Des cartes

Des architectes, professionnels et étudiants, des géographes, des sociologues, la plupart attachés au PEROU, ont passé des mois dans la ville de Calais et dans la Jungle. Devenu-e-s
familier-e-s du campement, ayant noué des relations avec les réfugiés, ils et elles ont, selon leur compétences, leur sensibilité, leurs affinités avec les quartiers et les personnes qui y vivent, produit des documents graphiques : plans, cartes, croquis dont un très petit échantillon est ici reproduit. Charlotte Cauwer et Claraluz Keiser en sont les auteurs ou les passeurs.

Des cartes pourquoi ?

Parce que les cahiers de croquis réalisés par des étudiants d’architecture, les plans et les coupes proposés par des géographes et des urbanistes rendent compte de comment les réfugiés s’installent dans le camp, se regroupent, réinventent du quotidien en le spatialisant, recréent des formes de solidarité.

C’est un habiter qui prend naissance malgré les conditions physiques et géographiques désastreuses, ce sont des liens qui se tissent dans l’infortune de l’exil ; avec la nécessité de l’entraide, c’est une vie sociale qui s’imagine et se construit avec les savoirs de chacun, c’est l’intelligence humaine qui s’efforce de résister à la barbarie froide et implacable de la rationalité administrative, au milieu des barbelés.

Les relevés des quartiers, des circulations, de la localisation des magasins, des lieux de cultes, des écoles, tous habitats de fortune fabriqués par les réfugiés eux-mêmes et par des associations, sont le résultat d’une longue et patiente observation des lieux auxquels seule la confiance donne l’accès. Ces dessins croisent à la fois l’intérieur et l’extérieur des abris, s’attachent à représenter des agencements extérieurs des tentes et des cabanes, et déplient les aménagements intérieurs des espaces individuels et collectifs, qu’ils soient domestiques, de commerce ou de services.

Ces plans qui relèvent d’une méthodologie analytique produisent du savoir, permettent des comparaisons entre des aires culturelles, géographiques, économiques différentes, mais normalisent le graphisme et les représentations de ces campements.

En regard de ces plans, les cartographies subjectives réalisées par les réfugiés eux-mêmes, sont faites de traits plus gauches et plus sensibles d’un existant indissociable du voisinage. Elles offrent une compréhension moins cognitive de l’organisation des espaces mais plus concise des liens tissés entre les endroits vécus, fréquentés ou perçus comme des repères spatiaux. Les représentations humaines ont cédé la place aux mots, l’inventaire exhaustif des abris, leur typologie, leurs fonctions ont cédé la place à des valorisations économiques, affectives, sociales, linguistiques, esthétiques susceptibles de constituer l’ébauche d’un monde à vivre.

Ces cartes suscitées par une géographe-urbaniste évoquent les cartes psycho-géographiques créées par les situationnistes, qui volontairement se détournaient d’une perception dite objective ou patrimoniale du territoire et s’attachaient à un autre type de connaissance, celle des sens, des ambiances, dans des territoires réputés sans intérêt, sinon le fait d’être vécus et marqués par la vie de gens – également réputés sans intérêt. Ces cartographies à lectures multiples racontent les lieux en même temps qu’elles en tracent les contours, elles consignent ce qui importe négativement ou positivement, rassemblent ce que la raison sépare, les peuples, les ponts, les occupations, les jugements, les enseignes, ce que Michel Foucault nommait dans la préface de Les Mots et les choses « hétérotopie ». Ce concept reconnaît des associations improbables que la raison réprouve mais que le poète conçoit, et dont les artistes esquissent les tracés.

Penser des homologies imaginaires, fantaisistes, dessiner des géographies affectives ne sont pas seulement l’apanage des artistes, mais de quiconque active des fils d’une imagination sonore, visuelle, émotionnelle.

Des photographies

Des photographes : Laetitia Tura, Anita Pouchard-Serra, Bruno Serralongue, André Mérian, Jean Larive ont arpenté Calais ou se sont rapprochés des enclaves de Ceuta et Melilla dont les frontières avec le Maroc ont pour but de bloquer la circulation des migrants venus de centre Afrique. Ils ont accepté de participer à ce numéro de la revue consacré aux droits, à l’économie, aux mouvements des réfugiés. Une courte sélection de leurs photographies a été effectuée. Leur présence dans ce numéro obéit à un mobile essentiel : lutter contre l’effacement, l’invisibilité, le lissage, l’oubli, le mensonge.

Des photos pourquoi ?

Pour donner un visage aux réfugiés triés dans les hotspots.

Pour donner un corps aux réfugiés envoyés dans les centres de rétention administrative.

Pour donner un nom aux réfugiés reconduits aux frontières.

Pour donner un âge aux réfugiés dirigés vers les centres de répit.

Pour se souvenir du regard des réfugiés envoyés dans les centres d’identification et d’expulsion.

Pour se souvenir de la jeunesse des réfugiés conduits dans les centres d’accueil et d’orientation.

Pour se souvenir de la perplexité des réfugiés orientés vers les centres de mise à l’abri.

Pour se souvenir de la résignation des réfugiés aiguillés vers un centre d’accueil de jour.

Pour se souvenir de la fatigue des réfugiés adressés à un centre pour demandeurs d’asile.

Pour déjouer l’anonymat des réfugiés transférés vers les centres.

Pour se rappeler tous ces hommes femmes enfants noyés, échoués, morts sans-nom.

« La mise en place de chaque centre a fait l’objet d’un suivi spécifique par les préfectures (….) afin de garantir que l’accueil ne se limite pas à une mise à l’abri mais offre des prestations suffisantes, et pour que la création de ces structures se fasse en bonne intelligence avec les élus locaux », nous assure Bernard Cazeneuve dans une réponse aux associations (réponse de Bernard Cazeneuve aux associations qui l’ont saisi le 18 février 2016 sur Calais). Bonne ou mauvaise intention, on ne peut le savoir tant prévaut la langue administrative serve d’une logique comptable. Celle-ci a généré toute une gamme de centres. Pourtant « centre » est un mot pour ne rien dire, un mot désensibilisé, desémantisé, déshumanisé, né avec les grands ensembles ; son usage a proliféré dans les années 1960 avec la création des centres sociaux, centres culturels, centres de loisirs, et centres commerciaux. Un facteur commun entre eux, ils sont destinés aux classes les moins aisées, déracinées, déplacées. Ils offrent des services autant qu’ils encadrent. Équipements de socialisation et de contrôle, leurs programmes s’inspirent de l’éducation populaire qui dès les années 1950 alerte l’État sur la nécessité de prendre en charge ces couches populaires les plus démunies mais leur fonctionnement est une mise en œuvre des principes de gestion, d’orientation, de formation, de stabilisation de ces populations. Tous les centres vers lesquels sont dirigés les réfugiés héritent de ces forces centripètes et d’assimilation.

Ce langage est inaudible par les réfugiés qui ne partagent ni notre langue ni notre langage administratif. On n’y entend rien de l’accueil dont l’étymologie latine, faut-il le rappeler, a à voir avec « l’habiter auprès de… ». C’est à rebours de cet oubli que les images sont ici adressées.

Les photographes montrent les réfugiés dans les campements qu’ils fabriquent, habitent ou quittent ; ils montrent la vie qui n’est pas toujours synonyme de joie mais aussi de déréliction et de désespoir ; avec leur appareil ils circulent dans la Jungle, avec la complicité et l’hospitalité des migrants ils entrent dans les cabanes et les courettes, s’assoient au milieu d’eux, parlent toutes les langues, celle des signes aussi, partagent des repas, tournent autour des églises et des mosquées ; de loin ils suivent les départs et leurs préparatifs auxquels succèdent de nouvelles galères, mais dans le camp, les tentes et les vêtements abandonnés gisent tels des dépouilles ; la police plus radicale enterrera tous ces oripeaux lors de ses mouvements de grand nettoyage ; parfois des photographes se rendent sur les tombes et les fosses communes.

Ces images sont-elles des témoignages, des archives, des captures, des révélations ? On verra plus tard, pour le moment elles nous mettent, nous regardeurs, en présence d’une réalité humaine vivante et forclose, elles traversent les barrières de la crainte, de l’indifférence, de la culpabilité, de la pitié ; elles nous invitent à voir, voir le commun et la singularité d’un certain vivre dont le cours s’est vertigineusement accéléré et précipité dans l’extrême de la survie et de la mort.

Ces images sont le fruit de diverses proximités : celle qui approche les corps et les mouvements, celle qui fait venir le lointain, plus clair et précis au-dessus d’un premier plan duquel il émerge, celle qui scénarise des situations, celle qui privilégie un détail qui n’en est plus mais un tableau. Ces proximités se sont construites tout au long des séjours passés là-bas dans les camps de boue et de relégation. « Regarder n’est pas une compétence, c’est une expérience dont il faut, à chaque fois, reformer, reconstruire les fondations », dit Georges Didi-Huberman. Gageons que c’est à une absence de fondations que sont confrontés les photographes en séjournant dans ces camps engrillagés, dénués de tout mais régulièrement détruits, et que le défi est de construire un regard à partir de cette expérience d’un lieu où l’humanité a été refoulée et même sacrifiée. Chasseurs d’humanité, ils sont, avec, ceux qui se battent pour la vie contre vents et marées, contre les forces de l’ordre et de néantisation.