If it were done when ’tis done, then ’twere well
It were done quickly.
(« Si cela est fait quand ce sera fait ; ce serait bien
Que ce soit fait rapidement. »)
Shakespeare, Macbeth, Acte 1, Scène 7
Ainsi l’incertitude britannique à se décider sur l’Europe aura duré soixante ans. Finalement ce sera non. Non pas non au fédéralisme européen (cela fait belle lurette que le Royaume-Uni s’est obstinément, et avec la constance que l’on reconnaît aux Britanniques, opposé vent debout à tout fédéralisme) mais à demeurer dedans pour mieux brider et saboter le projet politique d’unification européenne post-nationale. Depuis 1966, après son échec à opposer, à la CEE du Traité de Rome, l’AELE (l’Association Européenne de Libre Echange), le Royaume-Uni avait demandé à faire partie de la Communauté Européenne. Refus de De Gaulle tout à fait prémonitoire. Après son départ, Pompidou, plus doué en affaires qu’en politique, lève le veto français et la CEE s’élargit aux pays d’Europe du Nord (au rang desquels la Suède et le Danemark ont depuis brillé par leur tiédeur à l’égard du projet fédéraliste, tout comme l’Angleterre).
Être dedans pour bloquer le confédéralisme renforcé et tout projet fédéral
Les Britanniques avaient ainsi inauguré une position dans l’Europe qu’on a appelée « eurosceptique ». Être dedans et contre tout ce qui excède le projet d’un « Marché Unique » d’une zone commerciale. Position donc opposée au confédéralisme gaulliste qui admettait des coopérations renforcées, mais aussi encore plus hostile au fédéralisme des pères fondateurs (Jean Monet, Alcide De Gasperi, Konrad Adenauer) et des démocrates chrétiens.
La position britannique paraissait pragmatique et se drapait dans le déguisement du réalisme, mais en fait elle n’a jamais eu d’existence que dans son refus viscéral de l’unification politique européenne. Pour servir ce dessein, elle a fait flèche de tout bois, tantôt empruntant l’atlantisme contre toute velléité de défense européenne indépendante, tantôt embrassant un néolibéralisme économique, tantôt flattant le bilatéralisme et la souveraineté fraîchement recouvrée des États anciennement socialistes de l’Europe de l’Est. Toutes ces tactiques ont fonctionné assez bien tant qu’aucune crise sérieuse ne menaçait la construction européenne. Conservateur de l’état de choses existant, eurosceptique à l’égard de toute innovation, le Royaume-Uni entre 1972 et 1989 a réussi tous ses coups. Et le chèque de ristourne que Margaret Thatcher parvint à arracher au reste des États membres au sommet de Fontainebleau en 1984 laisse rétrospectivement pantois. Comme les deux seules politiques fédérales dans leur principe, la politique agricole commune (PAC) et les politiques structurelles (visant à rattraper les retards en termes de niveau de vie des différentes régions de l’Europe) conduisaient le Royaume-Uni à être un contributeur net, il fut accordé au Royaume d’Albion de se voir retourner 66 % du solde entre ce qu’il recevait de l’Europe et sa dizaine de milliards d’euros de contribution, sous forme d’un chèque de la part de l’ensemble des autres États membres y compris les plus petits. Ce compromis arraché par F. Mitterrand fut maintenu malgré l’évolution profonde des structures de dépenses de l’Europe (la part de la PAC est tombée de 62 % des dépenses à 40 %)1. À la veille du Brexit, le gouvernement britannique y tenait toujours comme à la prunelle de ses yeux. En 2003, il repoussa les demandes de réduction du rabais fixé pour 7 ans exigeant la suppression de la PAC en contrepartie. Le Royaume-Uni aura été le seul membre à ne pas contribuer au budget à hauteur de ses revenus : sa part était de 9,77 % en 2014 contre 14,56 % pour la France qui possède une population équivalente.
Avec l’effondrement de l’empire soviétique et la réunification allemande, une nouvelle occasion se présenta pour Londres. Élargir l’ancienne communauté économique pour la diluer dans un vaste marché, au lieu d’approfondir les relations entre les membres du noyau dur. N’eussent été le poids croissant de l’Allemagne réunifiée (qui compliqua et rendit aléatoire le ménage à trois anglo-franco-allemand) et les difficultés économiques croissantes, ce pari de dilution de l’Europe dans un grand marché atlantique (dont les derniers traités sont les avatars quasi-avortés) aurait pu gagner. Hélas pour les Britanniques, il n’y avait de possibilité d’encadrer la nouvelle Grande Allemagne et d’absorber une bonne dizaine de pays supplémentaires qu’en augmentant le degré d’intégration institutionnelle de la CEE. Ce fut la naissance de l’Union Européenne, de Schengen et de l’Unification monétaire européenne.
Les pères fondateurs, traumatisés par l’échec de la CED (Communauté Economique de Défense) en 1955, avaient construit une machine à contourner la réticence souverainiste des États. On ne faisait pas de politique en Europe, on se contentait d’unifier le marché économique autour de la triple circulation des marchandises, des personnes et de la monnaie. Au minimum, on renforçait les institutions confédérales (comme le Conseil Européen des chefs d’État), les institutions hybrides comme la Commission, en parlant de gouvernance de la politique économique plutôt que de gouvernement. Mais progressivement avaient cru les piliers tant communautaires (CECA, CEE, CEEA) qu’intergouvernementaux (politique étrangère et de sécurité commune et la justice et les affaires intérieures). Qui d’autre part pouvait nier le caractère complètement fédéral de la Cour Européenne de Luxembourg, véritable Cour Suprême, mais surtout celui de la BCE (Banque Centrale Européenne en 1998) ? L’Acte Unique (1986), le Traité de Maastricht (1992), le Traité d’Amsterdam (1997), le Traité de Nice (2001) allaient inexorablement au-delà d’un traité intergouvernemental de libre-échange ou d’une confédération dont chaque État membre pouvait se retirer2, car en définissant les critères de déficit budgétaire, ils déterminaient les règles d’éligibilité à la zone Euro de la monnaie unique. En créant Schengen, une frontière commune, ils conduisaient tôt ou tard à une compétence (partagée mais en fait fédérale) sur les frontières. Accouchée dans la douleur de la crise grecque, l’Europe a commencé à se doter de mécanismes communs dont le contenu austéritaire a dissimulé la nature fédéraliste. Bref, comme toute institution vivante, l’Europe réagissait à des bouleversements politiques et économiques en adaptant les structures institutionnelles, en en créant de nouvelles.
L’intenable exception
Le Royaume-Uni loin de voir, comme il l’espérait, la Communauté économique européenne se borner à l’expédition du commerce courant, découvrit progressivement que l’Europe fédérale avançait masquée et que la règle de bon sens « un vélo s’il ne veut pas tomber doit avancer » cachait habilement une intégration rampante. L’Union Européenne, loin de se diluer en accueillant de nouveaux membres, se dotait de zones d’intégration concentriques (y compris avec des pays non-membres) : la zone des pays membres de Schengen, la zone Euro. On connaît la suite : le Royaume-Uni refusa d’appartenir à ces deux cercles. Il y gagna en apparence : la livre sterling se plaça opportunément en position de médiation entre le dollar et l’Euro ; en refusant de faire partie des accords de Schengen, Londres maintint son propre contrôle de frontières sans les obligations des pays membres. Ces gains parurent considérables : ils assurèrent à la City une suprématie financière et permirent au Royaume de s’assurer auprès des pays du Commonwealth d’une source indépendante de main-d’œuvre tout en pouvant recourir largement aux Polonais.
Mais il y avait plusieurs contreparties très déplaisantes à cette position d’exception : 1) ne pas avoir voix au chapitre dans l’institution fédérale de la Banque Centrale Européenne qui devint rapidement décisive dans la stagnation économique puis dans la crise des subprimes à venir3 ; 2) ne pas pouvoir peser non plus sur la politique des frontières de l’Union (notamment quand des situations conflictuelles se présentaient avec la Russie, voir les Accords de Minsk) en dehors du canal atlantiste de l’OTAN ; 3) Avoir un rôle négligeable dans l’élaboration du projet de Traité Constitutionnel devenu, après son rejet en 2005, Traité de Lisbonne.
À partir de 1999, date d’entrée effective de l’Euro comme monnaie unique et début du processus d’élaboration du Traité Constitutionnel, le Royaume-Uni subit revers sur revers : il ne parvint même pas à exploiter le big bang du refus français et hollandais du Traité Constitutionnel, ni à enrayer sa confirmation pour l’essentiel de ses dispositions dans le Traité de Lisbonne.
Il vaut la peine de revenir à l’attitude britannique à l’égard du projet de Traité constitutionnel abouti en 2004 et de la déclaration solennelle des droits fondamentaux de l’Union Européenne signée en 20004. Le préambule de cette dernière avait inclus des pans entiers de la charte de Turin signée trente ans plus tôt. En vertu de la règle de l’acquis communautaire qui fait que les nouveaux membres acceptent l’ensemble des textes signés par les États membres précédemment entrés, la Charte de Turin définissait le projet des droits économiques et sociaux des citoyens des États membres. Mais ce texte déclaratif n’avait aucune efficacité juridique (aucun citoyen ne pouvait en appeler de ses principes devant un juge). Londres fut l’un des pays les plus opposés à la transformation de ce texte en préambule et à son inclusion dans le bloc de constitutionnalité.
Le Traité de Lisbonne de décembre 2007 conféra bien à la Déclaration des droits fondamentaux une valeur juridiquement contraignante sauf pour le Royaume-Uni qui fit adjoindre un protocole ad hoc (ainsi que la Pologne qui ne voulait pas se voir imposer le droit à l’avortement). Et de fait, le Royaume-Uni ne cessa de batailler pour refuser d’appliquer plusieurs dispositifs européens en particulier celui qui excluait de priver les détenus du droit de vote.
La longue lutte contre une union
sans cesse plus étroite
Mais l’opposition foncière et fondamentale du Royaume-Uni au projet politique européen se manifesta jusqu’au Brexit par sa demande insistante, chaque fois repoussée, que soit retirée des Traités la première phrase de la Déclaration solennelle des droits fondamentaux reprise dans le traité de Lisbonne, qui a hérissé le Royaume-Uni : « Les peuples de l’Europe, en établissant entre eux une union sans cesse plus étroite, ont décidé de partager un avenir pacifique fondé sur des valeurs communes. »
Il est vrai que cette phrase permet d’inscrire le projet d’Union Européenne dans un horizon d’unification et d’intégration fédérale, donc de révision constituante indéfinie, tant que n’est pas atteinte l’intégration achevée, dont on ne voit pas ce qu’elle serait d’autre que des États-Unis d’Europe.
Lors des discussions qui ont entouré le Traité Constitutionnel et la campagne autour de sa ratification, qui échoua même si le Traité de Lisbonne rétablit quasiment toutes ses dispositions à l’exception des symboles les plus voyants (drapeau, hymne), les Britanniques vite relayés par la presse sérieuse (The Economist par exemple) exigèrent que soit mis fin à un fédéralisme rampant en limitant définitivement la liste des questions d’intérêt communautaire de façon à empêcher la Commission de faire croître ses compétences.
Sur le plan stratégique et politique, le Royaume-Uni avait échoué en 2007 à obtenir une inflexion substantielle du projet européen. Certes, il était bien à Bruxelles et y occupait une place largement démesurée par rapport à son poids démographique et économique, grâce notamment à l’importance linguistique de l’anglais qui parvint à effacer quasiment le principe des langues pivots au profit d’un seul bilinguisme (langue nationale et l’anglais comme unique langue de travail), mais malgré les réticences souverainistes croissantes et la contagion eurosceptique, il n’avait absolument pas réussi à immobiliser le processus de fédéralisation. Pire pour lui, avec les critiques croissantes adressées au néolibéralisme de la Commission (appuyé largement par l’Allemagne), et surtout avec la stagnation de la croissance économique de la zone euro et la crise financière carabinée, la pression vers plus d’intégration des politiques économiques et industrielles face à la mondialisation se fit plus forte. La BCE sortit grand vainqueur de la tourmente (2007-2015). L’Union compléta l’union monétaire par l’Union bancaire et exigea à plusieurs reprises par la voix de Mario Draghi mais aussi de Benoit Coeuré (contre les faucons Jens Weidmann et Wolfgang Schauble)5 une révision des traités dans un sens carrément fédéral. Mieux encore, la BCE a pratiqué depuis 2007 une politique de quantitative easing (émissions massives de liquidités pour combattre une déflation menaçante) semblable à celle de la Banque Fédérale américaine, déguisant à peine le rachat de créances obligataires émises par les États. Les « moyens non conventionnels », en fait une violation des limites imposées par les Traités, sont justifiés par le caractère exceptionnel de la situation. Soit on comprend par « situation exceptionnelle » un état d’urgence économique, soit, plus subtilement pour la BCE, l’exception est créée par l’absence de révision des Traités qu’elle appelle vivement de ses vœux. Le fait que le Royaume-Uni ne fasse pas partie de la zone euro l’a marginalisé à un moment décisif de la mue du cadre institutionnel.
Le moment néolibéral et anglais de l’Europe était passé, au moment même où une partie substantielle de l’opinion publique dans nombre de pays membres était devenue souverainiste ou eurosceptique. Demeurer dans l’Union Européenne n’avait de sens pour les divers gouvernements britanniques que si leur présence permettait de mieux bloquer le passage au fédéralisme. En s’opposant à la nomination par le Conseil Européen de Guy Verhofstadt pour son opposition à la guerre d’Irak et surtout pour son fédéralisme (mot qui donnait des boutons à Tony Blair l’atlantiste), le Royaume-Uni remporta une de ses plus belles victoires. Il permit la désastreuse élection du portugais Barroso qui, à l’inverse de Jacques Delors, réagit de façon austéritaire à la seconde dégradation globale de la zone euro. Sa retraite comme conseiller de Goldman Sachs dit assez ses choix profonds.
L’épisode du Brexit
Déjà le travailliste Blair avait essayé de contenir le mécontentement britannique face à la machine européenne, plus dangereuse à long terme pour la souveraineté de l’île, en lançant l’idée d’un référendum sur l’appartenance. Le référendum de ratification de Maastricht avait révélé l’érosion du soutien populaire en France. Le rejet hollandais et français de la ratification du Traité Constitutionnel en 2005 donna des ailes à tous les populismes. Cette idée devint, par la faute historique du seul D. Cameron, qui ne s’en relèvera jamais, une quasi-obligation pour les Conservateurs, que ces derniers ne purent plus repousser après leur victoire imprévue de 2014.
Ainsi s’explique la tiédeur de la campagne des Conservateurs comme des Travaillistes à faire campagne pour le oui au maintien dans l’Union Européenne (stay plutôt que leave) – la classe dirigeante française avait agi de la même façon mais à un degré moindre pour le référendum de 2005. Leur adhésion au véritable projet européen d’intégration politique (donc fédérale) était on ne peut plus tiède. Puisque 44 ans d’adhésion n’avaient que très peu pesé sur une inflexion franche du projet européen, le chantage à la sortie (dont il s’est avéré qu’ils n’en soupçonnaient même pas l’éventualité effective) était un dernier coup de poker. Le projet néolibéral, qui avait tant pesé pour donner du poids à leurs arguments d’une union économique quasiment atlantique, d’une Europe de la défense dans le giron de l’OTAN et d’un confédéralisme lâche, était devenu de plus en plus intenable avec une BCE ayant enterré le monétarisme de Milton Friedman. Ils tentèrent donc le quitte ou double. Ou le Royaume-Uni restait dans une Union ayant abandonné une fois pour toutes le projet d’intégration « toujours plus étroite » ou elle s’amputait des 65 millions de Britanniques. Cette dernière éventualité était très théorique et un score très serré de 51 % pour et 49 % contre le Brexit ne faisait que renforcer le camp des dedans mais contre.
Est-ce la tiédeur des partisans d’une Europe molle, est-ce la question des migrations (le travailleur polonais doté de trop de droits) et celle du contrôle aux frontières qui fit pencher le fléau vers ce qui constituait l’essence de la position anglaise depuis l’adhésion de 1972 ? Toujours est-il que le Brexit l’a emporté. Et la version virtuelle, censée retenir l’Europe sur la pente fatale de l’intégration plus étroite, est devenue réalité, mais du coup elle libérait les autres Européens. Hormis la stupeur incrédule des jeunes Britanniques les plus scolarisés, les plus urbains donc londoniens, et celle des nations irlandaise et écossaises membres du Royaume-Uni depuis le XVIIIe siècle, le résultat du référendum a provoqué une véritable crise politique. On vit pour la première fois en un siècle des manifestations devant le Parlement. Dans deux partis majoritaires comme dans celui de Nigel Farage, rien n’avait été prévu. Les libéraux demeurent totalement aphones.
La secousse pour la construction européenne a été rude mais personne dans le reste de l’Union n’a retenu les Britanniques ni envisagé un de ces tours de passe-passe comme ceux qui avaient permis de faire revoter les Irlandais, ou de reprendre la quasi-intégralité du Traité Constitutionnel dans le Traité de Lisbonne. Les nationalistes écossais ont saisi l’occasion d’affirmer leur volonté de rester dans l’Europe, donc de quitter le Royaume désuni. L’idée d’interminables négociations permettant aux Britanniques de rester quand même dans le Marché Unique, sans être liés par la clause de liberté de circulation de la main-d’œuvre, s’est vite évanouie. La présidence de la Commission et du Conseil, les chefs d’État ont tous signifié que l’ère d’Hamlet était terminée. Être dedans ou dehors, telle n’était plus la question. Pour les partisans d’un saut fédéral dans les traités, le départ anglais dans les deux ans à venir levait enfin l’équivoque qui avait plané sur l’avenir politique. Jean Quatremer comme Michel Rocard l’ont bien exprimé. Même Angela Merkel, au départ favorable à une position souple, a dû se résigner à tourner la page rapidement. Le calcul anglais de reporter à fin 2017 l’envoi de la fameuse lettre invoquant l’article 50, et donc leur sortie effective à fin 2019, ne paraît pas voué à un grand succès. Jean-Claude Juncker qu’on avait connu plus anglophile a été glacial et surtout la désignation de Michel Barnier (un chrétien-démocrate très européen) comme responsable des négociations du Brexit du côté de la Commission ne va pas faciliter la tâche des Britanniques qui de surcroît ont commis l’invraisemblable Boris Johnson à lui faire face.
Les conséquences du Brexit :
Tu ne nous aimes plus, nous non plus
On ne divorce pas à l’amiable après près d’un demi-siècle de mariage. Et encore moins peut-on prétendre rester dans la chambre nuptiale après avoir déclaré la séparation. Sur le plan politique (très peu évoqué lors de la campagne du Brexit qui s’est focalisée sur les questions économiques) et du point de vue britannique patiemment poursuivi (vider de tout germe fédéraliste l’Union Européenne), le coup de poker raté est désastreux. Après avoir manqué d’occuper une place maîtresse dans l’Euro, dans les deux piliers intergouvernementaux qui ont abouti à Schengen, le Royaume-Uni en sortant se prive d’avoir voix au chapitre dans la reconfiguration des Traités rendue nécessaire par la longe stagnation économique. Il ne peut même pas utiliser la crise des réfugiés syriens pour appuyer les petits souverainismes hongrois, tchèques, autrichiens. Les jours des accords de Calais sont comptés. Pourquoi la France membre de Schengen accepterait-elle d’effectuer la rétention sur son territoire de refugiés voulant gagner un pays non-membre de l’Union ?
Les solutions de maintien de l’accès au Marché Unique (les solutions norvégienne ou suisse) sont à la fois coûteuses financièrement et administrativement. Les Britanniques devront en effet accepter plus de 10 000 règles constamment modifiées sans avoir un mot à dire sur leur conception. Mais surtout ils devront accepter le principe de la libre circulation des travailleurs qui est ce que Madame May entend bien éviter. Elle peut toujours brandir la menace de la réciprocité bilatérale, cette dernière appartient à l’arsenal des négociations entre nations et pas avec la Communauté Économique, la libre circulation faisant partie de ses compétences exclusives. Difficile de diviser (les pays membres) pour régner (sur l’Union). La Norvège vient au reste de faire savoir qu’elle ne veut pas du Royaume-Uni dans l’Association Européenne de libre-échange.
Quant à un statut taillé sur mesure pour les « amis anglais », il est saugrenu d’en parler à des Européens excédés par l’attitude anglaise depuis le début de l’aventure européenne et confirmée sans aucune pudeur par leurs dirigeants : tirer le maximum de profit de l’Union en contribuant le moins possible. Le « I want my money back » de Madame Thatcher revient en boomerang.
N’était l’usure des recettes néolibérales austéritaires pour assurer la croissance économique de l’Union, on aurait pu imaginer la continuation de la situation précédente après la sortie britannique. Tout concourt aujourd’hui à la rendre impossible. Il faut, pour dissuader les pays membres tentés d’imiter le Royaume-Uni, rendre très élevé le coût d’une sortie. Ce sera fait, d’autant plus qu’il s’agit également de mater les turbulences hongroises, tchèques et autrichiennes.
Mais l’effet boomerang du mariage blanc avec le projet européen sur le plan politique ne se limite pas à cette perte de puissance au sein de l’Europe et par ricochet dans le monde : il pourrait bien signifier le début de la fin du Royaume-Uni consacré en 1707 par la fin du Parlement écossais. L’Europe émergente comme puissance politique se nourrit de la crise des vieilles nations. Elle remodèle profondément l’Europe balkanique en faisant disparaître la Yougoslavie, elle s’attaque à l’Ukraine et attire dans son orbite la Turquie, même si cette dernière résiste par peur de devoir perdre les Kurdes qui paraissent lentement gagner en indépendance à la faveur des guerres irako-syriennes. Une Russie ayant achevé sa décolonisation sera bientôt sur la liste, après l’ère Poutine. Mais dans la vieille Europe occidentale également, l’Espagne vacille avec la Catalogne, la Belgique est en équilibre précaire. La France est travaillée par ses peuples sans État. Et à la faveur du Brexit, dans l’un des plus vieux royaumes qui avait unifié ses « nations », la question écossaise et la réunification irlandaise resurgissent. Il n’est pas jusqu’à Gibraltar dont le statut ne soit sérieusement menacé.
Ce sont des effets politiques en profondeur qui persisteront bien après que l’économie aura plus ou moins digéré les effets du Brexit. Le gouvernement écossais ainsi que son Parlement ont fait connaître à Madame May qu’ils veulent être représentés dans les négociations avec l’Union, ce qui risque d’être assez cocasse.
Le coût économique du Brexit :
avis de fog persistant
On a beaucoup épilogué, avant, pendant et après le Brexit, sur ses conséquences économiques. Comme à l’accoutumée, les pertes immédiates pour certaines catégories qui bénéficiaient des aides communautaires sont les plus visibles. Les trois catégories touchées directement par la sortie de l’Union sont, par ordre d’importance, les agriculteurs, éleveurs et pêcheurs qui concentrent 44 % des 4,5 milliards d’euros versés chaque année au Royaume-Uni, la recherche qui touchent 27 % (1 milliard d’euros)6, et enfin les grands équipements (donc le bâtiment). Le gouvernement de Sa Majesté a annoncé qu’il compenserait ces 4,5 milliards annuels immédiats, mais à y regarder de plus près, au-delà des deux ans de transition, la situation pourrait être moins rose. Les projets de recherche en particulier seront examinés au cas par cas.
Sur les 16,6 milliards d’euros de sa contribution, le gouvernement britannique admet qu’il lui sera difficile d’épargner plus de 7 milliards d’euros. Finies donc les promesses mirobolantes d’affecter au système de Sécurité sociale, en fort mauvais état, les économies sur la contribution britannique. Nigel Farage a dû l’admettre cyniquement le lendemain de la victoire du Brexit. Mais ce calcul est lui-même faux. Car il raisonne à échanges pratiquement inchangés avec le Marché Unique ou à substitution du solde industriel et commercial des importations et des exportations vers l’Union (nous ne parlons pas ici des échanges et services financiers de la City qui bénéficient du passeport européen). Pour l’industrie et le commerce de biens, deux cas de figure sont possibles sur le papier. Ou le Royaume-Uni obtient de conserver l’accès au Marché Unique, ainsi que le font des pays non-membres comme la Suisse ou la Norvège. Ou il remplace la majorité de ses échanges avec l’Europe par des échanges avec le Canada, les États-Unis, l’Australie et la Nouvelle-Zélande. Dans le premier cas, on sait déjà qu’il devra payer, pour maintenir l’accès au Marché Unique, une contribution presque équivalente à ce qu’il paye aujourd’hui, tout en devant accepter les 10 000 réglementations de l’Union sans pouvoir les modifier et en devant accepter le principe de libre circulation des ressortissants européens en échange de la libre circulation des siens. Dans le second cas, l’analyse de la structure de l’industrie britannique montre que son placement dans la division du travail mondial et intra-européen a été tellement impacté par ses 44 ans d’adhésion qu’une substitution par des échanges avec les pays du Commonwealth et les États-Unis suppose des transformations drastiques de son appareil productif, qui sera elle-même coûteuse et passera par des déficits commerciaux à répétition, tandis que la balance favorable de ses échanges de services, en particulier financiers, subira les conséquences du Brexit. La croissance britannique sera plus faible. De combien, nul ne le sait encore, mais la direction générale ne fait pas de doute. La croissance de l’Union pâtira-t-elle gravement du défaut britannique ? Il y aura un effet que les spécialistes mesurent en dixième de point.
Le spectacle assez ahurissant de l’impréparation du gouvernement à l’éventualité du Brexit, les tergiversations multiples (Boris Johnson or not Boris Johnson ? Cameron quittant le pouvoir à l’automne ou finalement en juin), la City qui n’aime pas du tout les incertitudes sur plus de deux ans, tout cela tire les conséquences de la perte du passeport européen pour les transactions intra-communautaires. Les annonces de déménagement d’une bonne partie des activités financières se multiplient. Le détail des plans plus ou moins secrets n’est pas connu, mais il y aura au bas mot plusieurs dizaines de milliers d’emplois qui repasseront la Manche. Amsterdam, Paris et Francfort peuvent sauter sur cette occasion historique.
Certes la financiarisation élevée de l’industrie britannique, la bonne tenue de sa recherche et de ses startups permettront des adaptations plus rapides que l’industrie continentale, mais l’exposeront aussi à une forte instabilité. La réindustrialisation anglaise annoncée par Theresa May promet de connaître un sort équivalent aux projets français de 2012.
La configuration institutionnelle largement en suspens (avec toutefois le couperet de deux ans une fois activé l’article 50 du Traité de Lisbonne qui laisse la petite liberté aux Britanniques de choisir le moment d’envoyer leur fameuse lettre de départ début 2017 ou fin 2017, après les élections françaises et allemandes) fait que le brouillard régnera encore jusqu’en 2020. Une éternité pour les investisseurs.
Waterloo à l’envers plutôt que Trafalgar
Le Royaume-Uni a toujours su prendre le large face aux tentatives d’empires continentaux (la guerre de Cent Ans, le Saint-Empire romain germanique, Louis XIV ou les Provinces Unies, Napoléon, Hitler, puis l’Unification européenne post-nationale). La relation privilégiée avec l’Empire américain essentiellement maritime, qui s’est manifestée encore lors des guerres du Golfe, a pourtant vécu. Obama a été clair et brutal : le Royaume-Uni sera la dernière roue du carrosse dans les négociations commerciales. Une très courte majorité de Britanniques, avec une nette majorité d’Anglais, a eu sans doute la sensation de mettre ses pas dans ceux de William Pitt et de faire vivre la tradition de la bataille contre le nazisme (Boris Johnson ayant aimablement comparé l’Union et son projet d’intégration à Hitler).
Mais soixante-dix ans d’unification européenne sont passés par là. La vieille Angleterre croit revivre Trafalgar, suivi inéluctablement d’un Waterloo européen. Joseph Stiglitz, qu’on avait connu mieux inspiré, propose aimablement aux Européens d’en finir avec l’euro. Il est vrai qu’ainsi une dilution atlantique de l’Europe serait grandement facilitée. Moscou avec Sapir et les États-Unis avec Stiglitz auraient de quoi se réjouir. Mais c’est un Waterloo économique à l’envers qui commence à se produire si la City perd son entrée sur le Marché Unique. La défaite politique de grande ampleur que vient de subir le Royaume-Uni dans sa stratégie d’être au sein de l’Europe pour mieux la contrer, nous n’avons pas fini d’en mesurer les conséquences pour la construction de l’Union Européenne et la reprise d’une marche vers les États-Unis d’Europe.
2 Rappelons que jusqu’au traité constitutionnel, il n’existait aucune clause de sortie volontaire d’un État membre ; seule était prévue une exclusion par les autres membres.
3 Lors de la mise en place de l’Euro Groupe, le Royaume-Uni demanda de façon assez comique à obtenir un observateur pour s’assurer qu’aucune décision contraire à son intérêt n’y soit prise. Malgré la réponse cinglante de D. Strauss-Kahn (l’Euro, c’est comme la chambre nuptiale, on ne peut pas y entrer sans coucher), Londres a persisté dans son exigence formulée encore dans les revendications de D. Cameron à la veille du Brexit.
5 Les Allemands conservateurs ont une conception confédéraliste de l’ordre économique bien exprimée par leur hantise d’une dérive laxiste de l’Europe sous l’impulsion des pays latins dont la France ; pour eux, il faut que chaque pays rétablisse de l’ordre dans ses comptes avant la mise en commun et les concours communautaires. M. Draghi et B. Coeuré ont une conception plus globale de l’ordre économique de l’ensemble de la zone euro (le cœur économique de l’Union) : chaque politique nationale, y compris la plus vertueuse selon les critères de Maastricht, entraînant des déséquilibres (l’excédent commercial allemand sans déficit budgétaire susceptible de tirer la demande européenne), il convient de procéder à des réajustements au niveau global et non plus national. S’ajoute à cet imbroglio que les gouvernements allemands veulent des révisions institutionnelles avant les mises en pratique, alors que les gouvernements français, traumatisés par 2005, veulent un rétablissement économique (donc une relance concertée et étendue au Sud et à l’Est) avant la moindre révision des traités. La montée des populismes et des souverainismes négationnistes (négationnistes car ils font comme si des abandons de souveraineté irréversibles accomplis depuis plus d’un demi-siècle n’avaient pas existé) n’arrange rien.
6 Les programmes de recherche européens leur offrent aussi des opportunités de mobilité et de participation à des collaborations internationales, qu’ils risquent de perdre avec le Brexit. Certains scientifiques disent avoir déjà été écartés de projets collaboratifs car leurs collègues européens s’inquiétaient des financements. www.la-croix.com/Economie/Monde/Brexit-Londres-va-suppleer-aux-aides-de-l-UE-2016-08-15-1200782370
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