Notre point de départ ce sont deux controverses. La première a eu lieu autour de l’exposition Soulèvements1. La polémique se déploie autour de la photo de Gilles Caron qui illustre l’affiche et la couverture du catalogue de l’exposition organisée par Didi-Huberman2. Un petit essai d’Antonio Negri, dans le même catalogue, nous conduit à une deuxième controverse, non plus sur la hiérarchie qu’il faudrait observer entre la révolte spontanée et la révolution organisée, mais entre pouvoirs constitués et pouvoir constituant. Ces polémiques nous ramènent à des énigmes du politique : aux dérives autoritaires de gouvernements dits « progressistes » tout autant qu’aux paradoxes nouveaux liés aux tentatives insurrectionnelles de la nouvelle extrême droite. Comment fait-on pour mobiliser les énergies radicalement démocratiques qui nous manquent aujourd’hui face à la montée quasi inexorable de la nouvelle droite ?
Le 6 janvier 2021 au Capitole américain et le 8 janvier 2023 à Brasília, trumpistes et bolsonaristes ont conduit des véritables tentatives insurrectionnelles qui ont été contrées par les pouvoirs constitués. En revanche, parmi les gouvernements issus de la vague dite « progressiste » en Amérique Latine, ceux qui ont réussi à mettre en place des nouvelles constitutions (comme le Venezuela) se maintiennent au pouvoir de manière autoritaire par l’écrasement des mécanismes institutionnels démocratiques et du dissensus.
Voilà donc les termes d’une grande confusion3 qui est à la fois le résultat énigmatique de la crise toujours plus profonde que nous traversons mais aussi la source de ses effets les plus néfastes et dont la guerre est déjà aujourd’hui le visage obscène. Cette grande confusion provient éventuellement de l’impureté (Giuseppe Cocco) ou de l’ambiguïté même du « pouvoir constituant » (Matteo Polleri), de son rapport à l’improvisation plutôt qu’à un projet aux objectifs déterminés (Frederico Lyra de Carvalho), de la primauté même de l’imaginaire instituant (Pierre Dardot) et d’expérimentations qui peuvent mener à un « deuil » dans le cas du Brésil de 2013 (Raluca Soreanu) ou, au contraire, à un « réveil » aux profondeurs opaques de nos imaginaires (Millaray Lobos Garcia et Darío Quiroga) dans le cas du Chili de 2023. Cette grande confusion indique donc qu’il n’y a pas de sens à opposer, en bloc, le pouvoir constitué aux pouvoirs constituants et qu’il nous faut encore un effort d’imagination pour aller au-delà de cette opposition.
Ce n’est donc pas un hasard que les échanges entre Didi-Huberman et Traverso aient démarré à partir d’une photographie, de sa légende et de sa mise en espace et en circulation. Si les images de l’histoire culturelle de la révolution (la barricade, le drapeau rouge et le poing serré parmi d’autres) nous rassurent quant à leurs significations et voies d’action, ne faudrait-il pas expérimenter d’autres images, mises en espace pour ouvrir d’autres imaginaires ? Face aux difficultés de communication et au déficit de mobilisation, ne vaut-il pas courir le risque d’autres assemblages ou formes d’assemblées pour affronter les catastrophes environnementales ? Faire des images c’est aussi faire de la révolte (Leandro Rodrigues Lage), c’est soulever la terre et suspendre le ciel (Barbara Peccei Szaniecki), c’est susciter une aisthésis des manières de faire et de parler, une sensibilité aux sensibilités (Yves Citton), c’est aussi revendiquer la compassion (Zona Zarić) ou bien le care comme outil du regard sur « ce qui compte » (Sandra Laugier).
En croisant ces deux polémiques, pourrons-nous mieux en cerner les enjeux ? Nous ne prétendons pas résoudre ces impasses mais, en même temps, nous nous refusons d’en rester à l’irresponsable voire impuissante énumération complaisante des symptômes d’une situation sans issue politique. Les expériences des deux dernières décennies posent des problèmes et exigent beaucoup de nuances. Les enjeux de ces débats voire affrontements sont ainsi de différentes natures : politiques, philosophiques, historiques, esthétiques et bien d’autres encore. Il s’agit de relations complexes entre les mouvements et les gouvernements, d’ambiguïtés entre les pouvoirs constituants et le pouvoir constitué aussi bien que d’expériences nécessaires, avec tous les risques d’erreurs ; il s’agit des relations entre forme et contenu, des images dialectiques, des manifestations ambivalentes dont les gestes et les sens sont disputables. Il s’agit surtout du rapport entre des démocraties limitées et des désirs inépuisables. Il s’agit enfin des libérations qui viennent : en 1995, dans sa célèbre Jefferson Lecture, le grand historien de l’art Vincent Scully rappelait les trois grands mouvements de libération des années 1960 (black liberation, women liberation and gay liberation) en disant qu’ils nous ont tous libérés de formes de pensée stéréotypées qui nous ont emprisonnés pour des siècles. Scully soulignait surtout que, même si ces mouvements avaient tous un long passé dans l’histoire américaine, ils étaient tous inconcevables juste avant qu’ils éclatent tous ensemble et qu’ils nous changent tous. Qu’est-ce qu’est aujourd’hui cet inconcevable ?
1Soulèvements, Paris, Gallimard/ Jeu de Paume, 2016.
2Gilles Caron, Manifestations anticatholiques, Soulèvements, éd. Georges Didi-Huberman, Paris, Gallimard/Jeu de Paume, 2016, p. 138. Voir aussi Gilles Caron, Insurrections : Irlande du Nord 1969, Texte de Pauline Vermare, Photosynthèse, Arles, 2019.
3Philippe Corcuff. La grande confusion. Comment l’extrême droite gagne la bataille des idées. Paris, Textuel, 2021.