77. Multitudes 77. Hiver 2019
Hors-Champ 77

Cocasseries
L’affaire Coq / Cock et  la  loi du genre

et

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Exploitation sexuelle, violence, pédophilie, pornographie, exhibition, la justice est sommée de se prononcer sur ces atteintes multiples à la loi par des artistes, comme si deux lois entraient de plus en plus souvent en conflit : la loi des tribunaux nationaux, inévitablement convoquée par les tenants d’un certain ordre, et pas seulement moral, d’une part, et la loi de l’art, des artistes et des œuvres, revendiquée par les défenseurs d’une totale « liberté de création », d’autre part. Or, l’une des caractéristiques des décisions de justice rendues en de telles occasions semble de ne jamais être en mesure de trouver un positionnement satisfaisant et convaincant pour aucune des deux parties. Rigide et molle à la fois, la justice semble même se déjuger dans l’acte même de juger, laissant après son passage comme un amas de coquilles vides, désœuvrées, d’un comique saugrenu. Ce côté grotesque, burlesque, d’une justice fanfaronne et bouffonne à la fois, d’un glaive finalement impuissant, c’est ce que nous nommerons les « cocasseries » de justice, tirant argument, pour commencer, d’une étymologie fournie par le Littré : serait « cocasse » toute forme bizarre, ridicule, qui rappellerait la coque ventrue d’un type de bouilloire.

S’il existe dans le droit français une liberté d’expression, rien, jusqu’à très récemment, ne concernait une quelconque « liberté de création » et ce n’est que depuis 2016 que la loi consacre la notion1. La machine judiciaire, en tant qu’institution, ou « appareil idéologique d’État » pour reprendre la célèbre formule d’Althusser2, est, de fait, condamnée à exhiber son impuissance sitôt qu’une « loi autre » gouverne la production d’œuvres. Une « loi autre » effectivement, dont le principe constitutif est précisément non pas de transgresser la loi, mais de faire jouer la loi, d’introduire du trouble dans la loi. Les œuvres incriminées ont en commun de provoquer avant tout un trouble dans la loi du genre, c’est-à-dire de contester la logique du pur et de la séparation que suppose le principe même du genre, de la différence des genres3.

Emblématique de cet affolement de la machine judiciaire nous paraît l’affaire Steven Cohen, plus exactement l’affaire « Coq Cock 4 », à propos de laquelle nous avions organisé le 7 février 2019 un débat au Théâtre de l’Odéon (en présence de l’artiste et avec l’aide et la complicité de l’avocate de ce dernier, Agnès Tricoire5), rencontre qui nous amena tous deux à ébaucher les réflexions qui suivent. Nous ? Assumant pleinement notre statut de littéraires (comme on peut appeler des spécialistes d’interprétation des textes et images, codirecteurs en Sorbonne d’un séminaire transversal intitulé « Genre et autorité »), nous estimons pouvoir prendre position, avoir notre mot à dire, dans ce débat a priori purement judiciaire qui voit des artistes poursuivis en justice. Et nous le ferons bien sûr, non pas en tant qu’artistes ou même que spécialistes d’art contemporain, mais en tant que représentants d’une approche propre aux « Lettres et Sciences Humaines » et d’une méthodologie qui interroge les représentations littéraires et artistiques à partir de questions de genre. Plus précisément : si la question, du point de vue de la police et de la justice est de savoir ce qui est ou non autorisé dans l’espace public, de décider s’il y a atteinte à la loi et si condamnation il doit s’ensuivre, notre démarche consiste plutôt à nous demander comment fonctionnent, dans leur rapport à l’œuvre, l’arrestation et la condamnation pour exhibition sexuelle de l’artiste.

Le 10 septembre 2013, le dénommé Steven Cohen était interpellé à Paris sur l’esplanade du Trocadéro. Les policiers du commissariat de la rue de la Faisanderie du 16e arrondissement venaient d’arrêter un artiste de réputation internationale pour exhibition sexuelle. Juché sur des talons compensés de 20 cm de haut, outrageusement maquillé, coiffé d’un faisan empaillé, les doigts eux-mêmes prolongés de plumes interminables, vêtu en tout et pour tout d’un corset blanc qui lui serrait la taille et soulignait du même geste la présence manifeste de son sexe –  gland apparent, verge emmaillotée de bandelettes formant comme une attelle chargée de maintenir une érection provoquée par la traction exercée par un coq sur le ruban prolongeant les bandelettes et servant de laisse au volatile  –, Steven Cohen avait entamé quelques minutes plus tôt une singulière chorégraphie. Mû par la grâce de gestes mal assurés car régis à partir d’un autre point de gravité que le sien, l’artiste, lointain avatar de l’ours du Théâtre des marionnettes de Kleist6, avait évolué dans l’espace public, instable, bancal, se laissant mener au gré des humeurs du coq que le ruban rattachait à son pénis. Oui, le volatile menait la danse, menait l’homme par le bout de la queue, tous deux battant des ailes, leurs gestes graciles et grotesques à la fois soulignant effectivement quelque loi autre. Après un moment de flottement devant la scène qui venait de se dérouler sous les yeux incrédules de passants, touristes et agents de sécurité, la police nationale avait pris la décision d’embarquer le drôle de zigoto. La vidéo enregistrée par un –  ou une  – complice montre des représentants de l’ordre, hommes et femmes confondus, embarquer paisiblement l’énergumène emplumé en ayant bien pris soin au préalable de draper sa nudité dans un large tissu ressemblant à un rideau. Après avoir fait mine de résister, de refuser l’interpellation en se laissant tomber, à la renverse, tendre et fragile, dans les bras experts des professionnels de l’ordre, le grand échassier suivait docilement les impassibles gardiens de la paix vers leur véhicule de service.

Le 5 mai 2014, la 28e chambre correctionnelle du Tribunal de Grande Instance de Paris rendait un curieux jugement : l’artiste était jugé coupable d’exhibition sexuelle, mais dispensé de toute peine 7. Coupable, donc, mais pas punissable, une telle décision impliquant malgré tout, comble de la cocasserie, une inscription au casier judiciaire. Autrement dit, la justice estimait que le délit était bien constitué, mais que dans le cadre d’une œuvre manifestement artistique8, l’atteinte à la loi en était en quelque sorte atténuée. Monsieur Cohen Steven avait bien imposé le spectacle de ses fesses et de son sexe à des passants non consentants dans l’espace public, ce que la loi réprime9, mais l’artiste Steven Cohen ne méritait pas d’être sanctionné d’une peine dès lors que l’exhibition de ses parties intimes s’inscrivait dans une « chorégraphie » (concept retenu par le juge). Cette décision « totalement incompréhensible » (A. Tricoire, avocate) de la justice, comme le courroux de l’artiste-volatile à se voir ouvrir un casier, nous semblent être emblématiques d’un conflit que nous proposons d’attribuer non pas simplement à la confrontation des deux logiques traditionnelles –  la logique répressive de la loi morale contre la logique émancipatrice de la créativité  – mais à un savant et profond travail de perturbation d’une loi autrement plus fondamentale, que nous choisissons de nommer « la loi du genre ».

Le travail de Steven Cohen relève de plusieurs types de productions artistiques ; et cette distinction entre « genres », comme on dit en critique littéraire, est importante à faire si l’on veut saisir de quelle perturbation, de quel brouillage, l’œuvre de Steven Cohen est porteuse. Quelle est l’œuvre jugée par la cour ? Le Tribunal, qui se prononce sur des faits précis, ceux du 10  septembre 2013, a accepté de tenir compte de la vidéo de l’événement (même si le jour de l’audience un problème informatique a empêché le visionnage). De fait, les « constatations faites par les policiers interpellateurs » sont placées sur le même plan que « l’examen de la vidéo tournée le jour des faits » dans la description des éléments de procédure. Si Steven Cohen est « prévenu du chef d’exhibition sexuelle » en raison de sa performance du 10 septembre 2013, la justice quant à elle tient compte aussi de la vidéo, en tant que circonstance atténuante puisqu’elle contribue à reconnaître à Steven Cohen une « démarche strictement artistique ». D’un point de vue formel, tout concourt effectivement à faire de la vidéo un objet artistique à part entière distinct de la performance en tant qu’œuvre artistique. Le film est moins la trace d’un événement unique, et à jamais perdu, que la seule œuvre visible et disponible du happening. Il ne saurait donc être appréhendé autrement que comme une mise en scène filmée de la performance. La vidéo n’est pas la performance : la construction des scènes, le montage, le point de vue, la bande-son (notamment la voix off de l’artiste, qui chante La Marseillaise d’une voix fluette et affectée d’un léger accent étranger), bref tout ce qui fait la spécificité de ce genre d’œuvre visuelle, produit l’effet d’une théâtralisation. Même la condamnation postérieure de l’artiste, qui ne pouvait faire partie du projet de la performance et de sa captation, devient un élément de l’objet vidéo qui se conclut sur la mention de l’arrestation, du chef d’accusation et du jugement rendu. Un fort effet de dramatisation se dégage en effet du contraste qui s’affiche dans l’enchaînement des derniers plans de la vidéo, entre la revendication artistique, placée en gros plan sous l’autorité de Paul Valéry et de l’inscription dont il est l’auteur au fronton du Palais de Chaillot10, et la décision judiciaire, lettres blanches sur fond noir, qui fournit le tout dernier plan. Si les passants ont effectivement pu voir Steven Cohen danser, se faire arrêter, être emmené encadré par la police, il faut être spectateur de la vidéo pour voir, s’enchaînant dans des plans successifs, l’arrestation, le fronton du Palais de Chaillot et son inscription, puis le départ de l’artiste encadré par la police.

À ce brouillage de la frontière des genres, brouillage entre une œuvre d’un premier genre (une performance happening) et une œuvre d’un second genre (la captation/construction vidéo), devait s’ajouter une autre force de perturbation, dans l’ordre des objets esthétiques cette fois. Car, en dépit des dénégations de l’artiste et de son avocate, nous n’hésitons pas à affirmer que la performance du Trocadéro ne faisait pleinement sens que suivie de l’arrestation de Steven Cohen, ou plus exactement, de l’interpellation, attendue, voire programmée, de l’artiste. La performance perturbe ici ce que l’on pourrait nommer la « séparation des ordres de la vie et de l’art ». Sur l’esplanade du Trocadéro, la vie (le surgissement de la police) faisait l’art (le happening, la vidéo), et inversement. Une réaction hostile de la foule eût rempli une fonction analogue à l’intervention des forces de l’ordre, démontrant que les énoncés artistiques provoquent des effets concrets, affolent matériellement l’ordre établi, mais l’irruption de la police nationale, c’est-à-dire de la police de la République, devait conférer un sens résolument politique à l’œuvre-performance, sens amplifié dans l’œuvre-vidéo par la bande-son d’une Marseillaise dans laquelle les « enfants de la batterie » remplacent les « enfants de patrie ». L’œuvre-vidéo se donne à comprendre comme la mise en scène d’un discours –  sur l’artiste, la liberté, la loi, la République. On peut identifier la structure somme toute très classique du propos, que met en relief le montage de la vidéo. Acte  I : entrée en scène et situation initiale ; une chorégraphie se déroule sans susciter de réaction ; Acte  II : nœud de l’action ; diverses forces de l’ordre (vigiles, policiers) cherchent à empêcher le déroulé de la chorégraphie ; Acte  III : dénouement du drame ; l’agent perturbateur est arrêté et expulsé de la scène, la théâtralité de la sortie de l’acteur étant appuyée par la présence du tissu-couverture-rideau dont il est drapé. Enseignement didactique, inséré juste avant le dénouement : gros plan sur le fronton du Palais de Chaillot, dont les paroles assènent une sorte de morale qui vient couronner la pièce –  ceci est de l’art, fait dans la souffrance, en dépit des promesses de la Révolution française ou des professions de foi de la patrie des Droits de l’homme.

La vidéo est donc bien, et à double titre, un objet artistique. Elle se revendique d’ailleurs explicitement comme telle, au niveau de sa réception par la société, au point de ne poser aucun problème à la justice (laquelle accepte d’en faire une pièce à la décharge de l’accusé puisqu’incontestablement œuvre d’art), mais aussi au niveau de sa réception dans le monde de l’art, puisque c’est bien la vidéo qui est vendue par l’artiste à des institutions, et qui est exposée dans les musées –  montrée au MAC VAL en 2015 (« Cherchez le garçon »), acquise par la Ville de Paris en 2016.

Or, ce qui s’est effectivement passé le 10  septembre 2013, sur la place du Trocadéro, restera à jamais perdu et n’est pas ce que nous voyons sur la vidéo (la vidéo n’en donne à voir que des moments, sélectionnés et montés). Les témoins directs n’en auront conservé qu’une lointaine idée, fragile et sujette à caution, altérée par la mémoire des uns et des autres, appelée à être interprétée en fonction du vécu subjectif de chacun, voire à être alimentée rétrospectivement par des récits, des photographies, voire des vidéos d’amateurs. À quoi, il convient d’ajouter que cette performance se distingue également d’autres performances du même artiste, notamment celles qui sont réalisées dans des lieux institutionnels, comme ce fut encore le cas à l’Odéon en ouverture de la soirée du 7 février dernier (Cul Sec) –  performance autrement plus « obscène » que celle du Trocadéro puisque l’artiste travaillait non plus uniquement avec son pénis mais aussi avec son anus.

Cette différence entre deux espaces –  espace public et espace institutionnel  – doit être soulignée. Aucune force de l’ordre ne vint interrompre Cul Sec à l’Odéon. A fortiori, si Steven Cohen y avait « performé » Coq / Cock, aucun policier ne serait venu l’interpeller. Car pour la loi française, dès lors que les spectateurs ont acheté leur billet –  et donc explicitement choisi d’être présents à un événement culturel  – le délit d’exhibition sexuelle, qui dans la terminologie juridique s’est substitué à celui d’atteinte aux bonnes mœurs, n’est plus constitué. Ces performances sont alors de facto reconnues comme des œuvres d’art, et elles valent d’ailleurs à l’artiste d’être invité dans les plus prestigieux des lieux institutionnels, français –  Festival d’Avignon (2012), Festival d’automne (2013 et 2019), Théâtre de Chaillot ou encore théâtre du Rond-Point (2018)  –, ou étrangers (de l’Afrique du Sud à l’Amérique du Nord, jusqu’à l’Inde en passant par la Pologne et la Croatie, entre autres). Ces performances ont ceci de spécifique qu’elles peuvent être programmées et donc réitérées, d’un lieu à un autre, quasiment mais jamais tout à fait à l’identique (Cul Sec avait déjà été performée).

On saisit dès lors la singularité de l’événement du 10 septembre 2013 : son itérabilité était vouée à l’impossible. Coq / Cock n’eut lieu, et n’aura eu lieu, qu’une seule et unique fois, condamnée à ne jamais plus être semblable à elle-même, même répétée. La raison en est évidente : l’événement serait soumis à divers aléas, en fonction de la météo (s’il faisait un froid glacial ?), du public (si une classe maternelle  survenait ?), de la réaction des passants (si certains s’avisaient de vérifier que le sexe de l’artiste était bien réel ?), voire  des vigiles (s’ils se mettaient à applaudir ?), sans oublier la police (si une brebis galeuse ne pouvait retenir un propos homophobe ?). En ce sens, l’œuvre de Steven Cohen se concevait bien au départ comme un happening. Et si d’un point de vue formel, rien ne distingue la performance/happening de la place du Trocadéro d’une performance dans la Cour d’honneur du Palais des Papes, le fait de choisir l’espace public et non le lieu institutionnel était d’une importance cruciale.

Aussi proposons-nous de replacer la transgression qui a donné lieu à l’arrestation et à la condamnation de l’artiste dans une perspective historique. Si le happening pose problème à la police et à la justice, alors que ni la vidéo ni les performances en salle ne suscitent la moindre réaction des tenants de l’ordre, c’est que l’enjeu porte non tant sur l’intention de l’auteur de faire œuvre (à aucun moment cette intention n’est niée), non tant sur le fait qu’il y a œuvre (le tribunal reconnaît que la performance s’inscrit dans une œuvre), que sur la réception de la production artistique. Ce pour quoi Steven Cohen est arrêté, ce n’est pas d’avoir exhibé son sexe, c’est d’être sorti des lieux de l’art pour le faire. Il est interpellé, arrêté et condamné, non pas pour ce qu’il a fait, mais pour il l’a fait. Dit autrement, ce qui est perturbé, ou troublé par son œuvre, c’est la frontière établie entre lieu de réception institutionnalisé (lieu de l’art) et espace public (lieu de vie). Pour résumer, ce qui est brouillé, c’est la frontière entre art et vie.

En 2010, l’une des expositions de Steven Cohen en Afrique du Sud donna lieu à une publication, Life is Shot, Art is Long11. Le titre à lui seul disait bien ce brouillage d’une frontière entre « art » et « vie », non seulement par le parallélisme de la construction entre « life » et « art », mais aussi par le jeu de mot  que souligne ce qui pourrait ressembler à une coquille : le « short », attendu pour opposer la brièveté de la vie à la longévité de l’art, devient « shot », de sorte que tout le sens de l’énoncé s’en trouve modifié –  la vie est shot, c’est-à-dire cliché, photo, « art ».

Nous nous interrogeons aussi sur l’efficacité invisible, profonde, secrète du geste de Steven Cohen au regard d’une « loi du genre » entendue au sens de construction sexuée. Nous supposons en effet que ce qui troubla le plus l’ordre public dans la performance du Trocadéro, et motiva l’urgence d’une « interpellation », a quelque chose à voir avec un inconscient. Que l’agent provocateur, le brouilleur de message, qui affola la police comme la justice, opéra inconsciemment une déconstruction de la loi du genre à laquelle les forces du symbolique, comme on dit en psychanalyse, n’avaient pas d’autre choix que de répondre de manière inadéquate et cocasse. Nous parlons d’inconscient pour une autre raison également, partant du constat que cet élément perturbateur semble avoir été d’une telle puissance qu’il fut capable de provoquer une sorte de court-circuit dans la logique judiciaire, comme une disjonction de la raison législatrice, pour lui faire pondre finalement ce jugement cocasse selon lequel on peut être coupable sans mériter de sanction. En vérité, nous lisons ce jugement « incompréhensible » comme un symptôme, le symptôme d’une panique ancrée au plus profond du symbolique, incarnée ici par la machine pénale, l’institution judiciaire, les juges eux-mêmes.

Revenons à la vidéo. À y regarder de plus près, les seuls qui semblent être dérangés par Coq / Cock en cette belle journée de septembre 2013, sont ceux que, pour des raisons évidentes, nous voudrions nommer les « poulets » ou « la faisanderie ». C’est à leurs seuls yeux que Steven Cohen trouble l’ordre public. Les passants et touristes jettent quant à eux un œil amusé sur ce spectacle insolite, tandis que les vigiles paraissent ne pas trop savoir comment réagir, attendant sans doute de prendre leurs ordres de la hiérarchie. Mais nulle violence, nul empressement de leur part à faire cesser le scandale. Même le petit groupe de religieuses que l’on voit passer à l’arrière-plan sur certains clichés de la performance (et non dans la vidéo) affiche une superbe indifférence au spectacle de cet objet non identifié (on imagine). Pas une bonne sœur qui s’offusque de croiser sur son chemin ce machin avec son engin : un homme pratiquement nu, maquillé comme une cocotte, chaussé de talons hauts, la taille prise dans une guêpière, laissant un gallinacé le mener par le bout du zob. Autrement dit, l’objet est si insolite, la créature si loufoque, le spectacle si carnavalesque –  et l’exhibition du pénis si circonscrite (seul le gland émerge des bandelettes)  –, que l’atteinte à la loi n’est pas constituée aux yeux des témoins, qui, s’ils ne passent pas leur chemin, se font simples spectateurs. L’intervention des poulets fut donc nécessaire pour que la possibilité d’un délit pût commencer d’être établie. Et il fallut surtout la décision du tribunal pour que, derrière la condamnation pour « exhibition sexuelle », se profile, implicitement, la raison qui motive la condamnation d’un tel délit, à savoir « le trouble à l’ordre public ». Encore faut-il remarquer que le jugement précisait que « le trouble à l’ordre public a[vait] rapidement cessé »12, détail bien vague et sujet à caution mais qui justifie l’absence de peine. Mais la faisanderie appréhenda bien l’olibrius, estima qu’il convenait de mettre un terme à la chorégraphie du mariolle, de retirer de la circulation ce zozo qui dansait avec son coq et sa bite –  sens argotique de cock en anglais, comme chacun sait.

C’est pourquoi nous formons l’hypothèse que si les forces de l’ordre, femmes et hommes confondus, se sentirent investies de la mission d’interpeller ce drôle d’oiseau, si le juge en vint à la conclusion qu’il n’y avait certes pas de quoi fouetter un chat, mais que, quand même, l’hurluberlu méritait une inscription au casier judiciaire, c’est que ce grand escogriffe provoquait un tout autre désordre, un tout autre trouble que celui prévu par la loi des poulets. Il faut, pour saisir ce que nous entendons ici par « trouble », se souvenir du geste de la philosophe américaine Judith Butler quand elle intitula son essai le plus célèbre Gender Trouble, traduit en français par Trouble dans le genre13. Cet ouvrage majeur, qui marqua aussi le tournant queer des « études de genre », remettait en question les catégories binaires à partir desquelles la pensée occidentale avait pu penser le genre, c’est-à-dire la construction sociale de la différence entre les sexes, leur « interpellation », dit aussi Butler14.

C’est bien ce qui se produisit sur l’esplanade du Trocadéro. L’exhibition des parties intimes, c’est ce qui motiva les poulets, adeptes de la différence, apôtres du genre dans sa pureté, chantres de la séparation, garants de l’interpellation. Steven Cohen, ce mec déguisé en gonzesse et qui montre sa bite ? Tu parles d’un zozo ! Le drôle de zigue, quant à lui, offrait plutôt le spectacle d’un trouble de la différence, trouble signifié, pour commencer, dans le paratexte de la vidéo, à travers l’homophonie que convoque le titre de la performance « Coq / Cock », puis le redoublement à l’identique du patronyme du coq lui-même, « Gallus Gallus » dans le générique de la vidéo, opérations d’effacement sémantique de la différence, auquel notre choix de qualifier l’artiste de zinzin ou de zozo n’est pas étranger.

Autrement dit, il importait à la volaille de soustraire au regard du public non pas un pénis, mais un inclassable, un signifiant instable, un truc bancal, queer donc (et pas franchement catholique de surcroît). La performance devait être interrompue parce qu’elle faisait arriver non pas l’accident d’une exhibition sexuelle susceptible d’une interpellation policière, mais un événement chargé justement de problématiser l’interpellation, c’est-à-dire d’introduire du trouble dans le genre, de provoquer une perturbation de la loi du genre. Ce que la performance précipitait, c’était un affolement des assignations identitaires, et notamment des interpellations d’identité de sexe.

On comprend que le jugement du tribunal, cette instance qui dit le droit pour rendre la justice, dût disjoncter face à une telle cocasserie. « Cocasse » en anglais peut s’écrire cockass, par la conjonction de deux termes, cock et ass, signifiant respectivement le pénis et les fesses, la bite et le cul. Dans le cockass, le derrière et le sexe ne seraient plus séparés, différenciés, mais comme collés l’un à l’autre, superposés, confondus, interchangeables. Cockass : sans devant ni derrière, sans dessous sans dessus, sens dessus dessous. Cul et bite, le cocasse comme anneau magique d’un accès à un au-delà de la différence, d’une convocation sur une scène autre.

Le jugement cocasse du tribunal, bizarre, pour ne pas dire queer, répondait à la cocasserie du spectacle, traduisant du même geste la réaction désorientée d’une autorité qui ne pouvait plus faire face, qui se perdait à cerner ce qui se manifestait : ce spectacle d’une déconstruction du binarisme homme/ femme, cet impensable qui menaçait d’effondrement tous les temples de l’ordre. Voilà qui méritait assurément un rappel à la loi, c’est-à-dire à la différence marquée. Même si le délit était insuffisamment caractérisé pour mériter une peine, la performance devait être condamnée et valoir une inscription au casier judiciaire, ce fichier qui case, range, catégorise les individus, inscrit une différence symbolique majeure entre les citoyens « sans problème » et ceux qui « posent problème ».

Pour compliquer encore le travail d’interpellation de la loi, la déconstruction des genres s’assortit ici d’une parodie des signes manifestes de l’identité genrée. Ainsi, la masculinité qui est donnée à voir dans la performance est-elle, d’une certaine façon, elle-même contrainte : le pénis en érection, signe supposé d’une masculinité triomphante, est en fait exhibé comme le résultat de la traction effectuée par le coq relié au ruban qui entoure le pénis. Autrement dit, même la virilité la plus élémentaire d’un homme (bander ou ne pas bander) n’est plus naturelle, mais construite, soutenue de prothèses qui en soulignent la fragilité et l’artificialité. Quant à la féminité qui est aussi manifestée, c’est à la fois une féminité empêchée (les talons sont tellement hauts qu’ils rendent la marche pratiquement impossible) et une féminité hyperbolique, exagérée, dans laquelle le maquillage renvoie autant au féminin qu’au masque de théâtre, et plus précisément à la commedia dell’arte. Quand il est entraîné sur le côté de l’esplanade par ceux qui sont venus l’interpeller, Steven Cohen, le visage couvert de poudre de riz, s’est transfiguré en un Pierrot. Tout n’est que théâtre –  sens possible du terme performance en anglais.

Ce trouble dans le genre va de pair avec la déconstruction d’une autre catégorie binaire, également au fondement de la pensée occidentale : l’opposition humain/animal. La performance n’est pas la chorégraphie d’un homme accompagné d’un gallinacé ; c’est celle d’un drôle d’oiseau, d’une sorte d’homme-volatile, d’une chimère, mi-homme mi-volaille. Les plumes sont les extensions des doigts, le faisan est l’extension de la coiffure. Juste retour de l’amabilité, la vidéo accorde un statut d’acteur humain à l’animal, doté d’un prénom, Frank, et d’un patronyme, Gallus Gallus, manière d’affirmer la dimension symbolique du coq, mascotte de nos ancêtres les Gaulois. Car, autre brouillage encore, l’œuvre de Steven Cohen invite à méditer sur la relation qu’elle produit, tout en l’interrogeant, entre identité individuelle, liée au sexe, et identité nationale. Le titre de la performance mérite bien évidemment que l’on s’y attarde : cock, en argot anglais, c’est la bite, mais en anglais standard, c’est, comme en français, le coq. Or, l’effet d’homophonie dont nous parlions plus haut suggère –  à condition que l’on parle en même temps le français et l’anglais, dans un autre effacement, celui des différences linguistiques nationales  – que l’emblème gaulois, le symbole même de la patrie française, se soutient secrètement d’une bite. Thèse que renforce le montage sonore de la vidéo qui pose, d’abord sur les images de la chorégraphie puis sur celles de fin, une réécriture de La Marseillaise, dans laquelle les « enfants de la patrie » deviennent les « enfants de la batterie ».

Steven Cohen pour justifier le choix de la Place du Trocadéro mit en avant devant le tribunal le fait qu’Hitler s’y était fait photographier aux côtés de quelques dignitaires du régime : « le prévenu a en outre expliqué » –  indique l’arrêté de jugement  – « que sa prestation était indissociable de la place du Trocadéro, […] dans la mesure où il s’agit d’un lieu chargé d’histoire et de significations, étant notamment rappelé qu’Adolphe Hitler s’y était fait photographier et que le corps de la Vénus Hottentote, d’origine sud-africaine, avait été longtemps exposé au musée de l’homme15 ». De fait, une photographie célèbre atteste qu’à l’occasion de sa seule visite à Paris en juin 1940, le Chancelier de l’Allemagne nazie posa sur l’esplanade, avec la Tour Eiffel pour arrière-plan, en compagnie de l’architecte Albert Speer et du sculpteur Arno Brecker. Mais l’inscription de la judaïté dans l’œuvre, et son articulation avec la sexualité, opère surtout à travers le ruban qui entoure le pénis en laissant le gland circoncis à l’air. Le cock de l’artiste est alors moins un signe de sa virilité, que la marque de sa judaïté, le pénis étant bandé non en raison de quelque excitation sexuelle, mais d’une circoncision à panser, cette marque étant renforcée par le maquillage du nez, modelé conformément au stéréotype antisémite qui représente le juif affublé d’un appendice proéminent et crochu. À ce stade de l’analyse, on ne saurait ignorer plus longtemps que l’homophonie coq / cock signifie une relation d’attirance littérale non plus entre deux sons, mais entre deux bites, deux cocks. La grande folle est mise en branle par un cock ; le sexe de l’artiste est en érection du fait que son cock est tiré, attiré, par un autre cock. L’un des enjeux du dispositif était donc bien de « performer » une articulation entre judaïté et sexualité, à travers le stéréotype du juif homosexuel efféminé. Des chercheurs et chercheuses en sciences sociales16 ont en effet montré comment ce stéréotype fort ancien était devenu particulièrement prégnant dans la culture occidentale de la seconde moitié du XIXe  siècle, et comment il fut au fondement même de l’association faite par les Nazis entre juifs et homosexuels.

Steven Cohen n’est donc pas ce à quoi une justice hilare aura voulu le réduire : le patronyme d’un simple énergumène, d’un drôle de zozo à poil et à plume. À le voir fonctionner dans son interaction avec la machine judiciaire, dans les leurres qu’il dispose, dans les effets d’inconscient qu’il précipite, les ambivalences qu’il laisse remonter, les affres qu’il suscite, nous en viendrons à cette ultime conclusion : Steven Cohen aura été le nom de ce qui ébranla la loi, la fit douter d’elle-même, lever son glaive sans plus pouvoir trancher, s’abandonner à la cocasserie.

1 La loi du 7 juillet 2016 relative à la liberté de création, à l’architecture et au patrimoine, a consacré dans son article 1er, la liberté de création artistique. L’atteinte à cette liberté, ainsi qu’à la diffusion de la création artistique, est sanctionnée par de nouvelles sanctions pénales prévues par l’article 2. Les débats juridiques autour de la « liberté de création » sont animés depuis une quinzaine d’années par l’avocate Agnès Tricoire, fondatrice de « L’Observatoire de la liberté de création » et autrice du Petit traité de la liberté de création, Paris, La Découverte, 2011.

2 Louis Althusser, « Idéologie et appareils idéologiques d’Etat. Notes pour une recherche », La Pensée, no 151, juin 1970 ; repris dans Positions (1964-1975), Paris, Les Éditions sociales, 1976.

3 Sur cette logique du pur et de la séparation que suppose la « loi du genre », voir Jacques Derrida, « La loi du genre », Parages, Paris, Galilée, 1986.

4 Jugement correctionnel prononcé à l’endroit de Steven Cohen le 5 mai 2014 par la 28e chambre correctionnelle du Tribunal de Grande Instance de Paris.

5 Le débat eut lieu dans le cadre des Traverses de l’Odéon, série de rencontres et discussions organisées par Marylène Bouland.

6 Heinrich von Kleist, Über das Marionettentheater [Sur le théâtre de marionnettes], Berlin, 1810.

7 « Le tribunal constate que le délit d’exhibition sexuelle reproché à Steven Cohen est constitué » et « déclare Cohen Steven, Brian coupable des faits qui lui sont reprochés », ajoutant : « dispense Cohen Steven, Brian de peine ». Arrêté de jugement correctionnel du Tribunal de Grande Instance de Paris du 5 mai 2014, p.  5.

8 Le Tribunal justifie la dispense de peine en précisant : « Il ressort tant des images que des explications de Steven Cohen que sa démarche était strictement artistique, que les faits s’inscrivaient dans une œuvre et une création artistiques, qu’à aucun moment il ne s’est livré à des actes sexuels ni à des gestes ou à des attitudes obscènes, provocants ou outrageants » (Arrêté de jugement, p.  5).

9 Au titre du délit d’exhibition sexuelle réprimé par l’article 222-32 du Code pénal. L’arrêté de jugement rappelle que « si l’article 222-32 ne donne pas une définition du délit d’exhibition sexuelle, il ressort de la jurisprudence que ce n’est pas uniquement les gestes et les actes de nature sexuelle, obscène ou provocante qui sont réprimés par ce texte de loi, mais également le seul fait d’imposer à autrui dans un lieu public la vue de ses parties sexuelles » (Arrêté de jugement, p.  4).

10 « Tout homme crée sans le savoir/ Comme il respire/ Mais l’artiste se sent créer/ Son acte engage tout son être/ Sa peine bien-aimée le fortifie ».

11 Steven Cohen et Ivor Powell (pour les textes), Life is Shot, Art is Long, Cape Town, Michael Stevenson Publisher, 2010.

12 Arrêté de jugement, p.  5.

13 Judith Butler, Gender Trouble, New York et Londres, Routledge, 1990. Traduit sous le titre Trouble dans le genre, Paris, La Découverte, 2005.

14 Judith Butler, Excitable Speech. A Politics of the Performative, New York et Londres, Routledge, 1997. Traduit sous le titre Le Pouvoir des mots : politique du performatif, Paris, Éditions Amsterdam, 2004.

15 Arrêté de jugement, p.  3-4.

16 Voir, par exemple et entre autres, les travaux de Sander L. Gilman (The Jew’s Body, New York, Routledge, 1991.