85. Multitudes 85. Hiver 2021
Mineure 85. Le dehors de la recherche

Comment apprendre à nouveau ?
La recherche comme pratique d’étude

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Comment penser le dehors de la recherche lorsque l’institution de recherche par excellence, l’université, est de plus en plus empêtrée dans un paysage d’organisation qui n’est pas nécessairement académique mais qui parasite les fruits du travail académique, confondant ainsi la frontière entre le dedans et le dehors de l’université ? Dans le cadre d’une économie mondiale de la connaissance, l’université a en effet été conçue pour jouer un rôle essentiel dans la défense du bien-être européen. Des réformes politiques telles que la stratégie de Lisbonne et le processus de Bologne ont visé à créer un espace unifié pour les universités européennes afin de garantir et d’optimiser la qualité de l’enseignement supérieur et de la recherche universitaire. Ainsi, l’« université d’excellence », qui cherche à optimiser tout ce qu’elle peut comme elle peut – uniquement guidée par la transcendance vide de l’excellence – a vu le jour1.

Effacement de la frontière entre intérieur et extérieur

Parallèlement, afin d’aider l’université à assumer un rôle plus compétitif, un certain nombre d’organisations non académiques se sont nichées dans l’environnement proche de l’université. Les partenaires industriels, les entreprises privées, les bureaux de dépôt de brevets, les agences de développement économique, les bureaux d’audit et de conseil ; toutes ces structures ne sont que quelques exemples des nouveaux habitants du nouveau paysage dans lequel se trouve l’université2. En outre, cette rupture écologique a acquis une signification éthologique dans la figure du « chercheur-entrepreneur », qui cherche à optimiser les bénéfices de sa recherche, et de l’« apprenant-indépendant », qui accumule les crédits ECTS3 tout en suivant un parcours d’apprentissage personnalisé4. En ce sens, l’extérieur de l’université, de plus en plus marqué par les motivations capitalistes, a laissé une empreinte sur l’intérieur de l’université, sur les étudiants, les professeurs, les chercheurs et leur manière d’habiter ensemble l’université.

Cependant, les développements mentionnés précédemment ne sont pas les seuls à caractériser l’effacement de la frontière entre l’intérieur de l’université et son extérieur. Les pratiques proprement universitaires se retrouvent de plus en plus dans des environnements extérieurs à l’université. De nos jours, il est possible de suivre des cours en ligne ouverts et massifs (MOOC) pour obtenir un diplôme sans jamais être entré dans un amphithéâtre – les cours se déroulant sur zoom en raison des restrictions sanitaires liées au Covid. La recherche a souvent été externalisée vers des laboratoires gérés par le secteur privé, des entreprises dérivées commercialisent les résultats de la recherche scientifique. Des initiatives plus critiques telles que le Mouvement de l’université libre, qui opère dans un cadre plus anticapitaliste et décolonial, tentent de créer des espaces pour la recherche et l’enseignement en dehors des limites de l’institution de l’université5. En d’autres termes, ces alter-universités sont symptomatiques d’un mouvement vers l’extérieur qui tente, soit de détacher la recherche et l’enseignement de l’environnement universitaire lent pour optimiser leur efficacité, soit d’échapper aux logiques et mentalités capitalistes qui ont acquis une forte emprise sur la politique et la gestion des universités.

Expériences d’université

Dans ce court texte, je ne veux pas me concentrer sur ces initiatives qui partent d’un mécontentement à l’égard de l’université (quelle que soit la raison de ce mécontentement), mais plutôt attirer l’attention sur une initiative qui a ses origines à l’extérieur de l’université tout en essayant, depuis cet extérieur, de créer un intérieur et, ce faisant, de récupérer le nom d’université. Campus in Camps, une université expérimentale située dans un camp de réfugiés palestiniens, a été fondée en 2012 par un groupe de réfugiés de la troisième génération qui se sentaient un peu étrangers au récit dominant de la résistance dans le camp qui revendique le « droit au retour », c’est-à-dire le droit de quitter leur condition actuelle d’extraterritorialité pour retourner dans leur maison d’origine d’avant la Nakba en 19486. Ayant grandi dans le camp, ils ont estimé que le retour à un lieu privé abstrait du passé était une problématisation ambiguë de la situation dans laquelle ils se trouvaient et, en créant une université en exil, ils voulaient se donner la chance d’étudier le camp dans lequel ils vivaient7.

Cependant, en créant une université, les étudiants de Campus in Camps ont en même temps récupéré le nom d’« université » pour une pratique d’étude particulière. Campus in Camps n’a pas de programme d’études régulier, ni de diplômes à obtenir ; il n’y a pas de programme de recherche bien organisé, articulé en différents départements et centres ; les résultats de ses activités ne sont pas publiés dans des revues académiques de premier plan ; et Campus in Camps ne cherche pas à établir des collaborations avec l’industrie ou des entreprises privées. Le fait de nommer leur pratique « université » leur confère le pouvoir de nous faire nous demander ce qui fait d’eux une « université ». Plus particulièrement, en se débarrassant de toutes les infrastructures institutionnelles, des justifications idéologiques et des relations organisationnelles, ce qui compte dans l’université sont les pratiques et, plus particulièrement, les pratiques d’étude8.

Le principe de revendication (reclaim) de Campus in Camps sera pris comme point de départ pour reconsidérer la particularité de l’université en tant qu’écologie d’étude, malgré les nombreuses forces qui menacent cette écologie précaire. Une question centrale sera de savoir comment Campus in Camps donne également un nouveau sens à ce que signifie la recherche scientifique, étant donné que leur pratique de la production de connaissances n’est pas fondée sur des bases épistémologiques solides, et ne suit pas des voies méthodologiques bien établies. Isabelle Stengers suggère que ce qui fait converger les pratiques scientifiques, c’est qu’elles ont toutes une réponse à la question générique « Comment apprendre du nouveau ? », bien que l’opérativité de cette question soit de faire diverger immédiatement les pratiques scientifiques en leur ôtant la possibilité de se cacher derrière l’idéal trop abstrait de la rationalité scientifique9. Les exigences auxquelles doit répondre le physicien pour apprendre quelque chose de nouveau sont, par exemple, clairement divergentes des exigences auxquelles doit répondre l’historien pour apprendre quelque chose de nouveau, et la rationalité à l’œuvre dans chacune de ces pratiques scientifiques est directement liée à la situation recherchée. Alors que le premier doit mettre en place une situation expérimentale, le second doit se rendre aux archives. La question est maintenant de savoir ce que signifie pour les chercheurs de Campus in Camps apprendre quelque chose de nouveau, et en quoi leur pratique est une pratique de recherche.

Pratiques d’apprentissages croisés

Afin d’apprendre quelque chose de nouveau, les étudiants se sont engagés dans plusieurs exercices qui les ont situés par rapport au camp, ce qui signifie qu’ils ont pu étudier non seulement dans le camp, mais aussi avec le camp. Ces expériences comprenaient, par exemple, des exercices de narration entre les habitants du camp de différentes générations, des exercices photographiques dans lesquels l’espace du camp était visualisé et comparé aux images d’une ville voisine, et des exercices de cartographie pour réaliser un plan des espaces revendiqués et des espaces vides dans le camp. Ces différents exercices constituent l’« agentivité écologique » de l’étude, sa situation toujours spécifique dans des lieux et des pratiques qui permettent à quelque chose de devenir un objet d’attention10. Ce qui s’est fait sentir tout au long de ces expériences de recherche – ce qu’ils ont appris – c’est le fait que le camp ne peut être considéré sans tenir compte de la vie sociale qui y a émergé au cours des 70 dernières années. Ce fait de vie partagée est une occurrence du monde tel qu’il est construit, fait selon l’artifice mis en place par les étudiants-chercheurs (studiers). Ce fait produit par l’artifice d’étude a aussi pour propriété de faire hésiter les étudiants-chercheurs, de les obliger à penser et à imaginer le futur différemment.

Souligner l’importance des artifices dans la recherche, entendue comme pratique d’étude, c’est mettre l’accent sur le fait que les pensées ne nous viennent pas d’elles-mêmes ou « naturellement », mais qu’il faut construire avec soin des situations qui rendent un rassemblement de personnes à nouveau capables de penser, malgré les nombreuses raisons qui pourraient les précipiter directement vers des conclusions11. De tels artifices entremêlent à la fois des composantes sociales, matérielles et techniques. En ce sens, ils rassemblent des personnes impliquées dans une situation qui les concerne autour de matériaux (photographies, cartes) produits au cours d’exercices techniques, afin de les ralentir devant cette matière d’étude, de leur permettre de penser de manière nouvelle le questionnement qui les a rassemblées au départ. Cela ne signifie pas que la vérité produite au cours de ces pratiques soit à relativiser par rapport au sens général. Comme le suggère Stengers, il s’agit d’une vérité relative à une situation elle-même instable et transformée par la venue au monde de cette vérité « qui se produit lorsqu’on a donné à cette situation le pouvoir d’obliger à penser, à hésiter, à résister aux généralités12 ». Pour Campus in Camps, l’efficacité de l’artifice était de faire en sorte que la vie en commun vienne à compter pour ceux qui vivaient ensemble dans le camp et qui pensaient à la condition actuelle de l’extraterritorialité et à l’avenir du retour.

Cependant, l’efficacité de l’artifice assemblé par les étudiants-chercheurs de Campus in Camps n’était pas seulement d’apprendre quelque chose de nouveau sur le camp, le but de toute pratique de recherche. Comme le suggère Ilana Feldman, une anthropologue qui a travaillé avec les étudiants, il a déclenché une « reconfiguration affective » qui a modifié la façon dont les habitants ont pensé et ressenti le camp13. La pratique d’étude de Campus in Camps les a fait ralentir face à la vie en commun dans le camp, et au fait qu’il s’agit d’une alternative vécue dans l’imaginaire du public, qui informe sur le droit de retour (dans lequel l’État-nation libéral-démocratique accorderait le droit à une maison privée). En ce sens, l’efficacité de leur pratique était d’effectuer une fuite vers un futur dialectiquement lié à l’imaginaire colonial de l’exploitation sous couvert de progrès public, reprenant ainsi le pouvoir d’imaginer le futur différemment. Cela a permis d’imaginer l’avenir en dehors des cadres coloniaux imposés au camp qui ne rendent concevable qu’une subordination continue ou un droit de retour effectif. En définitive, cette reconfiguration affective leur a fait envisager le futur de l’extraterritorialité (la liberté de parcourir la terre sans restriction) et le présent du retour en termes de retour au commun14.

En ce sens, le processus d’apprentissage initié par Campus in Camps n’a pas seulement consisté à apprendre quelque chose de nouveau (acquérir des connaissances sur la vie commune dans le camp), mais aussi, et surtout, il a rendu les réfugiés de la troisième génération, mécontents des récits de résistance dominants, capables d’apprendre à nouveau, d’imaginer différemment l’avenir du camp et leur vie commune. Abordée dans la perspective d’une pratique d’étude, comme celle de Campus in Camps, la recherche ne doit pas seulement être conçue comme motivée par la question d’apprendre quelque chose de nouveau, mais aussi comme une aventure dans l’apprentissage nouveau, une aventure qui exige de créer une situation qui permet de s’écarter des habitudes de pensée établies, et qui rend les personnes impliquées sensibles aux possibles qui s’opposent à ce qui, autrement, irait de soi.

Étude commune, vie commune

Comment alors penser les connaissances produites au cours de ces pratiques d’étude ? Répondre à cette question nous ramènera à la problématique qui a ouvert ce texte, à savoir la particularité de la recherche à l’université. Il est clair que le savoir développé dans le camp par le partage d’expériences et les exercices collectifs n’est pas une marchandise que l’on peut posséder et échanger. Au contraire, la vérité qui aura été produite par l’efficacité de l’artifice est un évènement qui transforme la sensibilité à la situation dans laquelle les gens se trouvent, de même qu’il transforme celle des problèmes qui les entourent, et dans lesquels des choses qui risquaient d’être négligées ou oubliées pourraient devenir importantes. En ce sens, une pratique d’étude crée une ouverture sur un futur différent de ceux qui se présentent comme évidents ou nécessaires. Dans ce cas, c’est le commun comme principe de vie commune mais aussi d’étude commune qui a influencé manières de penser et de sentir le camp des étudiants-chercheurs, permettant d’envisager l’avenir différemment.

Conçue comme une pratique d’étude, la recherche n’est pas seulement motivée par la question de savoir comment apprendre quelque chose de nouveau, mais aussi, comment apprendre avec ce quelque chose de nouveau qui aura commencé à s’imposer. En ce sens, l’étude, par la mise en place d’artifices qui prennent en compte l’ouverture des possibles, représente une intensification pédagogique de la recherche qui était jusque-là uniquement concernée par la production des connaissances nouvelles. De plus, cette création d’une ouverture ontologique, nous rendant capables de percevoir des futurs alternatifs, offre également une vue sur l’extérieur de la recherche. C’est dans l’interaction entre l’intérieur de la recherche, l’artifice qui rassemble un collectif d’étudiants autour d’une question d’intérêt collectif, et son extérieur, perceptible à travers les ouvertures ontologiques qui auront été créées, que l’université acquiert à nouveau sa signification médiévale, à savoir une universitas studiiuniversitas n’a rien à voir avec universalité ou univers, mais représente le nom d’un type particulier de collectif ou d’association. Dans le cas qui nous occupe, une association tenue ensemble par l’étude.

1 Bill Readings, The University In Ruins, Cambridge, Harvard University Press, 1996, p. 23.

2 Susan Wright, « Can the University a Liveable Institution in the Anthropocene? », The University as a Critical Institution? Ed. Rosemary Deem and Heather Eggins, Rotterdam, Sense Publishers, 2017, p. 21-22.

3 Système européen de transfert et d’accumulation de crédits facilitant la reconnaissance européenne des niveaux de diplômes et la mobilité des étudiants.

4 Sur le chercheur-entrepreneur, voir Chris Shore & Laura McLauchlan, « “Third Mission” Activities, Commercialization and Academic Entrepreneurs », Social Anthropology/Anthropologie Sociale 20, n3, 2012, p. 271 ; sur l’apprenant-indépendant, voir Maarten Simons, « The Figure of the Independent Learner: On Governing Through Personalization and Debt », Discourse: Studies in the Cultural Politics of Education, online, mai 2020, p. 1.

5 Sheila Slaughter & Gary Rhoades, Academic Capitalism. Markets, State, and Higher Education, Baltimore, The Johns Hopkins University Press, 2004, p. 22-26 ; Fern Thompsett, « Pedagogies of Resistance: Free Universities and the Radical Reimagination of Study », Learning and Teaching: International Journal of Higher

Education in the Social Sciences 10, n1, 2017, p. 24-25.

6 Sandi Hilal, Alessandro Petti, & Eyal Weizman, « Retours : penser le futur dans l’extraterritorialité », Un monde de camps, éd. Michel Agier (Paris, La Découverte, 2014, p. 197.

7 Alessandro Petti, « Decolonizing Knowledge », Archis 45, n3, 2015, p. 73.

8 Pour approfondir la question des pratiques d’études au sein de Campus in Camps, voir Hans Schildermans, Experiments in Decolonizing the University. Towards an Ecology of Study, Londres, Bloomsbury, 2021.

9 Isabelle Stengers, La Vierge et le neutrino. Les scientifiques dans la tourmente, Paris : Les Empêcheurs de penser en rond, 2006, p. 78-79.

10 Jacopo Rasmi, « Hyper-Study. On Our Becoming-Students », Philosophy and Theory in Higher Education 3, n3 2021.

11 Isabelle Stengers, Au temps des catastrophes. Résister à la barbarie qui vient, Paris, La Découverte, 2013, p. 133-34.

12 Isabelle Stengers, « Pragmatiques et forces sociales », Multitudes, n23, 2006, p. 120.

13 Ilana Feldman, « Reaction, Experimentation, and Refusal: Palestinian Refugees Confront the Future », History and Anthropology 27, n4, 2016, p. 424.

14 Sandi Hilal & Alessandro Petti, « Reimagining the Common: Rethinking the Refugee Experience », in The Human Snapshot, ed. Thomas Keenan and Tirdad Zolghadr, Berlin, Sternberg Press, 2013, p. 143-145.