80. Multitudes 80. Automne 2020
A

Asymptomatique

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On a pu dire que la particularité principale du Covid 19 était la proportion inhabituellement forte pour un coronavirus d’être propagé par des porteurs asymptomatiques, à savoir par des personnes contaminées et contaminantes mais ne présentant aucun des symptômes de la maladie. Je suis en pleine forme, mais le moindre de mes postillons qui tombe sur mon grand-père ou sur ma voisine de métro en surpoids peut déclencher dans leurs corps le processus qui aboutira à la tempête mortelle de cytokines qui ravagera leurs poumons. Ma pleine forme durera pourtant sans altération sensible.

Être asymptomatique, c’est commencer à être malade sans le savoir, sans souffrir de la maladie. L’opposition binaire entre « santé » et « maladie » est donc trompeuse. Bien souvent nous dissimulons cet entre-deux par des potions magiques diverses.

Qu’est-ce donc que le doliprane, le paracétamol, l’ibuprofène et certains psychotropes que les populations françaises et états-uniennes consomment avec avidité depuis des décennies ? Rien d’autre que des potions magiques d’asymptomaticité. J’ai mal à la tête, tout mon corps est douloureux, je broie des idées noires. Ces symptômes risquent de m’empêcher de « fonctionner » si je les laisse m’envahir. Je ne veux pas rater le boulot au risque de manquer ma prime, je ne veux pas non plus rater cette soirée entre amis : la potion magique de notre Brave New World médicamenté me permet de refouler (temporairement) les symptômes – de ne pas être malade pour le moment – et je peux vaquer à mes occupations, j’ai fait le vide dans mes perceptions de mon état réel. J’ai refoulé mes symptômes pour continuer à m’occuper comme c’est attendu.

Comment ne pas voir dans cette asymptomaticité, lorsqu’elle est produite par rapport aux maladies environnementales, la description frappante de notre rapport résigné au capitalisme extractiviste ? Nous refoulons quotidiennement les symptômes de la maladie qui invalide notre avenir commun. La plupart d’entre nous – celles et ceux qui ont encore un revenu stable, un appartement climatisé, deux repas quotidiens – agissons comme des porteurs (apparemment) sains de la déroute climatique postillonnant nos germes de mort sur les jeunes et les générations futures. Entre le Covid 19 et le capitalisme consumériste, seule la direction générationnelle de la menace change : le premier tue, en majorité, nos aînés (et les pauvres) ; le second tuera les jeunes et les pas encore nés (et les pauvres). Notre refuge dans l’asymptomaticité est notre problème majeur, cette crise sanitaire nous fait entrevoir le danger qu’elle recèle.

Comment la combattre ? Au moins de deux façons. D’abord, en faisant attention aux symptômes qui sont bel et bien là sous nos yeux, mais dont notre regard s’est longtemps détourné (effondrement de la biodiversité, multiplication des canicules et des tornades, érosion des sols, fonte de la banquise et des glaciers, etc.). Ensuite, en nous confrontant au phénomène de l’asymptomaticité comme tel, dont le danger immédiat dans le cas du virus nous invite à redoubler d’attention en général sur les conséquences néfastes possibles de comportements anodins. Même les gouvernements les plus entichés de la sacralité de l’économie capitaliste et de l’emploi productif ont dû se plier au besoin d’arrêter la machine lorsqu’elle risquait d’emporter trop de nos aînés. À nous de contraindre ces mêmes gouvernements à la mettre en veilleuse lorsqu’elle compromet l’avenir de celles et ceux qui sont encore à naître.

[voir Pathologies]