Qu’est-ce que la « tradition radicale noire » ? Cette formule apparait en 1983 sous la plume du théoricien politique africain-américain Cedric Robinson. Depuis lors, elle fait partie des objets de discussion privilégiés des études noires étatsuniennes. C’est dans son livre intitulé Black Marxism : The making of the Black radical tradition que Robinson introduit l’idée d’une généalogie spécifiquement africaine de la lutte contre l’esclavagisme, le capitalisme et l’impérialisme, distincte du marxisme européen. Selon Robinson, en effet, si le marxisme s’oppose politiquement au capitalisme, il n’en est pas intrinsèquement distinct en tant qu’il est produit de la même civilisation, la civilisation européenne. Pour Robinson, la brutalité intrinsèque au mode de production capitaliste se tient en continuité, et non en rupture, avec le féodalisme, car il s’agit d’une caractéristique civilisationnelle intrinsèque à l’Europe elle-même.
La fabrique de la tradition radicale noire
La production d’esclaves déshumanisés est le fruit d’une radicalisation de la logique qui présidait déjà au servage médiéval : le racialisme, défini comme approfondissement des différences aux fins de légitimer des hiérarchies statutaires et de justifier l’oppression. Robinson doute de la capacité du marxisme européen à rompre avec l’héritage civilisationnel européen, et donc de son potentiel pour porter la libération noire. Issue des luttes des Africains et de leurs descendants, des communautés qu’ils ont su inventer dans le marronnage, les quilombos, et la clandestinité, la tradition radicale noire est décrite comme porteuse d’une autre vision du monde et d’une autre métaphysique que celle qui guide le progressisme occidental et notamment le marxisme, caractérisé par son scientisme, son rationalisme et un penchant irrésolu pour les nationalismes européens.
Cependant, malgré leur utilité, toutes ces précisions ne fournissent pas encore de véritable réponse à la question de savoir ce qui caractérise véritablement cette tradition radicale noire : ses fondements théoriques, ses orientations politiques spécifiques ou le contenu de sa métaphysique. Malgré l’ampleur de l’érudition convoquée par Robinson tout au long de son ouvrage, qui détaille et commente les résistances noires modernes à travers les Amériques, il ne laisse que quelques indices pour comprendre la nature de la tradition radicale noire. Elle n’apparait pas dans le texte comme un mouvement d’avant-garde dont on pourrait dater le début, narrer les pérégrinations et attester du déclin et de la fin. Il s’agit davantage d’une orientation d’esprit et d’une manière d’exister socialement et politiquement.
Le recours de Robinson à l’allusion davantage qu’à la rigueur définitionnelle est selon toute évidence délibéré. Robinson entendait maintenir la tradition radicale noire et son explicitation comme une question ouverte, la soustraire au dogmatisme. Pour ce faire, il a proposé une définition plastique, apte à susciter des interprétations diverses et contradictoires. En effet, il avance dans Black Marxism que la tradition radicale noire est « le développement continu d’une conscience collective informée par les luttes historiques pour la libération et mue par le sentiment partagé d’une nécessité de préserver l’être collectif, la totalité ontologique1 ». Il esquisse ainsi une philosophie de l’histoire de nature à susciter l’identification du lecteur à cette tradition et son désir d’en entretenir la flamme.
Le poète et théoricien africain américain Fred Moten est probablement l’auteur qui a embrassé les propositions de Robinson avec le plus d’enthousiasme, de liberté et de créativité. Il a, de ce fait, exercé sur ses contemporains une influence notable, et ce dans des champs aussi divers que les études noires, la critique littéraire et les arts. Dans Les Sous-Communs, ouvrage co-écrit avec Stefano Harney, il écrit : « La tradition radicale noire est un travail de dette. […] Elle travaille intimement et par mise à distance jusqu’à l’autonomie, par exemple, elle se souvient, et oublie. La tradition radicale noire est la dette non-consolidée2. » Autrement dit, la tradition radicale noire est une anamnèse, une remémoration active mais nécessairement partiale, partielle et morcelée de ce qui constitue la pensée, la politique et l’esthétique noires.
Le fait que le radicalisme noir existe en tant que tradition n’est pas seulement un fait contingent, mais une de ses caractéristiques essentielles : il n’existe pas sur le mode de la rupture mais de la continuité. La conscience collective qui le constitue et dont parle Robinson est transmission, c’est-à-dire toujours conscience d’une conscience. Les imaginaires et les pratiques élaborés par les Noirs dans des conditions d’hostilité, d’illégitimité et de sujétion sont voués à être mis en partage, cultivés et transmis à l’insu du regard du maître, du colon, du flic, du contremaître. Ainsi, dans un contexte marqué par la négrophobie, la création noire est toujours en dette par rapport à ses prédécesseurs qui ont frayé un chemin et rendu possible une place de la parole noire.
La noirceur ou le néant d’humanité
Cependant, l’idée de « totalité ontologique » noire n’est jamais véritablement explicitée par Robinson lui-même. Pour Moten, nous sommes redevables aux innovations historiographiques de Robinson d’avoir introduit l’idée « que les modalités critiques des études noires sont guidées vers et mues par un but – la totalité ontologique et sa préservation – qui, dans son faux secret, s’appelle noirceur3 ». Moten prend souvent soin de distinguer la noirceur des personnes qui se trouvent être noires. Ici, il définit la noirceur non seulement comme un synonyme de la totalité ontologique de Robinson, mais également comme la fin et le principe directeur des études noires. Ce faisant, il rappelle la centralité du problème de la noirceur dans les études noires contemporaines où la question noire n’est plus centralement soulevée d’un point de vue strictement sociologique et historique, mais plutôt ontologique et métaphysique. Autrement dit, il ne s’agit plus seulement de constater les violences et les désavantages liées à la condition noire, mais de les envisager comme partie prenante des systèmes de pensée occidentaux où la noirceur s’est vue définie comme synonyme du mal, du néant, de l’abjection, et où les Africains sont devenus des réceptacles de la négativité : des êtres hors l’humanité.
Comme l’écrivent Fred Moten et Stefano Harney dans Les Sous-Communs : « La noirceur est le lieu où le néant absolu et le monde des choses convergent4. » Autrement dit, depuis l’esclavage racial et la traite transatlantique, les Noirs sont captifs d’une ontologie politique qui les définit comme un néant d’humanité et comme un tas de biens meubles, c’est-à-dire de marchandises parlantes. Moten emprunte cette idée aux représentants d’un courant avant-gardiste des études noires contemporaines : l’afropessimisme5. Ce courant de pensée insiste particulièrement sur l’interdépendance des catégories modernes de l’humain et de l’esclave noir : c’est essentiellement par contraste avec le Nègre que s’affirme l’humanité. « L’esclavage moderne ne devrait dès lors pas être défini comme ce qui peut, de façon contingente, arriver à des sujets non-noirs, sur un mode tragiquement expérientiel, mais d’abord comme machine ontologique posant le Noir comme ce qui est dénié avant toute expérience personnelle, collective, historique6. »
La déshumanisation, l’humiliation, le lynchage, le viol des Noirs sont décrits comme essentiels à l’affirmation de soi de l’humanité et comme les ingrédients indispensables à tout vitalisme. C’est la plus innocente, la plus sincère des joies qui s’exprime dans ces clichés d’attroupements de badauds autour du corps calciné d’un homme noir qui se balance au bout d’une corde – ces images reproduites en série, imprimées au dos de cartes postales7. L’idée que la violence négrophobe est un moyen privilégié d’affirmation de soi des Blancs, et plus généralement des non-noirs, est au cœur de la réflexion afropessimiste. Elle porte ce nom du fait de son scepticisme quant à la capacité des sociétés civiles occidentales à transcender leur propre négrophobie.
Recourant à la phraséologie nietzschéenne et deleuzienne qu’il affectionne, Moten décrit les apports des afropessimistes en ces termes : « Choisir d’être noir implique d’en payer le prix ; revendiquer cette dépossession, ce néant, cette radicale pauvreté-en-esprit est une forme de geste éthique. C’est ce que performe l’afropessimisme dans la théorie et en tant que théorie : un geste affirmatif en direction du néant, une affirmation de la négation et de sa force destructrice. Cela implique et exige une ontologie politique négative qui se manifeste en tant que nihilisme affirmatif8. » Ainsi, Moten ne nie pas le caractère négatif de la noirceur, seulement il entend se démarquer du nihilisme actif des afropessimistes. Sa propre proposition, qu’il qualifie d’optimisme noir, entend faire valoir l’ambivalence et l’ambiguïté de la noirceur, c’est-à-dire souligner les potentialités, autrement inaccessibles, particulières propres à cette totalité ontologique. Les optimistes noirs, à ses yeux, « sont ceux qui s’engagent dans et dérivent de cette étude : la noirceur en tant qu’étude noire en tant que radicalisme noir9 ». L’algèbre de l’optimisme noir assimile la noirceur à un lieu plus fertile et moins radicalement hostile que les afropessimistes : c’est un espace de pensée où sont formulées des idées inédites. Un autre concept séminal des études noires étatsuniennes peut servir de clef pour comprendre le geste que Moten oppose ici aux afropessimistes : le concept de chair. À lui seul, dans son élaboration comme dans sa réception, il témoigne des tensions et des tentations contradictoires qui travaillent ce champ de réflexion.
Avant le « corps »,
il y a la « chair »
Peu d’articles académiques dans le champ des études noires égalent en influence « Mama’s baby, Papa’s maybe : an American grammar book », texte publié en 1987 par la critique littéraire africaine-américaine Hortense Spillers. D’une frappante densité théorique, ce texte est une réflexion sur les spécificités de la structure familiale noire en Amérique, dont le point de départ est une réfutation du tristement célèbre Rapport Moynihan de 1965 sur la « famille nègre ». Le sociologue et homme politique Daniel Moynihan y affirme que les problèmes rencontrés par les africains-américains au sein de la société étatsunienne sont majoritairement dus à une structure familiale défaillante, puisqu’elle serait de type matriarcal, en contradiction avec le patriarcat américain dominant. Pour contrer l’évidence raciste de la pensée d’État américaine, Spillers renouvelle la réflexion du féminisme noir, multiplie les inventions conceptuelles et les expérimentations théoriques, faisant de son article un vivier qui, depuis plus de trois décennies, nourrit les débats au sein des études noires. Le concept de chair constitue l’une de ses plus marquantes trouvailles.
L’impardonnable erreur de Moynihan aux yeux de Spillers consiste à confondre les structures familiales et genrées des Noirs avec les structures anthropologiques de l’Afrique de l’Ouest dont les esclaves déportés étaient issus. C’est omettre que la traite et la violence esclavagiste n’ont pas laissé de place à l’anthropologie pour la simple raison qu’elles n’ont pas laissé de place à l’humain. L’ordre familial noir n’en est pas un : la famille noire est fondée sur le désordre causé par l’imposition esclavagiste d’une organisation de la vie tissée d’exploitation, de despotisme et de perversion négrophobe. La condition anthropologique et ethnologique noire doit être examinée depuis une perspective différente, basée sur l’idée que « avant le “corps” il y a la “chair”, ce degré zéro de la conceptualisation sociale10 ». Pour Spillers, les esclaves Noirs n’ont jamais été appréhendés selon les mêmes standards anthropologiques que les Blancs : ils sont envisagés comme une masse indistincte et sauvage, dans l’immédiat prolongement de la nature, davantage que comme une diversité d’individus irréductibles les uns aux autres. Parler de « chair » plutôt que de « corps » vise à rendre justice à la mémoire de cette vie quotidienne de l’esclave qui s’apparente à un processus de démolition, de démembrement, d’écartèlement.
Proche de Fred Moten, le théoricien Ronald Judy, prenant pour point de départ le Code Noir français de 1685, explique que l’assimilation des Noirs à des biens meubles avait pour objectif de détruire « tout ordre sémiologique susceptible de nier, voire de compromettre, la valeur capitalistique du Nègre11 ». Il en va ainsi du genre qui est toujours un jeu de signes, une esthétique, une construction sociale de soi destinée au regard des autres. De tout cela, les esclaves mesurés, pesés, évalués, ligotés, stockés, sont privés. Comme l’écrit Spillers, dans le négrier, « il n’y a ni male ni femelle, puisque tous les sujets sont envisagés comme des quantités12 ». Les esclaves sont appréhendés en tant que quantité de chair. C’est en tant que chair que les Noirs apparaissent dans le monde. La chair est l’ethnicité africaine américaine elle-même : un héritage de brutalité en guise de conditions de vie et de déshumanisation en guise d’arrière-plan culturel. Le théoricien Alexander Weheliye résume cette idée de la sorte : « Si le corps représente une personne légale en tant que possession de soi, alors la chair désigne ces dimensions de la vie humaine clivées par l’action conjointe de la dépravation et de la privation13. »
Il faut le recours à une immense violence pour convertir les vies africaines en chair. Si l’article de Spillers s’achève sur une brève évocation de la chair comme possible prélude à la formulation d’une féminité noire insurrectionnelle, rétive à « rejoindre les rangs de la féminité genrée14 », son texte est pour l’essentiel dédié à définir la réduction des Nègres à l’état de chair comme un effet tragique du despotisme colonial et de l’anti-noirceur. Autrement dit, chez Spillers elle-même, la chair est encore essentiellement le nom d’une privation d’humanité douloureusement subie par les Noirs.
Les afropessimistes sont ceux qui retiennent essentiellement cette dimension, la plus marquante de la réflexion de Spillers : la soustraction violente des Noirs aux ordres de l’humanité et de la subjectivité politique. Au contraire, à la faveur d’une transmutation alchimique assez mystérieuse, au sein des réflexions des optimistes noirs, la chair en est venue à désigner la possibilité de formuler de nouvelles formes de vie15. La noirceur au sens de Moten, c’est-à-dire la totalité ontologique de la tradition radicale noire, ce sont les potentialités de la chair et l’histoire de ses potentialités. Pour Moten, être chair plutôt que corps ou individu, c’est échapper aux contraintes normatives inhérentes à ces catégories et plus généralement à celles de la métaphysique occidentale. Ce faisant, comme l’écrit Achille Mbembe, Moten fait du Nègre une préfiguration du futur « en tant qu’il renvoie, de par son histoire, à l’idée d’un potentiel de transformation et de plasticité quasi infini16 ».
En conséquence, la chair n’est plus seulement cette viande meurtrie et maladive, cicatricielle et sanglante. Elle devient matière première : surface d’écriture ou glaise à modeler. Dans leurs ouvrages en commun, Harney et Moten creusent profondément le sillon de cette interprétation de la chair en tant que possible support de la réinvention de soi. « Le premier odieux vaisseau produit par et pour la logistique n’est pas le navire négrier, mais le corps – la chair conceptualisée – qui porte l’individu-assujetti17. » La chair est redéfinie comme un plan de vie pré-subjectif que ces dispositifs logistiques que sont la capture ou l’enfermement à fond de cale vont emprisonner dans un corps discret, délimité, corvéable et utilisable. La chair esclave se voit ainsi recouverte d’un inattendu lustre édénique. Elle ressemble parfois à un état de nature que l’intervention de l’assujettissement au corps ou à l’individualité viendrait troubler.
Le mysticisme dans la chair
Moten et Harney finissent ainsi par transformer le concept de chair de Spillers en une sorte de radicalisation du concept de « corps sans organe » de Deleuze et Guattari, au moyen duquel ils entendaient déjà, eux-aussi, « nous défaire des points de subjectivation qui nous fixent, qui nous clouent dans une réalité dominante18 ». Les philosophes français cherchaient à formuler l’idée d’un corps effectivement, affectivement et esthétiquement soustrait à l’impératif de ses fonctions sociales et même biologiques, un corps traversé d’intensités plutôt que fractionné en parties destinées à des usages. Avec Moten, la chair est appréhendée comme une occasion de refluer encore, non seulement en-deçà de l’organisme, mais en-deçà du corps lui-même, qui est déjà perçu comme une incarcération de la vie. Tout en s’autorisant de Spillers, l’optimisme noir semble davantage se rapprocher de la conception de la chair proposée par le philosophe catholique français Michel Henry : « Notre chair n’est rien d’autre que cela qui, s’éprouvant, se souffrant, se subissant et se supportant soi-même et ainsi jouissant de soi selon des impressions toujours renaissantes, se trouve, pour cette raison, susceptible de sentir le corps qui lui est extérieur, de le toucher aussi bien que d’être touché par lui19. » Avec Moten, la chair gagne une dimension christique qu’elle n’avait pas chez Spillers. Elle devient le cœur battant, secret et immortel de la condition noire, inentamé par les brutalisations et les humiliations. Gilles Deleuze aussi bien que Michel Henry appartiennent à une tradition philosophique française, celle de Maine de Biran ou de Bergson, qui accorde une place considérable à l’immanence, et dans le sillage de laquelle Fred Moten se situe souvent.
Plus que toute autre chose, Fred Moten est un penseur de l’immanence. Ce concept philosophique désigne la présence d’une chose à elle-même, sa propension à ne résider qu’en soi. Son interprétation de la tradition radicale noire est le reflet de sa systématique option préférentielle pour l’immanence. S’il assimile la chair à un potentiel de créativité, c’est qu’il y voit quelque chose qui, depuis la perspective de l’esclave, existe sans opposition, sans scansion, sans séparation. Au début de son texte de réponse aux afropessimistes, Moten met en relation la noirceur avec la formule deleuzienne « une vie », en référence au tout dernier texte du philosophe français, énigmatiquement intitulé « L’immanence : une vie… »20. L’article se présente comme une brève exploration de l’idée d’une vie impersonnelle, soustraite à la conscience et au cogito cartésien, débarrassée de toute comparaison et de toute référence à autre chose qu’elle-même : « On dira de la pure immanence qu’elle est UNE VIE, et rien d’autre. Elle n’est pas immanence à la vie, mais l’immanence qui n’est en rien est elle-même une vie. Une vie est l’immanence de l’immanence, l’immanence absolue : elle est puissance, béatitude complète. C’est une hecceité, qui n’est plus d’individuation, mais de singularisation : vie de pure immanence, neutre, au-delà du bien et du mal, puisque seul le sujet qui l’incarnait au milieu des choses la rendait bonne ou mauvaise21. »
Pour Moten, la chair désigne ce paradoxal état de plénitude, de béatitude et de grâce atteint au cœur de l’oppression qu’exprime notamment la musique noire. La dépersonnalisation dont les Noirs ont fait l’objet leur donne accès à une forme de perception et de création non alourdie par le narcissisme et l’individualité, mais au contraire marquée par le partage intensif d’une vie, forme de communion de la chair. Cette quête de la noirceur qu’est la créativité noire est une manière de se soustraire à l’assujettissement de la négrophobie en se soustrayant à la subjectivité elle-même. Comme l’explique Giorgio Agamben, « une vie… en tant que figure de l’immanence absolue est ce qui ne peut en aucun cas être attribué à un sujet, la matrice d’une dé-subjectivation infinie22 ». L’immanence selon Moten est comme une fuite sur place : cette évasion intensive et sensationnelle définit à ses yeux ce que la tradition radicale noire a de plus spécifique. Rien d’extérieur ne survient dans une vie ; tout y existe toujours déjà à titre de virtualité, c’est-à-dire de possible.
Aux yeux de Moten, la différence entre sa perspective et celle de ses frères ennemis afropessimistes ne relève pas d’une véritable opposition, mais d’une sorte de différence d’intensité au sein d’un plan d’immanence. Ce ne sont pas deux interprétations concurrentes, mais deux pôles faisant partie d’une même structure : « L’optimisme noir et l’afropessimisme sont asymptotiques. Lequel est la courbe et lequel est la ligne ? Lequel est le noyau et lequel est la coque ? Lequel est rationnel et lequel est mystique ? Peu importe. Disons simplement que l’impossibilité de leur rencontre fait partie d’un épisode maniaco-dépressif en cours dont le nom est radicalisme noir/vie sociale noire23. » Cette façon de voir possède ses vertus. La bipolarité de la tradition radicale noire apparait comme une donnée incontestable à l’examen de son histoire. Par bipolarité, il faut ici entendre une coexistence constante de la tendance pessimiste, comme refus de tout espoir en la capacité des sociétés à majorité blanche à réaliser les conditions de la libération noire, avec la tendance optimiste, comme une inébranlable foi en le potentiel démiurgique de la chair. Cependant ce qui pose problème dès lors qu’il s’agit de rendre justice à l’idée de tradition radicale noire, ce n’est pas tant l’insistance sur le versant optimiste que l’entrelacs d’esthétisme et d’immanentisme qui lui donne son contenu dans l’interprétation de Moten.
En effet, ce que Moten décrit avec éloquence en s’inspirant de Robinson, c’est l’inégalable fertilité de la capacité de survie noire. Les formes poétiques, artistiques, esthétiques, d’existence élaborées par les communautés noires excèdent de loin les seuls besoins de leur subsistance matérielle. L’effort de la diaspora pour échapper à la destruction morale spirituelle et physique a refaçonné la culture populaire, et notamment musicale, mondiale dans son entièreté. Mais il a aussi, et peut-être surtout, engendré des ethos bien particuliers, des formes de vie et de complicité essentielles aux communautés noires. Cependant, la survie, ce n’est pas encore le bouleversement de la vie noire promis par le radicalisme noir. Autrement dit, la véritable réalisation des ambitions révolutionnaires de la tradition radicale noire exige peut-être des Noirs qu’ils acceptent de transcender cet état de fait. C’est-à-dire qu’ils renoncent à être ce qu’ils sont aujourd’hui, à savoir : simultanément le charnier et le supplément d’âme de ce monde négrophobe. En effet, la philosophie de l’immanence de Moten n’accorde pas beaucoup d’importance au fait que dans les conditions actuelles de l’anti-noirceur globale, pour les Noirs, il n’y a pas d’adhésion à soi-même sans adhésion à sa propre mort. Il faudrait modifier le titre de l’article de Deleuze en « L’immanence : une mort… ». La perspective de l’immanence est une manière de sous-estimer le caractère tragique de la noirceur.
Au-delà de la survie
Si Robinson met en balance la tradition radicale noire avec le marxisme, c’est que son objet ne se limite pas à la survie en dépit de la suprématie blanche, du capitalisme et de la négrophobie, mais qu’elle est porteuse d’un potentiel révolutionnaire plus profond. Au XXIe siècle, cette intersection est particulièrement patente dans les discours politiques liés au concept d’abolition qui retrace la trajectoire d’un radicalisme noir qui va de l’anti-esclavagisme jusqu’à la critique actuelle de l’incarcération de masse. Comme l’écrit le théoricien Rinaldo Walcott : « L’abolition en est venue à occuper la place que la promesse du communisme a tenu pour beaucoup d’entre nous. […] Nous ne voulons pas seulement abolir la police et les cours de justice ; nous voulons tout abolir24. » Il rappelle les mots de la géographe Ruth Wilson Gilmore selon lesquels l’abolition doit se comprendre comme le communisme avec un petit « c ».
C’est une idée que Harney et Moten se sont également appropriée, mais qu’ils déclinent à leur manière. « Quel est […] l’objet de l’abolition ? Pas tant l’abolition des prisons mais l’abolition de la société qui les rend possibles, qui rend possible l’esclavage, qui rend possible le salariat, et ainsi non pas l’abolition comme élimination de quoi que ce soit mais l’abolition comme fondation d’une nouvelle société25. » N’est-il pas étrange que les auteurs aient recours à un vocable aussi lourd historiquement et politiquement que celui d’abolition pour confesser aussitôt qu’il s’agit à leurs yeux de ne rien éliminer, c’est-à-dire de ne rien abolir ? Dans un monde fondé sur l’empilement des cadavres nègres, l’idée qu’une nouvelle société pourrait voir le jour sans que surviennent d’immenses destructions parait naïve au mieux et suicidaire au pire. Comme si l’existence de quelque « fondation » nouvelle que ce soit était compatible avec l’ordre du monde existant.
Précisant les contours de la nouvelle société qu’il appelle de ses vœux, Moten évoque « une autre façon de vivre dans le monde, une façon noire de vivre ensemble dans l’autre monde que nous créons constamment dans et hors de ce monde » qu’il envisage comme le prélude à un changement plus radical, c’est-à-dire « le retournement incessant du sol sous nos pieds qui est la préparation indispensable au renversement radical du sol sous lequel nous sommes26. » L’étrange idée selon laquelle certains modes de vie noirs seraient en eux-mêmes vecteurs de bouleversements radicaux illustre bien la façon dont le vitalisme deleuzien de Moten le contraint au final à penser toute perspective révolutionnaire noire comme un surgissement inexplicable, d’allure presque magique, puisque fondé sur le renoncement à envisager la transcendance, c’est-à-dire l’histoire. Moten demeure incapable de concevoir la nécessité de l’inimitié, de l’hostilité et de la destruction, et surtout la place centrale de ces réalités au sein de certaines tendances propres à la tradition radicale noire.
Dans Black Marxism, Robinson évoque la tendance à l’autodestruction des communautés rebelles noires, préférant prendre elles-mêmes leurs propres vies plutôt que de devoir sacrifier l’originalité de leurs façons d’exister et de penser, ou que de devoir se jeter à corps perdu dans une lutte perdue d’avance contre les colons blancs. Il faudrait faire de cette tendance noire à l’autodestruction un problème pour la pensée. Celui d’une pensée tolérante à l’égard des conditions de sa propre éradication, car elle se satisfait d’être le supplément d’âme d’un monde indigne. La philosophie de l’immanence, en tant que renoncement à penser l’histoire et la nécessité de l’abolition de ce monde en tant que réduction de ce monde en miettes, est l’un des avatars de ce penchant noir pour l’autodestruction. Reste à envisager la possibilité que la libération noire ne puisse advenir qu’au prix de la destruction de formes de vie, d’imagination et d’existence certes inestimables, mais également compatibles avec la déshumanisation noire.
1Cedric J. Robinson, Black Marxism. The making of the Black radical tradition (1983), Chapel Hill, University of North Carolina Press, 2000, p. 171.
2Stefano Harney et Fred Moten, Les Sous-Communs : Planification fugitive et étude noire (2013), Paris, Éditions Brook, 2022, p. 79.
3Fred Moten, « Black Op », PMLA, Vol. 123, No. 5, 2008, p. 1744.
4Stefano Harney et Fred Moten, Les Sous-Communs, op. cit., p. 114.
5Norman Ajari, Noirceur : Race, genre, classe et pessimisme dans la pensée africaine-américaine au XXIe siècle, Paris, Divergences, 2022.
6Frédéric Neyrat, L’Ange Noir de l’Histoire : Cosmos et technique de l’Afro-futurisme, Paris, MF Éditions, 2021, pp. 43-44.
7James Allen, Without Sanctuary : Lynching photography in America, Santa Fe, Twin Palms Publishing, 2000 ; David Marriott, On Black Men, Edimbourg, University of Edinburgh Press, 2000.
8Fred Moten, « Blackness and nothingness (Mysticism in the flesh) », The South Atlantic Quarterly, vol. 112, no 4, 2013, p. 774.
9Idem.
10Hortense Spillers, Black, White, and in color : Essays on American literature and culture, Chicago, University of Chicago Press, 2003, p. 206.
11R. A. Judy, Sentient Flesh : Thinking in disorder, Poiesis in Black, Durham, Duke University Press, 2020, p. 6.
12Hortense Spillers, Black, White, and in color, op. cit., p. 215.
13Alexander G. Weheliye, Habeas Viscus : Racializing assemblages, biopolitics, and black feminist theories of the human, Durham, Duke University Press, 2014, p. 39.
14Hortense Spillers, Black, White, and in color, op. cit., pp. 228-229.
15Alexander G. Weheliye, Habeas Viscus, op. cit., pp. 44-45.
16Achille Mbembe, Politiques de l’inimitié, Paris, La Découverte, 2016, p. 147.
17Stefano Harney et Fred Moten, All Incomplete, Colchester, Minor Compositions, 2021, p. 14.
18Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille Plateaux, Paris, Éditions de Minuit, 1980, p. 198.
19Michel Henry, Incarnation : Une philosophie de la chair, Paris, Seuil, 2000, pp. 8-9.
20Fred Moten, « Blackness and nothingness (Mysticism in the flesh) », art. cit., p. 742.
21Gilles Deleuze, Deux Régimes de fous : Textes et entretiens, 1975-1995, Paris, Minuit, 2003, p. 361.
22Giorgio Agamben, La Puissance de la pensée (2005), Paris, Rivages, 2006, p. 451.
23Fred Moten, « Blackness and nothingness (Mysticism in the flesh) », art. cit., p. 778.
24Ricardo Walcott, On Property, Windsor, Biblioasis, 2021, p. 14.
25Stefano Harney et Fred Moten, Les Sous-Communs, op. cit., p. 53.
26Fred Moten, « Blackness and nothingness (Mysticism in the flesh) », art. cit., pp. 778-779.