89. Multitudes 89. Hiver 2022
Mineure 89. Design is the answer, but what was the question ?

Comment fermer une parenthèse moderne
Le cas des piscines

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La piscine est une infrastructure centrale dans la vie sociale des Français. Pendant la pandémie de Covid plus de 400 000 nouvelles piscines ont été construites en à peine 18 mois. La France est aujourd’hui le deuxième pays au monde pour le nombre de piscines par habitant loin devant les autres pays européens et juste derrière les États-Unis. Avec plus de 4 700 piscines publiques, la France est championne du monde en ce qui concerne la mise à disposition de cet équipement pour ses habitants.

La piscine est, malheureusement, une infrastructure qui entre en collision avec les limites planétaires et le nouveau régime climatique. Cette collision, nous essayons de la documenter depuis trois ans1 grâce à une enquête auprès de régions et de territoires qui s’interrogent sur la viabilité des piscines face aux menaces écologiques et climatiques. Écoutons ce que nous disent certains acteurs à ce propos. « Notre région sera soumise à des stress hydriques de six à huit mois par an en 2050. Inutile de vous dire que déjà aujourd’hui… avec les épisodes de sécheresse et de canicule, nous sommes obligés de rationner deux mois par an la consommation d’eau. En 2050, notre région ne doit… ne peut plus avoir de piscines individuelles. Nous devons anticiper cela et nous préparer » (un élu d’une grande région française).

Nous pensons alors immédiatement à ces beaux équipements que sont les piscines municipales à la fois populaires et récréatives. Fermons les piscines individuelles, sanctuarisons les piscines municipales ! « Hélas, vous pouvez prendre le problème dans tous les sens, il est impossible pour une ville ou une métropole d’atteindre les objectifs des schémas de transition sans s’attaquer au problème des piscines municipales. Elles sont clairement… avec les patinoires, les stades, les musées… les équipements les plus consommateurs de fluides, de gaz, de chauffage, d’électricité, d’eau… » (un directeur technique chargé des questions de consommation d’énergie dans une grande ville).

Le design de la piscine se fissure…

La piscine est une infrastructure fondamentalement issue d’une conception moderne. Par moderne nous entendons ici une démarche de conception visant non seulement à concevoir une infrastructure, un objet ou un projet à partir d’une démarche technique sophistiquée, mais aussi avec toutes les conditions artificielles bio-physiques, matérielles et sociales qui la soutiennent. Ainsi, une piscine est à proprement parler une bulle biologique et physique – une bulle immunitaire dirait Sloterdijk2 – programmée originellement pour s’extraire et s’isoler des conditions terrestres et climatiques. C’est une infrastructure qui prétend à une extra-territorialité dans la mesure où le territoire, les milieux écologiques en présence, sont mis entre parenthèses pour permettre d’offrir des conditions d’usage et d’expérience stables et maîtrisées. On ne peut comprendre une piscine sans la lier immédiatement au design de son atmosphère, sa température, son taux d’humidité, son contrôle bactériologique, microbien, végétal et animal…

La plus grande partie des piscines actuelles a été construite avant 1977. Ce sont des équipements extrêmement fragiles qui ont une durée de vie de quarante ans en moyenne, ce qui fait que, en ce moment même, des dizaines de piscines partout en France doivent être rénovées. Ces piscines se fissurent physiquement. Mais les piscines se fissurent aussi dans leur conception globale. Début mars 2022, nous apprenions que certaines villes avaient décidé de fermer temporairement l’accès à leurs piscines… car la facture de gaz était devenue explosive du fait de la guerre en Ukraine. Voilà donc que le réel géologique et politique fait irruption, rappelant l’impossibilité, à terme, de maintenir des régimes de conception faisant abstraction des conditions minimales terrestres et de leurs enjeux matériels, écologiques et politiques.

De ces milliers de piscines individuelles et collectives, il va falloir faire quelque chose. Mais quoi justement ?

Cette question, a priori microscopique, taraude des centaines de communes et d’acteurs en France. Elle représente parfaitement la difficulté que nous avons à faire quelque chose de très concret une fois que nous avons récité mille fois tous les scénarios du GIEC, de l’IPBES3, et du SHIFT Project. Aucun méta-rapport aujourd’hui ne répond précisément à ces élus, directeurs techniques, personnels de la maintenance qui sont emberlificotés dans la socio-matérialité des turbines, plomberie, fluides et autres dépendances sociales des piscines françaises. Or, le moment politique de l’Anthropocène se joue justement dans ces micro-dossiers, ces minuscules affaires qui apparaissent sur la ligne de crête, entre biosphère et technosphère. Le réel de l’écologie politique est sur cette irritation-là, ce frottement, ces marques d’un Anthropocène en train de se révéler tous les jours au coin de la rue.

Stratégies : entretien, écologisation, fermeture

La première stratégie consiste bien évidemment à entretenir les équipements, faute de mieux. De toute façon, nos organisations (notamment publiques) passent la plupart de leur temps à maintenir les choses en l’état. Ce travail de maintenance4 est un travail minutieux et engagé pour faire perdurer un patrimoine hérité. Pour de nombreux acteurs des piscines, la maintenance est déjà un effort écologique pour éviter systématiquement de rajouter des couches d’innovations éco-techniques qui s’empilent sans jamais se substituer parfaitement.

La seconde stratégie, déjà initiée depuis quelques temps, consiste à « écologiser » ou « faire transitionner » les piscines. Les rendre plus efficientes, plus « sobres ». Et en effet, les nouvelles piscines ont des systèmes de chauffage, d’isolation, de traitement de l’eau à la fois plus sobres et plus efficaces. Notre enquête a cependant révélé une contre-évidence écologique majeure. Paradoxalement, les nouvelles piscines « écologisées » consomment environ 1,5 fois plus d’énergie et de fluides que les anciennes piscines. Pourquoi ? Parce qu’elles ont décuplé les usages. Les nouvelles piscines intègrent hammam, sauna, aquabike, bassin de plongée, jeux d’eau extérieurs… L’argument en termes de conception est, d’un point de vue moderne, rationnel : il faut profiter d’un chantier pour élargir les usages et les fonctionnalités. D’ailleurs, c’est comme cela que « l’on diminue le coût écologique… à l’usage ou à l’usager ».

La dernière stratégie, que nous tentons de défendre ici, consiste à mettre les mains dans le cambouis et à affronter pleinement la question du démantèlement des piscines individuelles (et de certaines piscines collectives). Cette stratégie, en cours d’expérimentation dans certains territoires, repose sur un « design de la fermeture » et du rétrécissement des échelles. L’efficience, la modernisation en général, ne peut résoudre totalement les problèmes posés par la modernisation précédente. Il y a une perte sèche à chaque nouveau front de modernisation dû à cet empilement de matérialité. Et la quête de rendements et d’économies d’échelle, pierre angulaire centrale des projets urbanistiques, économiques, technologiques5 doit être abandonnée au profit d’une déscalarité, i.e., de la recherche de seuils quantitativement réduits (dans les usages, les fonctions, les marchés, les portages organisationnels…).

Design de fermeture

Fermer les piscines individuelles et certaines piscines collectives demande un effort épistémique inédit. Il faut d’abord concevoir des protocoles d’enquête. Qui sont les personnes attachées et dépendantes à ces entités ? Pour quelles raisons ? Quelles valeurs associent-elles à la piscine ? Et pour quels modes de dépendances ? Ces attachements sont-ils des attachements à l’infrastructure elle-même ou à ses attributs ? Dans ce cas, comment maintenir les attributs tout en abandonnant l’infrastructure en question ?

Il faut ensuite concevoir des protocoles d’arbitrage éminemment démocratiques, et plus largement, de nouvelles institutions. En somme, un « design des instances » tel que défendu par la designeuse Sylvia Fredriksson ou encore, les projets de territoires-écoles expérimentés par Emilie Ramillien, Patrice Cayre, Patrick Degeorges​ et Xavier Fourt. Ces instances sont chargées de déterminer quelles sont les activités, équipements, systèmes techniques sacrés (à conserver et faire perdurer) et ceux qui ne le sont plus. Mais surtout, quels sont les attachements à préserver ou à réaffecter afin de sacraliser, là aussi, l’accompagnement des acteurs qui seront touchés par des processus de fermeture. Mais le design de la fermeture doit aussi se traduire par de nouvelles prises techniques et de nouveaux horizons disciplinaires. Démanteler une piscine, réorienter son usage, réaffecter sa disponibilité architecturale tout en veillant à ne pas la remplacer au profit d’un horizon tout aussi extractif, exige des prises disciplinaires nouvelles. La modernité a exigé de nos disciplines de la conception (design, architecture, urbanisme…) un empilement de solutions à nos problèmes d’usage ou à nos expériences sociales défectueuses. On pourrait dire que les sciences de la conception ont fait proliférer les projets sans se soucier de leur « stabilité ontologique »6. Dans le cas des piscines, cela veut dire, par exemple, « sans se soucier » des alliances plus ou moins malencontreuses et fragiles que cette infrastructure nous oblige à faire avec Poutine, la Chine, les énergies fossiles, la Supply Chain, les nappes phréatiques…

Dans un article récent, I. Stengers et D. Debaise7 appellent à lutter contre l’amincissement du monde. Le design de la fermeture défend l’intuition que cette lutte contre les réductionnismes et pour le maintien de la plus grande diversité d’expériences sur le monde exige, en parallèle, un amincissement de la technosphère et de ses portages idéologiques (l’innovation, la conception, l’empilement technique, l’ingénierie, le management…). Politiquement, le design de la fermeture revendique qu’une vie sociale en Anthropocène ne peut se limiter à vivre dans des friches, des interstices ou des « ruines du capitalisme »8. Démanteler, déscalariser, fermer le capitalisme et ses exo-terrestres participe pleinement de cette libération d’espace pour le maintien d’une vie plurielle sur Terre.

1Programme de recherches « La redirection écologique des équipements sportifs », Origens Media Lab (2019-2023). Voir : https://origensmedialab.org/closing-worlds

2Sloterdijk P, Bulles : sphères I, Paris, Fayard, 2002.

3IPBES : Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques

4Denis, J., & Pontille D. Maintenance et attention à la fragilité. SociologieS, 2020.

5Tsing A., « Supply Chains and the Human Condition », Rethinking Marxism: A Journal of Economics, Culture & Society, 21:2, 2009, 148-176.

6Stengers I., La proposition cosmopolitique. L’émergence des cosmopolitiques. Paris : La Découverte, 2007, 45-68.

7Debaise D. & Stengers I., « Résister à l’amincissement du monde », Multitudes, 85, 129-137.

8Tsing A., Le champignon de la fin du monde: sur la possibilité de vie dans les ruines du capitalisme, Les Empêcheurs de penser rond, 2017.