Une conversation de
Philippe Curval avec Ariel Kyrou

Depuis Les fleurs de Vénus en 1960, Philippe Curval a signé plus d’une trentaine de romans. Grâce au formidable travail de son éditeur, La Volte, ce grand nom de la science-fiction française a sorti en septembre 2018 deux nouveaux livres : une petite utopie d’inspiration surréaliste, Un souvenir de Loti, et un roman mettant en scène « l’aréel », une sorte d’art du futur, Black Bottom. Mais c’est sur le thème de l’Europe que nous l’avons interrogé. Il est en effet l’auteur d’une série de romans qui mettent en scène un ou plusieurs futurs de l’Union européenne. Les trois premiers, sortis entre 1976 et 1983, ont été réédités en 2016 par La Volte dans un seul et même volume : L’Europe après la pluie. Un quatrième texte, écrit il y a une dizaine d’années, complète cette trilogie : Lothar Blues. Alors que l’Europe s’apprête peut-être à vivre des « années de chien », plongeons-nous dans les rêves ou cauchemars de science-fiction imaginés par Philippe Curval, quelque part entre le danger d’un enfermement, les risques d’effondrement, les promesses de la fin du travail et l’espoir d’une renaissance du vieux continent.

Ariel Kyrou : Tu as écrit une série de romans dont l’Europe est le décor et une grande part du sujet. Le premier, c’est Cette chère humanité, sorti en 1976. Pourquoi l’Europe ?

Philippe Curval : Je suis né en décembre 1929 à Paris. Dans le contexte qui a précédé la Deuxième guerre mondiale, dès 7 ou 8 ans, j’ai réalisé à quel point il était essentiel de poursuivre le rêve d’une Europe unie, sans frontières, justement pour éviter à l’avenir des guerres comme celles de 1914 et de 1940 qui ont littéralement assassiné notre continent. C’est d’ailleurs tout le sens du tableau de Max Ernst, peint en 1933 après l’arrivée au pouvoir d’Hitler en Allemagne, qui a été reproduit en couverture et dont j’ai repris le titre pour le recueil de trois de mes livres autour de l’Europe, publié en 2016 : L’Europe après la pluie. Le projet européen m’a toujours passionné, non seulement pour éviter cet effondrement qu’a peint l’artiste surréaliste, mais aussi pour rendre tangibles les cousinages bien réels entre les Européens, comme une sorte de puzzle de vies communes, d’attractions et de répulsions, de mariages et de séparations depuis des siècles et des siècles. Maintenant, pour moi, l’Europe ne peut être que politique et sociale, réunie par l’histoire, la culture et de façon plus prosaïque par une même fiscalité, assurant une vraie redistribution des richesses. L’autre clé, sous-jacente aux trois romans de L’Europe sous la pluie, c’est l’idée d’une Union qui n’étouffe pas sous les normes. Car le Marcom (Marché commun) que j’ai imaginé pour Cette chère humanité croule sous les traités, des bordures de trottoirs aux règles pour « le transport sous douane des escargots sans coquille »… Bref, en 2019, l’autre enjeu que je perçois, en écho de ce que j’écrivais déjà il y a toute de même plus de quarante ans, reste de laisser aux individus, aux communautés et aux régions de grandes libertés de vie et d’initiatives au quotidien.

A. K. : Ton Europe est aussi une Europe hybridée, riche de multiples métissages entre les peuples du continent, mais également avec ceux du reste de la planète, non ? Il y a d’ailleurs un détail pour moi très signifiant : les États-Nations en tant que tels sont presque totalement absents de tes romans…

P. C. : Oui, presque systématiquement, chez moi les États-Nations se défont, voire s’écroulent. À l’inverse, tous mes personnages ont des noms mitigés, un peu juifs, un peu allemands, un peu arabes ou je ne sais quoi d’autre. Ils sont métissés, à l’image de l’Europe.

A. K. : Tu la prends donc comme un sujet littéraire, au travers de personnages aux points de vue contradictoires. Surtout, tu mets en scène non seulement le rêve, mais les cauchemars de l’Europe. Dans Cette chère humanité, la première menace que tu concrétises, c’est l’enfermement : pour éviter la contagion par les migrants des « Payvoides » alentour, l’Union européenne s’est littéralement cloisonnée dans une version électronique du mur que veut construire Trump entre les États-Unis et le Mexique… Cette alerte n’avait-elle pas quelque chose de prémonitoire, tant on entend en 2019 les responsables politiques de bien des États membres du Conseil de l’Europe exiger la fermeture totale des frontières de l’Union ? Est-ce que tu réécrirais ce roman de la même façon aujourd’hui ?

P. C. : Peut-être pas dans son intégralité, puisqu’il n’y avait par exemple que treize pays au sein du Marcom de Cette chère humanité, mais j’en préserverais ses messages essentiels : la critique des règlements sclérosants, la charge contre le repli identitaire et xénophobe, et puis le constat d’une tendance nombriliste, à fuir dans un passé artificiel, dont la métaphore y était la « cabine de temps ralenti », une sorte de boîte de simulation qui permettrait de vivre virtuellement sept jours en un seul. Par ailleurs, alors qu’Internet n’existait pas à l’époque où j’ai commencé ce livre, chaque habitant du Marcom est équipé d’un bracelet électronique qui ressemble à une smartwatch connectée d’aujourd’hui.

En revanche, ma vision certes lucide, mais plus utopique ressemblerait à celle de Lothar Blues. Dans ce roman publié en 2008 et réédité en poche en 2013, l’Europe est à la fois fédérée et disloquée. Après un terrible effondrement dans la première moitié du troisième millénaire, elle a su se reconstituer. Désormais très souple, son système politique n’est pas de l’ordre de la démocratie directe, mais il utilise le vote électronique pour faire participer très fréquemment les citoyens européens et permettre la révocation et l’élection de responsables en cours de mandat. L’Europe, enfin, a été transformée par les technologies de la robotique. Elle semble plus apaisée, mais elle se déchire sur la question du travail…

A. K. : C’est en quelque sorte la fin de l’emploi, grâce ou à cause du développement des robots et de l’intelligence artificielle…

P. C. : C’est ça. Dans l’Europe de Lothar Blues, qui se situe dans la seconde moitié du XXIe siècle et dont la capitale est la mégalopole de Bruxbourg (fusion de Bruxelles et Strasbourg), la plupart des emplois sont exercés par des robots. Le travailleur lambda, qu’on appelle désormais un « tessariste », ne travaille que 16 heures par semaine : quatre heures pendant quatre jours, avec qui plus est une grande liberté pour prendre des vacances, se divertir ou mener différentes activités. Il y a des délinquants qui ont comme sanction un travail « solidaire », et le chômage n’est plus un enjeu. En revanche, deux groupes opposés prennent de l’ampleur : d’un côté des anarchistes qui réclament l’abolition totale du travail humain ; de l’autre, le mouvement « Postechn », qui se lève violemment contre « une Europe sans morale, en proie à la dictature de la technologie », et exige « le retour aux valeurs anciennes du travail, au plein-emploi dans un monde sans robots ». Apparaît même un troisième groupe, minoritaire et beaucoup plus excentrique, qui demande l’affranchissement de ces esclaves que sont les robots – dont on découvre qu’ils pourraient avoir un inconscient…

A. K. : Tu n’es pourtant pas convaincu, comme pas mal des pontes de la Silicon Valley, que les machines vont nous « dépasser » et que nous devons donc fusionner avec elles ? Tu n’es pas transhumaniste ?

P. C. : Pas le moins du monde. Mais il y a toujours une part d’incertitude. Je ne suis pas certain que les IA puissent acquérir un inconscient. Mais il me semble intéressant d’imaginer d’immenses surprises pour le futur, au moins par la fiction, et ce d’autant qu’avec les développements de l’intelligence artificielle, les équilibres « éthiques » entre humains et machines pourraient évoluer à plus ou moins long terme…

A. K. : Quoi qu’il en soit de cette interrogation assez baroque sur l’inconscient des robots, le contexte historique de Lothar Blues est très intéressant : comme tu l’as souligné, son scénario prend place dans la seconde partie du XXIe siècle, juste après une période noire qui a duré une trentaine d’années, et où les machines ont joué un rôle majeur pour permettre à la société européenne de se reconstruire.

P. C. : En effet, elles ont permis à la société de répondre à l’explosion des États-Nations, mais aussi à la disparition de la majorité des écoles et à l’abandon progressif par les parents, résidents autant que migrants de l’Europe, de la mission d’éducation de leurs propres enfants. Au point que, dans ce roman, ce sont des robots qui assument le plus souvent la fonction d’enseignement, en « one to one » au sein des familles, quelque part entre la nounou et le professeur dédié. Cette situation, qui suscite évidemment la colère des réactionnaires du mouvement « Postechn », est l’une des conséquences parmi d’autres des « années de chien » qu’aurait vécu l’Europe avant de renaître.

A. K. : Après l’implosion du Marcom de Cette chère humanité, livre publié je le rappelle en 1976, l’Europe vit donc des « années de chien ». Ces « années de chien » sont le décor d’un deuxième roman à l’humeur plutôt apocalyptique, sorti quant à lui en 1979 : Le dormeur s’éveillera-t-il ? Il est suivi en 1983 d’un troisième titre, En souvenir du futur, qui met en scène le rêve hallucinant de voyages dans le temps afin de corriger certains événements du passé… ou du futur de l’Europe… Mais je crains, comme toi visiblement, que l’on ne puisse éviter un effondrement tel que celui que tu décris dans Le dormeur s’éveillera-t-il ? À quarante ans de distance, ce livre ne fait-il pas écho à notre présent de 2019, entre révolte sociale et urgence écologique ?

P. C. : Le Dormeur s’éveillera-t-il ? raconte tout autant un effondrement environnemental, né de la fin des énergies fossiles, que politique et en conséquence financier, toutes les structures de l’économie et de l’État s’écroulant d’un même élan. Un projet comme l’Union européenne passe selon moi nécessairement par des phases de construction, de sclérose, de crise voire de destruction, puis de reconstitution, comme dans un mouvement de balancier. Il y a des moments où la cocotte-minute explose, un peu comme aujourd’hui avec les « gilets jaunes » en France et ses équivalents dans le reste de l’Europe. Ces temps de révolte ou de révolution sont essentiels, et peuvent permettre si l’on sait s’y prendre de mieux reconstruire ensuite. Ils dévoilent moins une situation dramatique en tant que telle qu’une augmentation des inégalités sociales qui devient intenable. C’est ce que Tocqueville expliquait avec cette phrase : « Plus le mal diminue, plus la pression devient insoutenable. » Je viens de lire Les sœurs Vatard de Huysmans. Ce roman de 1876 raconte la vie des ouvriers de l’époque : elle était absolument effroyable, avec une pauvreté, une pression des patrons, une misère autant matérielle que morale que nous aurions peine à imaginer aujourd’hui. Une vraie dystopie de science-fiction ! Sous ce regard, le moment que la France et l’Europe vivent en 2019 n’est pas la conséquence d’un appauvrissement soudain, d’un retour à la case départ, mais le signe d’une urgence de redistribution sociale et d’interrogation sur le devenir de notre société.

A. K. : Alors, ces événements annoncent-ils des « années de chien » pour l’Europe, comme dans Le dormeur s’éveillera-t-il ?

P. C. : Ce n’est pas impossible…

A. K. : Sauf que, dans ce livre de 1979, ce ne sont pas des « gilets jaunes » qui provoquent la chute du système, mais des écologistes, comme l’explique très bien son dos de couverture : « En s’opposant à la menace du « solaire » avec ses terribles plates-formes spatiales qui risquent de transformer la Terre en brasier, les Écos ont gagné. Ils ont stoppé la course à l’énergie, à la consommation. Leur action a même entraîné la décomposition de la société européenne. Pour achever ce vieux monde agonisant, faut-il, comme Moulis Le Loup, traquer les derniers représentants des multinationales ? Ou bien, comme Jipa, la jeune Éco, faire confiance à l’énigmatique dormeur, en qui elle soupçonne le mutant de demain ? Au sein de la jungle poussée sur le fumier des Nations, y a-t-il un moyen de définir un nouvel avenir pour l’homme ? »…

P. C. : Crise énergétique et inégalités sociales, désastre financier et implosion des services publics, réchauffement climatique et corruptions des pouvoirs économiques comme politiques se rejoignent dans un même chaos lorsqu’il y a effondrement. Dans l’ambiance de fin du monde du Dormeur s’éveillera-t-il ?, il n’y a pas que les « Écos », ces anarchistes écologiques dont tu parles, mais des « Chouans », des « Croisés de la pureté » et même un « front marxiste paysan ». Je ne sais si la révolte sociale des « gilets jaunes » annonce ou pas des « années de chien » pour l’Europe, et la forme qu’elles pourraient prendre. En revanche, ce dont je suis sûr, c’est que même et surtout en période de chaos, il est essentiel de poursuivre ses rêves. C’est tout le symbole de ce gros bébé télépathe d’une vingtaine d’années qu’est le Dormeur dans ce roman. Car après tout, l’Europe unie n’est-elle pas elle aussi un rêve ?