81. Multitudes 81. Hiver 2020
À chaud 81

Femmes, que faire ?

Partagez —> /

2020 devait donner l’occasion de fêter cinquante années de mouvement de libération des femmes en France par une série de petites manifestations dans les lieux qui avaient marqué les premières années du mouvement. Le Covid, devenu la Covid par la grâce de la trans-académie française, en a décidé autrement. L’échéance a été honorée par les médias qui ont mis en scène un petit drame à la manière journalistique : il était une fois une centaine de militantes qui, à coups d’assemblées générales, de groupes de prise de conscience, de manifestations, de procès, ont réussi à obtenir de l’État le vote de la loi sur l’interruption volontaire de grossesse en 1973 ; et elles sont oubliées par les divers groupes de femmes plus jeunes d’aujourd’hui, qui ont d’autres enjeux, puisque celui-là est acquis. Le cinquantième anniversaire du MLF a donc fait l’objet de plusieurs interviews, où les journalistes ont essayé de confronter anciennes et nouvelles féministes. Comme le souligne Martine Storti, dans Pour un féminisme universel (La République des idées, Seuil, septembre 2020), cette opposition entre « anciennes » et « nouvelles » est pour l’essentiel artificielle, car les principaux motifs de conflit au sein du mouvement (que son livre analyse en détail), divisent autant anciennes que nouvelles. Et, chez toutes, les démarches féministes individuelles se rejoignent : Me too, moi aussi, disent toutes les femmes aujourd’hui en parlant des violences physiques ou symboliques qu’elles ont subies, et qui les ont révoltées.

Femmes, le continent noir

Un évènement récent nous invite à questionner l’unanimisme qui caractériserait le mouvement des femmes d’aujourd’hui. Vendredi 28 août 2020, Giulia Foïs, animatrice de l’émission Pas son genre sur France Inter faisait se confronter Marie-Jo Bonnet, militante du MLF des années 1970, devenue historienne d’art et spécialiste de l’histoire des femmes (Mon MLF, Albin Michel, 2018) et Caroline de Haas, de trente ans sa cadette, militante féministe et « femme politique » (selon Wikipédia), fondatrice successivement du mouvement Osez le féminisme (novembre 2009) et de Nous toutes (juillet 2018). L’hymne du MLF, écrit par un collectif de militantes parmi lesquelles Monique Wittig, fut écouté pendant la conversation. Marie-Jo Bonnet, heureuse d’entendre notre chant préféré, fut médusée par les propos de Caroline de Haas : « On a écrit une version plus moderne qui permet d’éviter une comparaison entre ce que vivent les femmes et l’esclavage… ». Le refrain de ce chant est en effet « Levons-nous, femmes esclaves, et brisons nos entraves ». Il a été mûrement réfléchi par le groupe d’autrices, en référence d’une part, à la situation d’esclave domestique de toutes les femmes qui doivent un travail gratuit à leur mari, à leur père, à leur compagnon, à leur foyer et d’autre part, à la solidarité que, esclaves essayant de s’affranchir, nous voulions manifester avec tous les esclaves en voie de libération dans le monde, notamment avec le mouvement américain du Black Power. Autre grief des féministes bien élevées contre notre chant : nous y disons à propos des femmes « Depuis la nuit des temps, nous sommes le continent noir ». Cette expression, tirée de Freud, serait, comme l’idée d’esclavage, l’usurpation d’une qualité que ne sauraient revendiquer que les personnes dont le noir est la couleur de la peau ! En 1970 nous, et d’ailleurs tous les militants hors partis, nous revendiquions de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, y compris le noir afro-américain, comme autant de figures militantes avec lesquelles faire un bout de chemin. Plus récemment, la « sorcière » américaine Starhawk, qui séduit toutes les écoféministes, a titré l’un de ses livres Dreaming the Dark, rêver l’obscur, explorer le noir en chaque être humain pour régénérer l’humanité.

Parmi nos crédos il y avait, et il y a toujours, l’absence de propriété sur les énoncés. Ils sont collectifs, ils peuvent être appropriés, modifiés. On nous a transformé notre hymne, pourquoi pas, c’est le sens de l’histoire ; nous aurions aimé être prévenues autrement qu’au détour d’une émission de radio. Mais, quand on regarde la modification, quand on essaie de comprendre le sens de l’histoire qu’elle indique, on a tout de même envie de mettre son grain de sel dans le gâteau. Les versions réformées de notre chant sont plusieurs. J’en ai trouvé deux sur internet : « Nous sommes le continent noir » devient « Nous sommes celles qu’on ne veut pas voir » et « On refuse de nous voir ». Dans les deux cas le sujet est « on », les femmes sont devenues objet, et leur libération est donc laissée au bon vouloir de leurs oppresseurs, qui vont peut-être les regarder autrement. On voit bien que, dans l’ensemble, ce changement de regard sur les femmes tarde. Dans le premier cas, le refrain « Levons-nous, femmes esclaves, et brisons nos entraves » est devenu « Écrivons notre histoire, construisons nos espoirs » ou « Levons-nous, femmes en rage, et brisons toutes les cages ». Dans le second cas, les « femmes esclaves » sont restées, le refrain est au début de l’hymne le même, puis à la fin devient « Levons-nous, femmes esclaves et jouissons sans entraves ». Mais peut-on jouir en restant esclaves ? La critique ici serait bienvenue…

Le Mouvement de libération des femmes, né souterrainement avant 1970 et porté sur la place publique par une poignée de femmes à l’Arc de Triomphe le 26 août 1970, était tendu par divers désirs dont la composition a produit une nouvelle subjectivité politique, celle des femmes en mouvement, qu’elles soient anciennes ou nouvelles. Cent mesures, visant essentiellement l’égalité entre les femmes et les hommes, étaient élaborées sous la houlette de Françoise Giroud en 1975-1976, pour tenter de satisfaire politiquement ce mouvement et de le faire rentrer dans le rang. La condition féminine est devenue un objet de politique gouvernementale. Les féministes n’en ont cure, et continuent de développer leurs petits groupes de parole et de publications, leurs associations d’entraide, leurs tentatives de judiciarisation des violences faites aux femmes.

Foisonnement de désirs

Les désirs multiples qui conduisent les femmes à participer à un mouvement féministe aujourd’hui comme hier, sont entrelacés différemment pour chacune et pour toutes, en fonction des époques, des modifications juridiques et des transformations des modes de vie. Ils nous semblent pouvoir être caractérisés comme suit :

– un désir d’autonomie : la majorité a été abaissée à 18 ans en 1974, en 1970 la plupart des étudiantes étaient mineures. Nous avions pu toutes constater « la complémentarité » de notre mère par rapport à notre père, des femmes par rapport aux hommes, le caractère subalterne des prétendues qualités féminines, et nous souhaitions nous en débarrasser ;

– un désir de liberté sexuelle : droit à l’avortement, accès gratuit à la contraception (précisément très difficile pour les mineures), reconnaissance par la société de la véritable vie des adolescentes et des jeunes adultes, que le cinéma nous invitait à explorer pour nous-mêmes ;

– un désir d’indépendance économique : l’accès des femmes mariées à un chéquier personnel et non conjoint a été rendu possible par la loi en 1965, de même que l’accès à un travail pour lequel le mari devait jusque-là donner son autorisation. Nous commencions à revendiquer « à travail égal, salaire égal », mais on partait de loin : la division du travail nous confie toujours des responsabilités inférieures, complémentaires, indispensables mais moins payées. On l’a vu encore pendant la crise du Covid. Pour gagner cette égalité il fallait pouvoir suivre les mêmes formations : l’accès aux grandes écoles d’ingénieurs n’a été rendu égal qu’à partir de 1972, et, dans l’école la plus prestigieuse, l’ENS de la rue d’Ulm, qu’en 1984 !

– un désir de pouvoir politique : beaucoup d’entre nous venaient de mouvements politiques de gauche où nous n’avions tellement pas le droit à la parole que nous n’avions rien à dire ! Nous sentions confusément que nous aurions dit autre chose et aurions produit d’autres orientations si on nous en avait donné l’occasion. Le passage par un Mouvement non mixte a été indispensable pour libérer notre parole, comme il l’est encore aujourd’hui. Ce pouvoir politique détenu anarchiquement par chacune et par toutes dans la première année du Mouvement a été capté par la suite par diverses organisations, qui ont détruit sa dimension de jaillissement, qui ont fait de la question des femmes un objet à examiner avec la distance scientifique ou la précaution politique de rigueur, pour faire du féminisme un objet politique convenable, négociable dans des alliances possibles.

– un désir lesbien de sortir de la concurrence entre femmes instituée par les hommes, de soulever nos problèmes ensemble, de vivre l’amour entre femmes et en extension à tous les opprimés de la planète, un désir de création d’institutions nouvelles, protégeant les femmes en particulier, mais pas que, faisant vivre la démocratie pour toutes et tous, un désir de création littéraire et artistique, transcendant les ouvrages de dames tout en en reprenant l’héritage.

Ce foisonnement désirant, sa dimension lesbienne ou féministe, a inquiété et continue d’inquiéter. Il est difficile de le glisser dans la somme des institutions existantes, dans l’étroitesse des vies familiales ou professionnelles. Il risque la dépression, la frustration, envers subjectifs de la répression. Multiples ont donc été les tentatives politiques ou éditrices pour lui donner des formes plus précises. Antoinette Fouque, par exemple, a voulu dès la deuxième année du Mouvement, soumettre ces désirs à une idéologie qui en faisait le chemin obligé vers une vie de femme plus accomplie. Plusieurs revues sont nées apparemment concurrentes, et donc obligées de se définir des créneaux particuliers. Le Mouvement semblait s’émietter.

Le rôle des violences faites aux femmes

Dans ce mouvement désirant, la dénonciation des crimes commis par les hommes avait peu d’importance tant c’était notre émergence en tant que femmes libres, autonomes, indépendantes, artistes, écrivains, sœurs qui nous importait. Mais en 1972, dans un souci de lutte contre cet émiettement et de coopération entre les groupes divergents des « Journées de dénonciation des crimes commis contre les femmes » furent organisées, comme si les crimes commis par les hommes contre nous était ce qui nous unifiait ! On retrouve là ce dangereux changement de sujet déjà noté à propos de l’hymne. C’est aux hommes que nous demandons de changer, ce n’est plus nous qui gouvernons notre changement.

En créant Nous toutes, Caroline de Haas a fait le même calcul politique que nos amies organisatrices des journées de 1972 : ce qu’il y aurait de commun à toutes les femmes, ce sont les violences que leur ont fait subir les hommes, ce qui consiste à définir les femmes comme les victimes des hommes, des êtres dans leur dépendance, dans une vision sordidement réaliste de la société. Le risque de commisération envers les femmes victimes de la part des femmes n’ayant pas conscience d’avoir été victimes est important. Il n’est pas sûr que le slogan soit si unificateur que cela. Me too procédait d’une autre démarche que Nous toutes : par les réseaux sociaux, des femmes célèbres et considérées comme libres par l’opinion publique, témoignaient qu’elles aussi avaient subi harcèlement et éventuellement, viol. La démarche rappelait le Manifeste des 343 de 1971, qui s’inspirait lui-même du Manifeste des 121 pendant la guerre d’Algérie. Individuellement, des personnes posent un acte illégal ou sidérant. Elles ne défilent pas derrière une banderole où une organisation bienveillante a écrit « nous, toutes ». La démarche n’est pas la même. Se mettre en mouvement est un acte individuel volontaire, ce n’est pas le résultat obligatoire d’une condition ou d’une identité. C’est en cela que ce mouvement a vocation à être universel, comme le dit si justement Martine Storti.

Mues par nos désirs conjugués par chacune à sa manière, nous nous sommes frayé des voies vers le célibat ou vers des formes de conjugalité, excluant autant que possible l’esclavage domestique ou le travail gratuit pour l’autre. Ce n’était pas seulement notre Mouvement, mais le mouvement de toute la société, qui s’appuyait sur les nouvelles offres technologiques pour transformer l’économie et en caler la croissance sur les désirs de tous, notamment les femmes et les enfants. Les équilibres se sont déplacés lentement en cinquante ans, trop lentement à notre goût, suffisamment pour donner à ce déplacement d’autres sens que ceux que nous voulions.

La présence acquise des femmes dans tous les domaines de la vie sociale fait concentrer le regard sur ce qui paraît archaïque dans cette évolution : les violences commises par les hommes sur les femmes. Mais là encore, qui est le sujet du changement ? Pour qui est-il mal de battre une femme, et éventuellement de la tuer ? Pour les femmes qui signalent les actes, mais aussi pour tous les membres de l’appareil d’État appelés à réprimer ces actes : police, justice, travailleurs sociaux, collègues, les violences faites aux femmes étant depuis 2017 « une cause nationale ». Cela fait un public beaucoup plus vaste pour le mouvement que celui de femmes émergeant à la sphère publique et s’y épanouissant. Nous toutes, comme les journées de 72 de dénonciation des crimes commis contre les femmes, cherche à rallier toute la société à un pan particulier de la lutte des femmes, la diminution des violences, évaluable statistiquement. Dans cette entreprise de moralisation le succès n’est pas complètement assuré, mais en marche. Le désir légitime pour chacune n’est plus que celui d’une vie normale. Les luttes politiques c’est pour les autres, les vrais opprimés, les descendantes des vrais esclaves, et on s’excuse vis-à-vis d’elles d’avoir un moment pu confondre !

Certes, entre les rares manifestations de rue et le quotidien trop petit des logements, il ne reste plus guère d’espaces collectifs intermédiaires où venir librement participer à un mouvement, où entrer sans décliner son identité et montrer son invitation, où venir travailler une désidentification, une mise en mouvement. Dans tous les domaines, le sens de l’histoire manifeste un goût pour la régression, pour les divisions, pour les comparaisons négatives. Courageusement, de petits groupes de jeunes femmes invitent les passants à se scandaliser des crimes que nous subissons encore ; l’activisme n’est pas un mode de vie accessible à toutes. Alors nous toutes, qu’est qu’on peut faire ensemble ?