L’expert a fleuri sur les plateaux télé tout au long de la crise du Covid. Des « officiels », messieurs en costume-cravate la plupart, exsudant la compétence et le pouvoir, chantres d’une normalité hégémonique, hommes blancs en tout point moyens, d’âge, de corpulence ou de savoirs, ils ont débité essentiellement des mensonges ou, au fil du temps, des contradictions : non cela ne sert à rien de porter des masques, c’est même dangereux ; non pas la peine de tester ; non pas de danger à aller voter, c’est même un devoir civique… L’un d’entre eux a même répondu à une question d’auditeur, que faire bouillir un masque dans une casserole était moins efficace que le laver à 60°C dans une machine, ce qui reste un mystère pour toute utilisatrice de l’eau chaude et bouillante. Mais trêve de plaisanterie, à chaque fois, ce qui se révèle sous le couvert de la compétence est de l’incompétence, ce qui pourrait être excusable… si ces experts présentaient, pour une fois, des excuses. Oui, mais être expert, c’est justement affirmer une vérité et n’admettre aucune vulnérabilité du raisonnement, ne jamais reconnaître de tort. Ce qui était vrai hier ne l’est plus aujourd’hui, et alors ? En quoi cela remettrait-il en cause la validité de ceux qui savent ? Le savoir évolue, eux aussi.

Certains se sont plaints d’un soudain pouvoir scientifique, émergé à la faveur de l’épidémie. Mais c’est l’inverse. Les conseils scientifiques ont été utilisés à la fantaisie du gouvernement, pour soutenir les décisions les plus aberrantes ou revenir sur des choix sans plus de justification ; le Premier ministre a même évoqué leurs « désaccords entre eux » pour justifier les mauvaises décisions. Et les experts médiatiques ont distillé du savoir simplifié, soufflant le chaud et le froid, parce qu’ils étaient censés rassurer les masses apeurées (par les chiffres qu’on venait de leur asséner pour les maintenir chez eux).

Il y avait bien des scientifiques réunis loin des médias, dans des comités. On aurait pu se douter des problèmes en voyant la composition des conseils scientifiques, farcis d’experts « usual suspects » qui font en réalité déjà partie d’une interface avec le politique. Pas d’experts en sciences sociales ou à peine – alors que la crise a révélé des effets très différenciés de la maladie suivant l’origine sociale, ainsi que la surexposition de certaines professions ou populations au virus.

Sans surprise, c’est aussi une conception fortement hiérarchisée de l’expertise qui prévaut. La composition des comités d’experts est éclairante : on y trouve une majorité de médecins chefs de service, ainsi que quelques spécialistes en sciences sociales, mais aucune infirmière ni aide-soignante, aucun des personnels des EHPAD qui affrontent directement la crise ; pas de représentant d’associations de malades ou d’aidants, dont on sait pourtant depuis les actions contre le VIH qu’ils développent des compétences indispensables. Mais tous ces gens qui parlent des idiomes différents à partir d’expériences différentes, cela va faire perdre du temps, ce serait l’inefficacité assurée… On se surprend à penser que si les conseils scientifiques avaient inclus dès le départ des aide-soignantes et des infirmières, les décisions de les envoyer au front sans protection auraient été différentes, celle de claquemurer les vieillards dépendants entre les quatre murs de leur chambre aussi.

La parole masculine omniprésente et pontifiante de ces dernières semaines est un rappel constant de la domination masculine sur un monde qui tient debout grâce au travail des femmes. Même en sciences sociales, tous les jours ce sont des hommes qui nous proposent de penser avec eux « l’après-crise ». L’expertise Covid, c’est le triomphe du patriarcat « en même temps » que la redécouverte de tous les métiers du soin dont l’expertise est niée ou minimisée quand il s’agit de parler aux medias. Parmi les décisions arbitraires, énoncées dans le mépris complet de comment parlent les gens ordinaires, l’une des plus cocasses a été prise par l’Académie française, pourtant toujours rétive à la féminisation des noms de professions : contre l’usage commun, dire la Covid au lieu du Covid…

Cette tonalité autoritaire, à tous les sens du terme – à la fois sûre de son autorité politique et scientifique, et récusant toute contestation, est antidémocratique. Toute critique de l’action gouvernementale, quelles que soient les preuves d’incompétences, les gaffes et les revirements, est écartée comme « polémique » et même dangereuse.

On nous a dit d’emblée que seuls les experts politiques alliés aux experts scientifiques étaient en capacité de prendre les décisions. Ce monopole de la connaissance s’est associé à tout un discours de dénigrement des capacités civiques des citoyens, soupçonnés d’indiscipline, d’égoïsme, de crédulité. Du coup, les sondages leur demandant leur avis sur l’usage de telle ou telle (fameuse) molécule ont été déclarés nuls. Comment les quidams auraient-ils pu avoir un avis éclairé sur des enjeux qui les dépassent ?

Les pays qui ont le mieux résisté à l’épidémie sont ceux dont les dirigeants – souvent des dirigeantes d’ailleurs – ont certes écouté les scientifiques, mais ont aussi pris en compte l’avis et la situation de tous les publics concernés.

Et puis les gens ne se sont pas contentés de subir le Covid, ils ont construit des réponses adaptées aux différentes situations. On a vu se déployer leur capacité, partout dans le pays, à prendre des responsabilités, à s’organiser pour lutter contre l’épidémie et pallier les insuffisances des pouvoirs publics, par exemple en produisant des masques ou en distribuant de la nourriture ; y compris dans des conditions très difficiles de dénuement, dans des quartiers habituellement catalogués comme des lieux de désobéissance et de chaos. Le contraste est massif entre l’idée reçue (orchestrée par les autorités) de ces zones où l’ordre ne pourrait régner car les gens sont hors de toute civilité, et la réalité, la capacité d’entraide et d’organisation dont ces quartiers font preuve. Pour « le monde d’après », c’est cette action dont il faut reconnaître et évaluer l’expertise et la contribution scientifique.

Le vrai enjeu, en démocratie, est de donner la parole aux principaux concernés par un problème et d’intégrer dans le processus de décision politique l’expertise et les intérêts de l’ensemble des citoyens ordinaires, ceux et celles qu’on n’entend pas habituellement. Un gouvernement qui se méfie de la capacité des citoyens à comprendre les enjeux d’une crise et à y faire face, se prive d’une expertise. Cela conduit à une vision étriquée de la science et de l’expertise, alors qu’elle doit inclure un maximum de points de vue et être en mesure d’assumer leur conflictualité. Ce que nous apprennent les épistémologies du point de vue, c’est que le fait d’être affecté est une compétence.

Les manifestations de reconnaissance publique à l’égard des travailleurs essentiels, pendant l’épidémie, ont paradoxalement mis à jour un déni démocratique. La lutte contre le virus reformule la question démocratique en un choix moral et politique : gouverner, est-ce agir de façon paternaliste vis-à-vis de populations naturellement tenues pour « irrationnelles » et auxquelles il convient d’imposer des règles dont l’application est gagée sur la répression ; ou est-ce favoriser la responsabilité et la compétence des individus et leur souci de la sécurité collective ? Le mot démocratie ne renvoie pas à un régime politique mais, pour parler comme le philosophe pragmatiste John Dewey, il sert à qualifier la nature de toute procédure expérimentale : esprit de découverte, libre disposition des informations, discussions ouvertes sur des hypothèses, partage des intuitions et des résultats, etc. C’est une entreprise collective de production de connaissances pour l’action, à laquelle tout individu concerné par un problème public contribue, à égalité de compétence. Tel est le modèle d’expertise qui correspond à la pluralité démocratique, et à la réalité des interactions humaines dans la vie sociale et politique.

[voir Invisibles, Quartiers populaires]