Qui aurait envie de vivre dans un monde comme celui imaginé par l’auteur de science-fiction John Brunner dans Le troupeau aveugle ? Dans ce roman publié en 1972 aux États-Unis, il est recommandé de glisser une pièce de 25 cents dans la fente d’un distributeur automatique pour faire le plein d’oxygène et se procurer un masque filtrant avant de traverser les rues de Los Angeles. Le soleil ne traverse plus les nuages de pollution. Les particules en suspension collent à la peau et aux vêtements. Les pluies sont acides. La Méditerranée n’est plus qu’une étendue morte. Le pélican brun a cessé de se reproduire « en raison de l’effet œstrogène du D.D.T. sur la sécrétion des coquilles1 ». Un gros ver de terre mutant, de couleur bleutée, « avec un léger renflement à une extrémité et quelques poils minuscules2 », détruit scrupuleusement les cultures de fruits et légumes, même après un arrosage à haute dose d’insecticides high tech. L’eau du robinet est gavée de chlore. Chutes de cheveux, urticaires, fièvres, vomissements, gastro-entérites sont le quotidien de tous. En plus des malformations à la naissance, les parents potentiels vivent dans la hantise du dépistage obligatoire de la ribambelle de maladies pouvant justifier une stérilisation. L’économie des États-Unis part à vau-l’eau. Les riches s’enferment dans leurs résidences « Forteresse » pour échapper à l’insécurité. Le groupe Puritain fait fortune dans le bio, très cher car espéré plus sain. L’Angel City Interstate Mutual réinvente à prix d’or ses contrats d’assurance. La Bamberley Trust Corporation, hier multinationale pétrolière, se donne bonne conscience en nourrissant gratuitement les masses planétaires de son « manioc hydroponique ».
Dans Le troupeau aveugle, le Président des États-Unis, prémonitoire sosie de Donald Trump, n’en finit pas de nier l’évidence cataclysmique au nom de la défense du mode de vie américain. À l’inverse, des centaines de communautés, appelées « wats », adoptent et expérimentent un mode de vie autonome, écologiquement respectueux et « décroissant » : à la manière des « collapsos » de 2019, ils s’entraînent « par la méthode des essais et erreurs avant l’arrivée du grand crash3 », avec leurs habitations peu énergivores et leurs jardins partagés sans pesticides. Tandis que d’autres passent au terrorisme écolo : du classique attentat à l’explosif contre les infrastructures polluantes à « la catapulte romaine » bombardant « la Maison Blanche de sacs en papier remplis de puces4 ». Quant au symbole du mouvement anti-pollution, sur pochoirs, tags et graffitis ornant façades des immeubles et portières des voitures, il ne correspond pas tout à fait à la tête de mort et au sablier de l’organisation Extinction Rebellion (XR) d’aujourd’hui, mais pas loin : deux tibias qui forment une croix en « x », surmontés d’une sorte d’œuf pour signifier cette même tête de mort…
Le troupeau aveugle date d’il y a presque un demi-siècle, plus précisément de l’année de publication du fameux rapport commandé par le Club de Rome sur les limites de la croissance et de la première grande conférence des Nations unies sur l’environnement à Stockholm. C’est un an plus tard, en 1973, que sort en salles obscures Soleil Vert de Richard Fleisher avec Charlton Heston en flic désabusé mais opiniâtre du New York surpeuplé de 2022. Plus de végétation ni de vie animale, une situation d’apartheid entre la plèbe, qui s’alimente de tablettes censées être à base de plancton, et les privilégiés, qui profitent des ersatz de légumes, de fruits ou de viandes d’un temps révolu. Avec, au cœur de son scénario, l’anthropophagie : cette frontière de civilisation propre à bien des films et romans post-apocalypse, de La route de Cormac McCarthy à Exodes de Jean-Marc Ligny, en passant par les déserts et les grottes des sauvages de Mad Max. Si l’espèce humaine s’avère capable de s’entredévorer après avoir détruit ses écosystèmes, serait-elle à même de préserver la planète ? Pourrait-elle tenir compte aujourd’hui des alertes que sonnent ces œuvres-là ? Questions classiques, de l’ordre de « l’heuristique de la peur » du philosophe Hans Jonas. Mais enjeux mille fois retravaillés, voire dépassés par les multiples fictions de fins du monde, qui méritent d’être lues ou relues à l’aune des actuelles théories de l’effondrement, et plus encore des pratiques qui s’en réclament…
Des dispositifs fictionnels
au-delà de l’utopie et de la dystopie
Des effondrements, la science-fiction en recèle de nombreuses formes et pour une large variété de mondes. Depuis Le dernier homme de Mary Shelley en 1805 ou Fragment d’histoire future de Gabriel Tarde en 1896, les versions « sécularisées » de fictions de l’apocalypse alimentent nos imaginaires. Considérer ces immenses productions de romans et de nouvelles, de films, de séries télévisées ou de jeux vidéo comme une simple manifestation d’anxiété ou de désespoir face à notre avenir serait très réducteur. Elles nous rappellent d’abord que rien ne peut demain totalement nous prémunir d’une multitude de grandes catastrophes. Bref, elles nous familiarisent avec l’éventualité du pire, dans la tradition des « dystopies » ou utopies négatives.
Mais ces productions agissent aussi bien autrement, et de façon profonde, sur notre vécu. Projeter son imaginaire dans des phases critiques du devenir de la planète, donc aussi de son environnement personnel, ouvre des perspectives et suscite potentiellement des révélations (ce qui est le sens étymologique du mot apocalypse). Car les fictions de fins du monde, ou plutôt de fin de notre monde, nous permettent de travailler nos peurs, même peut-être de les convertir en espoirs et en pistes pour d’autres façons de vivre, autant pour les individus que pour leurs communautés et plus largement nos sociétés. Dans leur livre L’Événement Anthropocène, Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz rappellent que le travail de l’historien dévoile de nombreuses « potentialités non advenues ». Si l’on inverse le déplacement temporel, les récits de science-fiction en font apparaître d’autres, mais dans le futur.
Sous ce regard, on peut s’interroger sur la validité de la séparation trop commode entre l’utopie, supposée nous éclairer vers un monde meilleur, et la dystopie, décrivant à la façon de 1984 de Georges Orwell une société littéralement sans espoir. Comme si l’utopie et la dystopie n’étaient pas indissociables, car vécues selon de multiples modalités et intensités en fonction du caractère, de l’humeur, de l’histoire et de la situation sociale de chaque récepteur de l’œuvre, du projet ou de la fiction devenant réalité. Même les romans d’anticipation les plus catastrophistes de JG Ballard ou de John Brunner dans les années 1960 et 1970 ne creusent-ils pas des voies d’espérance ? Au cœur même de son enfer surpeuplé, Tous à Zanzibar de Brunner ne livre-t-il pas les clés d’une imaginaire République africaine du Béninia aussi dramatiquement pauvre que riche d’un incroyable art de vivre, pacifique et spirituel dans tous les sens du terme ? On pourrait dès lors parler, pour bien des opus de science-fiction, non plus de fonction utopique ou dystopique, mais de fonction « proto-topique », dans le sens de l’ouverture d’un espace cognitif inédit et préliminaire à tout jugement de valeur. On pourrait aussi qualifier des textes, voire des films ou des jeux vidéo, de prototypes et prototopes du futur – de l’ordre de l’exercice de pensée, du dispositif expérimental nous plongeant, via des personnages, décors et situations inventées, dans les si humaines complexités de mondes potentiels de notre « à venir ».
Un réservoir de visions pour un effondrement à venir
Le pluriel est ici crucial. Pluralité des possibles dégagés par ces « souvenirs du futur ». Pluralité des visions de ces devenirs. L’une des facettes les plus éclairantes du Troupeau aveugle de John Brunner, pour revenir à notre premier exemple, tient justement à la pluralité des voix qui sont autant de regards offerts par le texte. Au fil de chapitres et d’intermèdes, l’écrivain se met littéralement dans la peau d’une variété de personnages d’âge, de situation et statut social, d’origine ethnique, d’histoires et d’options politiques différentes, voire opposées.
Là, le lecteur ou la lectrice adopte le point de vue de deux employés, l’un blanc et l’autre noir, d’une grande compagnie d’assurance profitant quoi qu’elle en dise des conséquences de la pollution. Ici, il ou elle se retrouve dans la tête d’Austin Train, afro-américain lui aussi, dont les libelles ont initié des centaines de milliers de vocations de « trainites » ; il est le fondateur sans l’avoir voulu d’un mouvement anti-pollution aux multiples incarnations, violentes ou pacifistes. Ailleurs, le lecteur entre dans l’esprit de Jacob Bamberley, héritier de magnats du pétrole qui tente de sauver son âme en donnant du temps au Fonds de solidarité planétaire et son « Nutripon » à base manioc au Secours mondial. Puis il ou elle enfile la personnalité d’une mère de famille élevant son enfant handicapé ; d’un sans-abri écroulé ; d’un pauvre flic sauvant deux gamins après une avalanche meurtrière dans une station de montagne pour nantis ; d’une journaliste dégoûtée par son métier que financent les pires responsables de l’effondrement ; d’un jeune homme dérivant vers le terrorisme vert ; d’une femme mûre cultivant un jardin pour son « wat », c’est-à-dire sa communauté anticipant le « crash » environnemental définitif, etc. Chacun a sa vision de l’effondrement en cours, sa démarche, voire pour les figures majeures, son évolution face au déni et à l’aggravation du désastre écologique et social.
La pluralité des voix et des voies maintient l’avenir ouvert. L’affirmation d’une issue unique transforme au contraire la fin de notre monde en fin de toutes les possibilités, à la façon sectaire des apocalypses millénaristes. C’est le risque que prend Yves Cochet, ancien ministre de l’Environnement de Lionel Jospin et désormais à la tête de l’institut Momentum, laboratoire d’idées consacré à l’écroulement de la civilisation industrielle. De manière fortement affirmative, il annonce que l’effondrement mondial « est possible dès 2020, probable en 2025, certain vers 20305 » ou que « l’humanité pourrait avoir disparu en 20506 ». Et c’est, d’une façon certes plus violente et moins humaniste, ce qui se passe dans le célèbre Ravage de René Barjavel, roman ambigu publié en feuilleton dans le journal d’extrême-droite et collaborationniste Je suis partout en pleine Seconde Guerre mondiale. L’électricité y cesse brutalement de fonctionner, sans aucune explication ni lente dégradation comme à l’inverse, cinquante ans plus tard, les États-Unis du roman Dans la forêt de Jean Hegland7 – plus réaliste et poétique que Ravage, même si tout autant individualiste. Le classique de Barjavel décrit in fine une effroyable apocalypse, où à la guerre de tous contre tous succède la transformation de la France en immense brasier. Avec comme issue l’abandon de toute technologie, le retour à la terre et au patriarcat le plus caricatural.
Le projet d’Yves Cochet, d’une limitation drastique des naissances, de la création de « bio-régions » autosuffisantes et de la constitution d’une sorte de société de l’entraide, pose certes la nécessité d’une transformation sociale, ouvrant la voie à une sortie du néo-libéralisme. Sauf qu’en posant une date et le caractère scientifiquement inévitable de la chute, ne limite-t-il pas lui-même l’horizon des « collapsologues », et en conséquence non seulement l’imaginaire de leurs pratiques mais leurs leviers d’action ? Affirmer l’absolue certitude de l’effondrement ne fait-il pas indirectement le jeu des survivalistes à l’américaine, qui n’anticipent leur survie que dans une lutte sans merci de tous contre tous, en poussant jusqu’à l’extrême les réflexes prédateurs de la compétition d’ordre capitaliste et individualiste ?
La lecture de nombreuses fictions de l’apocalypse non millénariste confirme en effet le risque d’un tel effet pervers, d’une tendance de bien des humains à s’enfermer dans leur bunker dans la perspective de la catastrophe, ne serait-ce que pour protéger leur famille et leurs précieux biens contre l’envie et les intempéries. Cette dérive est d’ailleurs propre à toutes les formes de récits, qui se partagent selon de Marc Atallah en trois catégories : « la catastrophe-déjà-advenue, la catastrophe-vécue et la catastrophe-à-venir8 ». Là encore, éviter une issue à la Ravage ou de type survivaliste dur, si commune dans les fictions anglo-saxonnes, de Mad Max à La route de McCarthy, d’ailleurs adapté au cinéma en 2009, suppose peut-être de s’appuyer sur une pluralité de « souvenirs du futur ». Autrement dit : d’assumer totalement l’augmentation forte des probabilités d’un effondrement, tels que le signalaient déjà en 2015 Pablo Servigne et Raphaël Stevens dans Comment tout peut s’effondrer9, mais sans jamais en privilégier une variante ou pis, en faire une certitude aux airs non assumés de prophétie. Soit une démarche qui justifie pleinement de considérer le large éventail des possibles des fictions d’hier et d’aujourd’hui comme autant de prototypes ou « proto-topies » de catastrophes à vivre ou à venir.
Le temps long pour explorer les futurs possibles
Autre pluralité indispensable que révèle la science-fiction : celle des modalités et des temporalités du ou plutôt des effondrements potentiels, au cœur de l’expérience éprouvée par celles et ceux qui se plongent dans des récits de fin de monde. L’on pourrait d’ailleurs se demander, à la lecture de La parabole du semeur de la romancière afro-américaine Octavia E. Butler, publié aux États-Unis en 1993, si les perspectives de « collapse » ne gagneraient pas à s’inscrire dans le temps long de la pluralité des situations, des histoires comme des géographies, sans figer un moment de rupture dans la flèche des mois et des années. Adolescente noire dans une Amérique dévastée, malade de pauvreté et de violence sociale, Lauren Oya Olamina y vit dans sa chair l’effondrement lent, très lent d’une société condamnée. « Notre communauté est en voie de disparition, comme ces espèces qui peuplaient la Terre il n’y a pas si longtemps encore, écrit-elle dans son journal de bord à la date du 29 mars 2025. Nous sommes appelés à être de plus en plus faibles. Et un jour, nous serons balayés.10 » Puis le 24 octobre 2026, elle note : « J’ai changé d’avis. J’attendais l’explosion, la foudre s’abattant sur nos maisons. Au lieu de cela, les choses se délitent, se désagrègent morceau par morceau.11 »
L’enjeu de la temporalité longue, les productions de science-fiction comme La parabole du semeur ou Le troupeau aveugle non seulement le saisissent, mais surtout l’absorbent et le convertissent par un travail d’exploration. Si elles peuvent être utiles comme bases de connaissance, c’est non pour donner une direction, mais pour aider à se repérer devant des horizons encore forcément flous. L’apparent détour n’en est pas un : il permet de réinterroger des évolutions, même si leur aboutissement n’est pas précisément connu. La science-fiction est une poétique des devenirs, mais aussi une métaphysique expérimentale de cet « à venir ». Dans les mondes et situations décrits ou représentés sous forme fictionnelle, les futurs imaginés donnent à voir les résultantes d’orientations collectives. Les implications de ces dernières y sont en quelque sorte testées. Le registre de la science-fiction permet d’accorder une visibilité aux modalités d’application et d’utilisation de technologies, aux conditions d’organisation de collectifs, aux dilemmes moraux pouvant résulter de certaines situations, etc12.
À travers ce prisme, il n’est pas anodin que Lauren, personnage central de La parabole du semeur d’Octavia E. Butler, soit atteinte d’un « syndrome d’hyperempathie », qui lui fait ressentir les souffrances de tout un chacun… Dans un monde terriblement clivé où se confondent le présent et le futur de la catastrophe, elle est la fille de « l’inséparation ». Car lors du périple qu’elle engage après la destruction par le feu de sa famille, de sa communauté d’origine et de son quartier, elle construit pas à pas, et malgré la lutte de tous contre tous pour la survie, une communauté d’élection. Un collectif choisi, constitué d’une pluralité dégingandée de damnés et damnées de la terre – selon l’expression de Frantz Fanon. Par la capacité de reconstruction de Lauren à partir du pire, Octavia E. Butler anticipe les mots d’Achille Mbembe, historien et politologue noir originaire du Cameroun, lorsqu’il écrit en 2016, au nom des migrants et apatrides de toutes sortes et origines, des esclaves du colonialisme et du capitalisme d’hier et d’aujourd’hui : « Pour une grande part de l’humanité, la fin du monde a déjà eu lieu. La question n’est plus de savoir comment vivre dans son attente, mais comment vivre au lendemain de sa fin, c’est-à-dire avec la perte, dans la séparation. Comment refaire monde au lendemain de la destruction du monde ?13 »
Tout recommencer à zéro
avec les fictions de fin du monde
À un niveau global, la déconstruction du système socioéconomique dominant semble tellement complexe que son écroulement devient presque le seul moyen d’en sortir. Ce que le penseur Fredric Jameson a signifié par une phrase devenue classique à force d’avoir été reprise de façon plus ou moins fidèle : « Il nous semble plus facile aujourd’hui d’imaginer la détérioration complète de la terre et de la nature que l’effondrement du capitalisme tardif ; peut-être cela est-il dû à une faiblesse dans notre imagination.14 » Pour lui, en effet, la montée en popularité des films et romans catastrophistes traduit la manifestation d’un désir collectif de recommencer à zéro. La situation apocalyptique offrirait une incarnation au célèbre vers de L’Internationale : « Du passé faisons table rase […]. Le monde va changer de base… » Ce qu’avance aussi Alain Musset, d’une autre manière : « La catastrophe peut ainsi parfois être vue comme un moyen de ne pas passer par le Grand Soir. Puisque tout est détruit, il est possible d’envisager une autre reconstruction. Le monde est rasé ? Profitons-en, il n’était de toute façon pas très réussi. Il y a là l’aveu d’une incapacité politique, celle de changer le monde par nous-mêmes15. »
De quelle façon reconstruire après la catastrophe ? Quels modes de vie ou, sur un autre registre, quelle société imaginer au-delà de la simple survie ? Bien des romans, lorsqu’ils ébauchent les contours d’un épuisement des énergies fossiles, en rajoutent dans la terreur géopolitique ou socioéconomique plutôt qu’ils ne dessinent un futur plus lumineux. Il en est ainsi du XXIIe siècle de Robert Charles Wilson dans Julian16, avec un monde livré aux tentations guerrières tout en étant revenu aux chevaux et machines à vapeur. Ou, avec d’autres réajustements technologiques, dans le Bangkok à moitié noyé par le réchauffement climatique de la fin du XXIe siècle tel qu’imaginé par Paolo Bacigalupi dans La fille automate17 : l’énergie au quotidien s’y décline comme avant-hier en joules humains ou plus encore animaux, mais dopés par la biogénétique et ses créations transgéniques.
Quoi qu’il en soit de ces exemples parmi beaucoup d’autres, l’objectif de retrouver des solidarités ou d’en concevoir de nouvelles est l’une des occurrences majeures de l’après, voire du présent de l’effondrement fictionnel lorsqu’il se joue dans le temps long. C’est là tout l’enjeu du roman Le Facteur de David Brin18. Mais quand Gordon, comédien sans domicile dans une Amérique aussi dévastée que celle de La parabole du semeur, endosse l’uniforme et d’un même élan la mission, que l’on croyait oubliée, d’un employé des postes décédé depuis des lustres, invente-t-il vraiment un autre « vivre-ensemble » ? Plutôt que l’errance sans but véritablement défini, le courrier à distribuer permet de trouver accueil et subsistance, mais surtout devient la transposition symbolique du lien à renouer entre humains et entre communautés. Sauf que ce personnage, même s’il contribue à réactiver des espérances dans des communautés fragilisées, retrouve un ancien rôle social plus qu’il n’en imagine un nouveau…
Cet « après » du Facteur semble crédible, comme celui de Dans la forêt de Jean Hegland, pour le coup encore plus réaliste – et qui, lors de son succès de librairie en 1996 aux États-Unis, n’est pas présenté comme de la littérature de science-fiction. La façon dont, après la mort de leurs parents et la lente extinction de tout approvisionnement électrique, les deux sœurs de ce roman abandonnent peu à peu leurs rêves de femmes « modernes » pour apprivoiser une sorte de retour à la vie sauvage et autosuffisante, ressemble à bien des anecdotes du groupe Facebook « Adopte un·e collapso – Rencontrons-nous avant la fin du monde ». Jusqu’à ce livre déniché sur une étagère de la mère défunte : Les plantes indigènes de la Californie du nord, qui leur permet, comme les Indiens de la forêt, jadis éradiqués par ladite civilisation américaine, d’essayer « le cresson, le pourpier, le plantain, la bourse à pasteur, les racines de chlorogalum, l’oseille sauvage, le chénopode de Berlandier, l’amarante, les feuilles de moutarde sauvage19 », etc. Dans la forêt est un beau texte, sensuel et sensible, dont le registre reste intimiste, sans la moindre question de société. C’est ce qui le rend proche des témoignages et récits de celles et ceux qui décident aujourd’hui de changer radicalement, quittant leur vie d’esclave ou de prédateur du néo-capitalisme pour anticiper l’effondrement et surtout vivre selon leurs principes de « durabilité », écologiques et solidaires. Aujourd’hui, pour un « collapso », la lecture du roman de Jean Hegland a quelque chose de réconfortant, dans ce qu’elle révèle comme possibilités insoupçonnées d’adaptation et de résilience. Mais est-ce suffisant ? Ne serait-il pas plus enrichissant de décaler notre regard via des romans plus dérangeants, par rapport à nos choix de vie, que Dans la forêt ou Le facteur ?
Dans les romans et nouvelles de Philip K. Dick, par exemple, la dialectique de la fin et du recommencement est d’autant plus radicale que le cataclysme – la plupart du temps atomique – est vécu au quotidien par les personnages, puissants ou laissés pour compte de la société, comme un désastre sans mobile, « une panne, un échec, un hasard20 ». Dans Dr. Bloodmoney (1965) par exemple, des situations sociales se renversent : Hopy, « le môme sans bras ni jambes qui passe sur son truc à roulette, ce phocomèle qui n’a que de minuscules moignons parce que sa mère prenait cette fameuse drogue des années 6021 », mutant aux dons de télékinésie, se révèle un incroyable réparateur ou « dépanneur », ces « gens les plus précieux du monde ». Il en retire, sans la chercher, une considération qu’il n’aurait jamais obtenue avant la bombe. Et qui chamboule nos visions de la solidarité de demain.
Ouvrir plutôt que verrouiller
des trajectoires pour nos futurs
Un enjeu fort pour une éthique du futur est d’empêcher que des trajectoires puissent être verrouillées, même pour les meilleures intentions du monde – à la façon du projet d’Yves Cochet, pour ne citer que lui. De ce point de vue, les hypothèses mises en place par les récits de science-fiction participent d’autant mieux à une redistribution des capacités et puissances d’agir qu’elles décalent notre regard et bouleversent nos a priori. Qu’elles rajoutent du pluriel à la pluralité de nos possibles. Pour que l’utopie ne se noie pas dans l’idéologie, ces histoires de nos « à venir » potentiels, même et surtout « effondristes », ne peuvent être de simples outils de validation de nos convictions. La clé est l’inconfort plus que le confort, la capacité d’exploration plus que la faculté de confirmation. C’est d’ailleurs au-delà de toute apocalypse que bien des romans d’Ursula K. Le Guin, comme Les dépossédés (1974) et son innovation frugale d’inspiration anarchiste sur une planète ingrate, réussissent à inspirer nos visions de sociétés alternatives. Et peut-être même nos actions pour tenter de nous en approcher.
Il en va de même d’un court roman publié aux États-Unis en 1955 : La vague montante, de Marion Zimmer Bradley. Son impertinence, notamment au regard de son époque d’optimisme technologique, tient à son sésame scénaristique : les descendants à la quatrième génération de « naufragés » d’une exoplanète d’Alpha du Centaure, découvrent la Terre quelques siècles de « temps objectif » après le départ de leurs ancêtres y étant nés. Ils tombent sur « une civilisation (?) apparemment anti-technique, où l’on ne vit pas dans des villes, où la notion de gouvernement est périmée, où il n’est plus question de navigation interplanétaire, où le Passé (le passé qui les a engendrés !) est qualifié de temps des Barbares22 »… Rencontres avec des autochtones pour lesquels la conquête spatiale ne représente plus rien. Discussions entre nouveaux arrivés sur la nature du progrès. L’histoire déroule peu à peu une sorte de fil philosophique. Jusqu’à l’apparition inattendue d’un transport rapide, pour raisons médicales, et un dialogue final : « Nous nous servons de la science, nous ne sommes pas à son service. La science, Mr. Kearns, n’est plus le seul jouet d’une poignée de faiseurs de guerre, pas plus qu’elle n’est demeurée asservie à un standard de vie artificiel à l’usage d’une population malade et névrosée, continuellement à la recherche de distractions et d’excitants nouveaux23 »… Car à un moment des siècles précédents, sur Terre, l’être humain « était allé trop loin. L’effondrement survint. Chaque homme restant eut à faire ce choix : ou bien mourir dans son armure, ou bien l’enlever24. » Un choix qui sera bientôt le nôtre ?
1 John Brunner, Le Troupeau aveugle (1), J’ai lu, 1972, 1975, p. 22.
2 Le Troupeau aveugle (1), op. cit., p. 36.
3 Le Troupeau aveugle (1), op. cit., p. 200.
4 Le Troupeau aveugle (1), op. cit., p. 250.
5 « De la fin d’un monde à la renaissance en 2050 », par Yves Cochet, Libération, 23 août 2017. www.liberation.fr/debats/2017/08/23/de-la-fin-d-un-monde-a-la-renaissance-en-2050_1591503
6 « Yves Cochet : «L’humanité pourrait avoir disparu en 2050» », Le Parisien, 7 juin 2019. www.leparisien.fr/environnement/yves-cochet-l-humanite-pourrait-avoir-disparu-en-2050-07-06-2019-8088261.php
7 Jean Hegland, Dans la forêt, 1996, 2017, Éditions Gallmeister.
8 Marc Attalah, « Une Route toute tracée… Quand la science-fiction se met à raconter les fins du monde », in Philippe Bornet, Claire Clivaz, Nicole Durisch Gauthier, Philippe Hertig et Nicole Meylan (dir.), La Fin du monde : Analyses plurielles d’un motif religieux, scientifique et culturel, Genève, Labor et Fides, 2012, p. 202.
9 Pablo Servigne et Raphaël Stevens, Comment tout peut s’effondrer, Anthropocène / Seuil, 2015.
10 Octavia E. Butler, La parabole du semeur, Au Diable Vauvert, 1993, 1995 pour la traduction française et 2001 pour cette édition, p. 93.
11 Octavia E. Butler, op. cit., p. 151.
12 Nous reprenons ici, comme à d’autres moments de ce texte, des analyses plus largement développées dans : Yannick Rumpala, Hors des décombres du monde. Écologie, science-fiction et éthique du futur, Champ Vallon, 2018.
13 Achille Mbembe, Politiques de l’inimitié, La Découverte, 2016, p. 44.
14 « It seems to be easier for us today to imagine the thoroughgoing deterioration of the earth and of nature than the breakdown of late capitalism ; perhaps that is due to some weakness in our imaginations. » (The Seeds of Time, New York, Columbia University Press, 1996, p. xi).
15 « Alain Musset : “l’apocalypse est un phénomène politique, social et économique” », Article 11, 12 décembre 2013, www.article11.info/ ?Alain-Musset-l-apocalypse-est-un
16 Robert Charles Wilson, Julian, Folio SF, 2009, 2011 (pour l’édition française).
17 Paolo Bacigalupi, La fille automate, J’ai Lu, 2009, 2012.
18 David Brin, Le facteur, Milady, 1985, 2015.
19 Jean Hegland, Dans la forêt, 1996, 2017 pour les Éditions Gallmeister, p. 221. Le livre a été traduit et édité en France plus de vingt ans après sa parution, vraisemblablement à la faveur de la popularisation de la « collapsologie ».
20 Philip K. Dick, Dr Bloodmoney (1965), dans le recueil Substance rêve, Presses de la Cité/Omnibus (1993), p. 517.
21 Dr Bloodmoney, op. cit., p. 476.
22 Marion Zimmer Bradley, La vague montante, 1955, publié en France dans les numéros 40, 41 et 42 de la revue Fictions (mars, avril et mai 1957), extrait du texte du résumé du premier épisode, dans le deuxième volet de ce court roman, p. 69 du numéro 41 de Fictions.
23 La Vague montante, numéro 42 de Fictions (mai 1957), p. 68.
24 Op. cit., p. 69.