes de marchés : l’« inclusion sociale » est ainsi, en réalité, une
formation de marchés de consommateurs. Par ailleurs, l’intervention des UPPs privilégie stratégiquement la réalisation des grands événements, les trafiquants étant seulement repoussés
dans d’autres territoires qui les recueillent bien malgré eux. L’opinion publique
sur les UPPs est donc très partagée selon que l’on habite la ville ou les favelas et quartiers
populaires. Il est vrai aussi que les plus récentes prises d’assaut des territoires contre les
trafiquants ont été plus prudentes envers les habitants. Malgré l’apparence d’une opération
de guerre dans les photos de Naldinho Lourenço[[Formé par la Escola de Fotógrafos Popular Imagens do Povo (www.imagensdopovo.org.br)., la dernière installation d’une UPP, cette
fois-ci dans la Rocinha considérée comme la plus grande favela du Brésil, s’est réalisée avec
moins de violence concrète. Cependant, en dépit des efforts de dialogue, cette « pacification »
est souvent perçue comme une violence d’ordre culturel et symbolique, c’est-à-dire comme
une criminalisation par une « police des moeurs » d’expressions culturelles parmi les plus
populaires telles que le funk. Par ailleurs, une fois installée l’UPP dans une « communauté »,
la police part immédiatement nettoyer les inscriptions marquant les territoires des différentes
factions du trafic. Or certaines de ces marques sont souvent des hommages des habitants
des favelas aux jeunes du trafic qui tuent et sont tués par des jeunes de la police dans cette
véritable guerre civile. C’est cette sorte d’effacement de la mémoire des victimes des deux
côtés par l’installation de l’UPP que Cristina Ribas rappelle ici. Les murs des communautés
crient, les murs pleurent… et n’ont pas l’intention de se taire.
Occupations spéculatives et design de la ville gentrifiée
À cette « occupation » policière du territoire métropolitain menée par l’État de Rio de
Janeiro, s’ajoutent celles menées par la Ville. Répression sécuritaire, hygiénisme social et
muséification culturelle à l’oeuvre dans de nombreuses métropoles sont menés à Rio avec
une brutalité particulière. Dans les favelas et quartiers portuaires, une vague d’expulsion
de populations sans négociations vise une « revitalisation », à savoir, un réaménagement
urbain souvent accompagné de spéculation immobilière. Et c’est encore une fois sur les
murs que le conflit apparaît. Appuyés par les institutions gouvernementales, les grands
travaux du « Porto Maravilha[[http://portomaravilha.com.br » visent à améliorer l’infrastructure urbaine et, avec la
construction dans le Pier et la Praça Mauá de deux grands musées – le Musée de Demain
(projet de Santiago Calatrava) et le Musée d’Art de Rio (projet de Paulo Jacobsen et
Thiago Bernardes), suivent la tendance mondiale du recyclage des espaces industriels en
espaces créatifs et touristiques.
Le Morro da Providência – la plus ancienne favela de Rio – situé à la proximité
du port de Rio est très convoité. Dans ce site historique et pourvu d’une vue magnifique
sur la baie de Guanabara, c’est-à-dire à fort potentiel touristique, est prévue la
construction d’un téléphérique qui ferait le lien avec le système de transport urbain du
futur waterfront. Pour cela, les maisons qui se trouvent sur le chemin seront détruites.
Sans avoir consulté la population locale, la Secretaria Municipal de Habitação (Secrétariat Municipal de l’Habitat de la Préfecture de Rio) appose ses initiales SMH suivies d’un
numéro pour les signaler. Raquel Rolnik, rapporteuse spéciale des Nations Unies pour le
droit au logement, dénonce cette pratique qui rappelle d’après elle les persécutions nazies.
« Pour la mairie, nous ne sommes que des numéros ! », clament les habitants pour leur
part. De nombreuses maisons seront détruites sous prétexte de se situer dans des « zones
à risques » alors que la véritable raison de leur destruction est de se situer dans des « zones à potentiel touristique ».
Des relogements sont officiellement prévus en contre bas par des programmes
d’habitat social de la Mairie de Rio (Morar Carioca) ou du gouvernement fédéral
(Minha Casa Minha Vida), mais sans qu’aucun dialogue entre les pouvoirs publics et la
population ne soit à l’ordre du jour. Pour rendre visible leur revendication, les photographes Mauricio Hora, né dans le Morro da Providência, et JR, français auteur du projet
Inside Out, ont fait des tirages en très grand format de clichés d’une centaine d’habitants
de la Providência et les ont collés sur les murs des maisons promises à destruction de façon à rappeler aux technocrates que des gens y vivent. Cela a mobilisé les subjectivités de toute la communauté, de l’ouvrier chargé de détruire l’habitation à celle de son chef ou du voisin, et a renforcé la résistance locale.
La situation au Morro da Conceição semble moins dramatique. Le site présente le
même grand intérêt touristique de par sa proximité avec le centre-ville, sa vue sur le port et la présence de nombreux monuments (église et forteresse), squares et jardins historiques. L’événement Cartografias Insurgentes [http://cartografiasinsurgentes.midiatatica.info / voir aussi les sites Olimpi(c)leaks (http://olimpicleaks.midiatatica.
info/wikka/HomePage) et Antena Mutante (www.antenamutante.net). – une initiative du réseau Universidade Nômade et des collectifs
i-Motirõ et Acidade – a réuni militants, chercheurs, collectifs d’artistes et mouvements
sociaux pour produire des cartes critiques révélant les intérêts économiques et politiques liés aux expulsions dans la métropole en général et dans la région portuaire en particulier ; et, en même temps, pour créer des cartographies poétiques des mouvements de résistance et d’insurgence.
Cette production a eu lieu sous une intense coopération et sous la perspective de la
con-ricerca (recherche militante) pour l’apprentissage des savoirs et des luttes. L’événement Cartografias Insurgentes a fonctionné comme un véritable laboratoire pour l’« Occupy Rio » qui a démarré à la Place de la Cinelândia peu de temps après.
La conjoncture au Complexo da Maré – un ensemble de 16 favelas concentrées
aux marges de la Baie de Guanabara entre l’Aéroport International, l’Université Fédérale
et le centre-ville de Rio de Janeiro – est bien plus complexe comme son nom l’indique. Tellement que le joug de plusieurs factions du trafic de drogues a exclu jusque là l’installation d’une UPP[Une unité de police militaire – BOPE (Batalhão de Operações Especiais) – s’est toutefois récemment installée à
Ramos qui fait partie de la Maré., malgré sa situation stratégique pour les méga-événements. Le Galpão Bela, un hangar détourné en centre culturel, propose une autre forme d’occupation. C’est là que le projet Travessias[[www.belamare.org.br / Le projet Travessias – Art Contemporain dans la Maré a eu comme curateurs Daniela Labra, Frederico Coelho e Luisa Duarte et a compté avec les artistes Alexandre Sá, Alexandre Komatsu, Avaf, Chelpa Ferro, Davi Marcos, Emmanuel Nassar, Filé de Peixe, Henrique Oliveira, Lucia Koch, Marcelo Cidade, Marcos Chaves, Matheus Rocha Pitta, Michel Groisman, Pandilla Fotográfica, Raul Mourão, Ricardo Carioba e Rochelle Costi. prétend inaugurer un dialogue puissant entre l’art contemporain, souvent accusé, selon les curateurs, de superficialité et de pédantisme et la culture populaire souvent réduite à du folklore. Il prétend inaugurer également un autre rapport entre les espaces internes du centre culturel et le territoire métropolitain. Au centre du hangar, Henrique Oliveira construit son œuvre Abcesso de beco avec du matériel rencontré dans les alentours et voilà que des tripes d’une friche industrielle dévitalisée sort un espace culturel viscéral. Devant, Matheus Rocha Pitta expose son installation-sculpture Circular
– qui signifie à la fois « circuler » et « autobus » en langage courant. À l’intérieur de cet
autobus qui ne circule plus – un espace d’exposition qui est donc forcément hors-circuit –
sont installés des empilements de matériaux de construction, une inversion de la fonction
du bus comme distributeur de la force de travail dans la ville en distribution de la ville à
l’intérieur du bus. Ces empilements bruts rappellent le travail de construction et surtout
de destruction en cours dans certains quartiers où la mairie détruit des maisons relativement saines sans en avoir construit de nouvelles, laissant aux gens le choix d’un abri municipal ou d’un « loyer social » insuffisant. Parmi les 17 artistes invités au projet Travessias, Davi Marcos[[Formé par la Escola de Fotógrafos Popular Imagens do Povo (www.imagensdopovo.org.br). est le seul « fils de la Maré ». Ce rapport inégal peut renforcer ou, au contraire, défier les stéréotypes liés à l’art contemporain, aux arts appliqués et à la culture populaire, ainsi que les clichés sur ceux qui les pratiquent. Sa série de photos de gens et scènes de la vie à la Maré agrandies à échelle humaine est exposée dans des lieux de grande circulation près du Galpão Bela pour provoquer chez les visiteurs des sensations autres que la peur. Une des photos agrandies n’a d’ailleurs pas échappé à un échange de coups de feu mais a pu, toutefois, sauver une vie. Bien que la violence fasse partie du quotidien des Cariocas, de profonds changements sont en cours. Et c’est avec beaucoup d’humour et d’amour que Marcos Chaves interpelle quant à lui les piétons et automobilistes de l’Avenida Brasil avec une énorme banderole suspendue à une passerelle qui proclame d’un côté Amarésimples (aimer est simple) et de l’autre Amarécomplexo (aimer est complexe). Un clin d’oeil au Complexo da Maré et une invitation à une vie dans la métropole qui tienne compte des affects sans nier ses conflits…
La construction d’un réseau métropolitain d’affects en tant que pratique de
résistance culturelle et artistique aux recettes globales de revitalisation créative des métropoles semble être ainsi la voie proposée par ces expériences récentes au Morro da Providência, Morro da Conceição et Complexo da Maré : Rio est, avant tout, une Cidade Viva, une ville vivante !