79. Multitudes 79. Eté 2020
Majeure 79. Faire publics

Devenir des spectateurs-programmateurs
Entretien avec Loïc Cloez par Jacopo Rasmi

et

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Depuis 2013 l’association À bientôt j’espère – portée par l’inépuisable tandem Loïc Cloez-Cyril Hugonnet – a imaginé et fabriqué des cinémas éphémères dans tout le département de l’Isère. À partir des premières expériences d’un ciné-club documentaire domestique et nomade, Le cinéma chez l’habitant, l’association a décliné ses actions dans de nombreux dispositifs de visionnage convivial en dehors des espaces institutionnels : L’atelier du spectateur programmateur, Le monde au coin de la rue, les Banquets du Réel. Comment inventer des situations de cinéma dans des lieux aussi hétérogènes qu’un micro-théâtre aux allures de chalet, une salle de fêtes urbaine ou encore un camping à la montagne ? Les arts du cinéma forain d’autrefois sont aujourd’hui appelés à se remettre à l’œuvre pour des micro-publics peu connaisseurs mais rarement déçus…

Jacopo Rasmi : Mes recherches ont porté sur ce que j’appelle « l’écologie de l’écriture documentaire », la tendance du cinéma documentaire à fabriquer un film depuis un milieu et ses habitants sans avoir trop déterminé quelque chose à l’avance. Dans cette réflexion, j’avais envie d’ouvrir un petit espace pour l’écologie de ce qui se passe après la création, notamment la question de la diffusion. J’ai donc pensé à votre expérience de programmation avec À bientôt, j’espère.

Loïc Cloez : Cyril et moi et les autres gens de l’association nous sommes retrouvés sur une appétence pour le cinéma que tu décris, un cinéma où dans sa manière d’écrire, recevoir et capter le monde, tout n’est pas écrit d’avance, où des réalisateurs se laissent surprendre et transformer par la situation en nous laissant une place en tant que spectateur. On voyait ces films en festival.

Nous venions de l’organisation d’événement pour le public à grosse jauge : moi du spectacle vivant, Cyril du cinéma au 1021. On était tous les deux des programmateurs. On a eu envie de repenser notre rapport aux participants – notamment parce qu’on sentait qu’on ne pouvait pas laisser au commerce le soin de la diffusion du cinéma. Le commerce étant ce qu’il est, chaque semaine les films sortent et nous n’avons même pas le temps d’aller les voir ou d’en entendre parler qu’ils sont déjà partis. Nous n’avons pas non plus le temps d’en parler à d’autres (si nous avions eu la chance de saisir la semaine de la sortie), qu’ils ont déjà disparu le mercredi d’après, poussés vers la sortie par les suivants… Nous cherchions une manière de montrer les films qui corresponde au geste de ces cinéastes qui ne savent pas à l’avance ce qu’ils vont trouver quand ils se lancent dans un film.

C’était une manière de montrer des films qui était pour nous encore à inventer. Finalement, ce n’est pas une vraie invention : le cinéma avant de trouver sa forme commerciale à grosse jauge était forain et itinérant… D’ailleurs nous nous sommes souvent présentés comme des « montreurs de films », comme à l’époque les montreurs d’ours. Il s’agit d’une idée qui était à l’origine du cinéma, avant qu’il trouve sa forme frontale, dans une salle noire et obscure, où les gens viennent à la salle plus que la salle vienne aux gens. Bref, on souhaitait retrouver un côté forain comme ça, en se disant que le lieu de la projection n’est pas neutre. Je ne sais pas si Cyril t’avait parlé de notre projet initial d’une caravane ou d’un camion…

On a travaillé pendant un an pour écrire le projet et, ensuite, à la veille du dépôt du dossier de subvention, on a décidé qu’on n’allait pas le poser et qu’on avait fait fausse route. Même si elle était mobile et si elle venait s’installer au pied des immeubles ou sur une place de village, la caravane restait une salle. On n’avait pas passé notre temps à essayer de déjouer le problème de comment passer les portes d’une salle pour aller en recréer une. Reconnaître qu’il est difficile de passer les portes d’une salle, voilà notre point de départ : avant qu’une salle devienne nôtre, il en faut des hasards, des rencontres, du temps.

Et s’il fallait pouvoir programmer dans la salle pour pouvoir sentir qu’elle est nôtre ? Vu que les salles sont fermées à la programmation (celle-ci étant confisquée par des personnes « professionnelles », par une seule personne souvent), c’est dur d’y rentrer. Moi, par exemple, je trouve qu’il est difficile de monter les marches de l’MC22 alors que j’ai programmé dans le spectacle vivant.

Nous étions donc en train d’imaginer quelque chose qui, même si mobile, était au final une salle et on a fini par se rendre compte que ce qu’on décrivait était un salon. On s’est demandé pourquoi ne pas aller directement dans les salons. Les salons, ils existent. Nous avons basculé dans une expérience qui a occasionné plus de cent séances de cinéma chez l’habitant. On avait vraiment envie de faire cela et pendant longtemps on s’est interdit de faire d’autres choses (par exemple des projections publiques, même si on a vite commencé à nous en demander). Être à quinze, questionner la parole autour de la projection : lors du cinéma chez l’habitant, on a découvert beaucoup de choses qu’on n’avait pas forcément anticipées…

J. R. : Comment il marche, ce « cinéma chez l’habitant » ? Comment se rassemblent ses publics ?

L. C. : On avait des hôtes qui nous invitaient. Eux, ils avaient une habitude de cinéma ou, au moins, avaient déjà été au cinéma à défaut d’en avoir une véritable habitude. Ils pouvaient être déjà allés au cinéma voir des documentaires, même juste trois dans leur vie entière… Par contre, 85/90 % des participants invités par les hôtes – disons, douze sur les quinze qui prenaient part aux séances – n’étaient jamais allés voir un documentaire dans une salle. C’est exactement l’envers des salles où des médiateurs et une communication incroyable essayent d’attirer 1 % de non-habitués, comme réussite suprême, tout en acceptant d’avoir 85 % d’habitués. 8 % de gens qui venaient aux séances de cinéma chez l’habitant n’étaient jamais allés voir un documentaire en salle. Ils venaient donc là pour autre chose. Ils n’étaient pas là parce qu’un médiateur professionnel était allé les chercher.

Nous ne devions pas trouver quinze spectateurs potentiels, une personne suffisait – celle qui nous invitait chez elle – et c’était elle qui trouvait les quinze autres. On faisait en sorte qu’elle n’invite pas que des amis, mais aussi des voisins (par exemple) et d’autres gens qu’elle n’avait jamais invités chez elle. On créait donc un contexte où ce qui comptait n’était pas seulement le film, mais aussi le collègue ou le voisin qu’on n’avait jamais invité, auquel on n’ose jamais proposer de venir manger à la maison. Le film en devenait l’occasion. Ils pouvaient leur dire : « Venez, il y a un film ». Tout à coup, il y a un aréopage de gens qui ne se connaissent pas : ils viennent d’univers différents mais ils ont en commun d’avoir été invités par la même personne. Les participants – on l’a constaté – se sentaient légitimes d’être là parce qu’ils avaient été, chacun, invités par la personne qui accueillait la séance.

Nous travaillons l’entrée dans le film, les premiers pas, notamment par une introduction que nous considérons très importante, tandis que, dans les salles de cinéma, il n’y a jamais d’introduction. On met le noir et c’est parti… Même aux festivals, quand il y a une intro, souvent c’est décevant. Le choix de mettre le noir direct n’est pas neutre. Est-ce qu’on ne perd pas des gens s’ils ont besoin de quinze minutes pour comprendre où ils mettent les pieds ?

J. R. : Il faut accompagner, notamment dans le cas de films de recherche ou de création comme les documentaires que vous avez l’habitude de montrer.

L. C. : Les premiers pas dans un film, c’est quoi ? On essaie de travailler nos synopsis, nos programmes… On cherche une manière de donner envie d’être là et, ensuite, de savoir où mettre les pieds. Il s’agit de films inconnus par la plupart des gens. L’introduction, en ce sens, continue le travail entamé par le tract avant que le film démarre. À la fin du film, les lumières se rallument et voilà qu’un échange commence. On s’installe autour d’une table basse, notre hôte a prévu un plat principal et les invités ont amené une bouteille ou un dessert : ils se sentent donc légitimes d’être là et, surtout, ils ne peuvent pas partir ! Ils restent là, ils se sentent bien et, éventuellement, ils peuvent se cacher derrière leur assiette s’ils en ont envie. Mais ils peuvent toujours prendre la parole, quand ils se sentent prêts. Il y en a qui vont démarrer immédiatement et qui vont tenter de faire le ping-pong avec nous et, dans ce cas, nous essayons de trouver des stratégies pour que, si on nous pose une question, nous répondions en finissant par une nouvelle question aux participants. Il faut que la parole tourne. Nous étions très fiers quand, à un moment donné, pendant vingt minutes nous ne parlions plus du tout.

J. R. : Vous ne vous êtes pas arrêtés à ce dispositif, n’est-ce pas ?

L. C. : Après un certain nombre de séances, la pression est devenue très forte pour que nous organisions des projections ailleurs. Au début on a beaucoup dit « non ».

Des équipes nous ont demandé par exemple d’aller dans des centres sociaux. Là, nous avons accepté. Petit à petit, nous nous sommes aperçus que cela marchait : le film est un magnifique support pour changer les habitudes de discussion. Nous avons commencé à organiser des activités de ce genre pour la maison des adolescents, pour la maison des habitants vers le Vieux Temple au centre-ville, pour des étrangers en train d’apprendre le français, au Patio au quartier de l’Arlequin.

Ainsi on a créé un petit salon mobile, comme on s’est dit qu’on ne pouvait pas rester dans des espaces qui ressemblaient trop (par exemple) à un bureau. Nous avons donc acheté des tables basses, des chaises longues, des lampes sur pied… On re-déclinait les espaces où ils étaient habitués à venir pour le cours ou la réunion et, tout d’un coup, les gens se retrouvaient dans une salle toute noire, avec un projecteur et un grand écran. On ne voit plus les affiches, ni le tableau. On a ensuite continué en prison et, chemin faisant, on s’est retrouvé à revenir sur des projections publiques. Mais pas du tout comme on le faisait avant.

Avant, quand on avait envie de passer quelque chose on le passait. L’un et l’autre, moi pour le spectacle vivant et Cyril pour le cinéma. Mais il y avait quelque chose qui entre-temps avait changé. Dans le mouvement qu’on avait fait pour s’échapper et s’arracher aux habitudes des acteurs culturels (et à la salle fixe, aussi), nous nous étions aussi arrachés à l’obligation de suivre l’actualité des sorties. On pouvait passer un film jamais sorti, sans visa d’exploitation, avec visa mais déjà vieux de trois ans… Mais surtout ce qui avait changé était qu’on ne pouvait plus faire une programmation simplement parce que nous avions envie de passer quelque chose, un film en l’occurrence. Il fallait qu’il y ait un point de départ : ce point de départ devait être nécessairement quelqu’un (d’autre), comme l’hôte qui nous accueille dans le cinéma chez l’habitant. Celui qui choisit le lieu, une date, mais aussi le film parmi ceux que nous pouvons raconter et les invités. Dans les lieux où on est intervenu (les centres sociaux, notamment), on a essayé de faire en sorte qu’il y ait toujours quelqu’un qui soit le point de départ d’une séance, comme condition pour revenir aux projections publiques.

Finalement la résidence au centre-ville, à la Maison Des Habitants du Vieux Temple, a donné lieu à un festival (« Le monde au coin de la rue ») où chaque séance est connectée à quelqu’un. Cela peut être la commerçante qui fait les raviolis chinois à la main qu’on mange presque tous les midis quand on est là. Elle est chinoise, elle n’a jamais vu de films documentaires sur la Chine autres que des reportages. On lui parle de certains films et, à un moment donné, elle en choisit un – elle va prendre Sud Eau Nord Deplacer (2012). Le film, immédiatement, résonne différemment parce que quelqu’un l’a choisi. Ce film, qui n’est pas « évident », qui est plutôt contemplatif, tout d’un coup devient légitime parce que quelqu’un l’a choisi. Et la salle est remplie.

J. R. : Vous avez donc interrompu l’expérience du cinéma chez l’habitant ?

L. C. : On n’avait plus la disponibilité pour le cinéma chez l’habitant avec nos séances publiques et nos salons mobiles et nos ateliers. On a entre-temps tenté des choses comme l’atelier du « spectateur-programmateur », par exemple. On commençait à voir des gens qu’on retrouvait de temps en temps. Ils étaient chez un ancien hôte, après on les retrouvait dans une autre projection, et puis encore une autre fois. On s’est demandé pourquoi ne pas retrouver des gens comme ceux-ci pour partager un cycle de dix-quinze films, dans un groupe de vingt. Au Petit 383, notamment. C’est quelque chose qu’on ne fait pas d’habitude dans nos vies de partager un film à vingt et d’en discuter ensuite ensemble, et encore moins trente films avec le même groupe de vingt personnes. Nous avons organisé cela autour du thème de l’amour, pendant une année. Et ce projet a finalement donné lieu à une programmation.

Après avoir vu autant de films, chacun était légitime pour faire un geste de programmation. Avec toutes ces activités on a donc arrêté le cinéma chez l’habitant. On a tellement porté cela à deux qu’à un moment donné on a voulu créer un groupe de spectateurs pour qu’ils prennent la relève. On s’était imaginé, au départ, de pouvoir créer un, deux, trois, quatre groupes avec le matériel correspondant pour que, certains soirs, il puisse y avoir quatre séances autonomes en parallèle, par des gens que nous aurions formé : dans la ville quatre ou cinq groupes auraient existé ainsi… On n’a pas réussi à faire cette bascule-là sur Grenoble… Mais cela s’est fait ailleurs. Il y a sept associations – en Belgique et en France – qui ont repris le cinéma chez l’habitant sur la base de notre projet À bientôt j’espère.

J. R. : Ils se sont adressés directement à vous pour le faire ?

L. C. : On leur a tout transmis : nos dossiers de subventions, les annexes, toute l’écriture du projet. Nous avons eu certains longtemps au téléphone, certains sont venus nous rencontrer, d’autres nous les avons rencontrés ailleurs. Il y en a à Bruxelles, en Bretagne, à Toulouse, vers Paris, dans le Nord-Ouest… Il s’est passé quelque chose ailleurs bien qu’on n’ait pas réussi à faire continuer ça à Grenoble.

Nous nous étions donné des règles lentement mûries. Par exemple, on avait choisi de ne jamais retourner deux fois dans le même endroit, de ne pas aller chez nos amis. On fonctionne toujours de la même manière : on ne sollicite personne. Les gens viennent nous voir. Pour le cinéma chez l’habitant, par exemple, on a fait un tract et on l’a posé dans des bibliothèques, au bar, dans des locaux associatifs ou dans des librairies – en interdisant à nos amis de nous inviter.

Au bout de quelques semaines, on a eu un premier appel. Ensuite un deuxième, un troisième et, assez vite (au bout de la cinquième séance, je crois), on a commencé à avoir des anciens participants qui nous invitaient à leur tour chez eux. Et puis d’autres qui nous invitaient. On a sorti trois fois des programmes de cinéma chez l’habitant et, avec le premier tract, c’est tout au niveau communication. On a fait nos 135 séances sur ces trois documents-là.

J. R. : Pourrais-tu résumer les principes de cette initiative ?

L. C. : On a ré-écrit plusieurs fois notre document de présentation du Cinéma chez l’habitant (on en a une version actuellement de 50 pages) : une première version avant le démarrage, une version de démarrage et une dernière version après un an. Cela devait poser une éthique de la projection, de la rencontre, de la conversation… de la place du film, de l’accueil, de la discussion. Nos autres déclinaisons puisent toujours dans l’éthique que nous avons trouvée dans l’expérience du cinéma chez l’habitant.

J. R. : En même temps, tout cela tourne nécessairement autour du noyau du film documentaire…

L. C. : Le cinéma documentaire est ce qu’on a trouvé de mieux pour raconter le monde. Il y avait aussi le plaisir qu’on a face à un film et l’envie de le partager. J’allais déjà en festival et Cyril beaucoup plus que moi, mais dans les festivals, on parle très peu des films. Dans les séances publiques, ceux qui parlent sont toujours les mêmes : tu peux deviner qui va parler et qu’est-ce qu’il va dire, tu n’écoutes plus au final…

J. R. : C’est évident qu’il y a des limites pour une séance classique frontale, avec un public nombreux… Les problèmes de taille me semblent assez centraux, finalement.

L. C. : En effet, au ciné-banquet où tu as été on était 20, mais avant c’était 22. Après on s’est dit qu’il fallait réduire à 20. Pareil pour le cinéma chez l’habitant. Au début, il y avait 15 invités (plus les hôtes et nous), ensuite on s’est dit que c’était 15 avec les hôtes, et après on s’est dit que c’était 15 avec nous aussi. Si on était en dessous, cela posait des problèmes et si on était au-dessus, il y en avait des autres. Mais après il y a des hasards, des conditions exceptionnelles.

La plus grosse jauge qu’on ait faite a été de 240 places, la grande salle du cinéma Mélies à Grenoble, pour la sortie de J’avancerai vers toi les yeux d’un sourd : 120 sourds dans la salle, 120 entendants… et 50 personnes dehors ! L’échange a été incroyable, avec la réalisatrice (Laetitia Carton) et deux interprètes en langue des signes. Dans ce cas, on avait vraiment réfléchi à comment ne pas se retrouver dans un dispositif frontal. Il y avait deux possibilités : des personnes dans la salle pouvaient faire des remarques ou poser des questions sur le film et dans ce cas la cinéaste répondait (avec quelqu’un qui signait l’intervention et la réponse, face au public) ; si quelqu’un, par contre, posait une question sur le monde des sourds (comme le film appelle vraiment à cela), on proposait à quelqu’un de la salle de répondre en descendant pour réagir face au public On avait tenté de recréer une certaine logique même dans une salle comme celle-là et ça a marché.

J. R. : Vous avez donc décidé de rentrer dans les institutions (de temps en temps) tout en déjouant leurs contraintes. Je me réfère aussi aux interventions que vous avez accepté de faire à la fac…

L. C. : Je crois, que dans ce genre d’endroit, il est dur de garder une certaine éthique. Pour les participants aux ateliers de programmation qu’on a coordonnés à la fac (ce qui a donné le festival Fracass), il s’agissait surtout d’une question de transmission. On a mis les étudiants dans le même bain où nous nous mettions pour programmer, pour écrire, pour introduire les films et animer les échanges…

On ne se sentait pas de les coincer dans nos formes, comme le salon ou le banquet, qui sont des formes qui chez nous arrivent après tout un chemin dans l’approche du public. Nous n’avons pas le droit d’enfermer les gens qu’on accompagne à programmer dans nos formes.

En réalité, on n’existe pas sans tout ce qui existe autour de nous, l’Atelier Fluo4 par exemple. Le Petit 38 aussi, qui est conçu et géré d’une certaine manière. Mais, globalement, notre autonomie nous permet de garder une certaine mesure, de ne pas sous-traiter la communication, par exemple. Ainsi tu reviens à ce que toi-même tu es capable de gérer. Il faut faire des choses qu’on est en capacité de faire : ça nous permet d’avoir une mesure, y compris par la fatigue.

Il s’agit aussi du problème de la spécialisation des tâches. Quand les salles font cela, elles sont pour moi déjà trop grandes : il y a quelqu’un qui fait la sécurité, quelqu’un qui s’occupe de la projection, quelqu’un qui fait la communication dans son bureau et ce ne sont pas eux qui vont faire la programmation. Et ensuite dans aucun cinéma le programmateur ne vient dans la salle rendre véritablement compte de ses choix. Alors que dans nos banquets, par exemple, nous nous exposons toujours aux spectateurs pour répondre de nos choix (de manière douce, la plupart du temps). Au fond, c’est facile : on a aimé le film, on était présent à l’introduction, au moment du repas aussi, on a revu le film avec les spectateurs, on a pris soin des conditions de leur projection… C’est cela qui nous différencie de n’importe quelle autre entreprise.

Une des grandes impasses de la culture, à mon avis, relève du fait qu’on programme pour ceux qui nous ressemblent – si on est dans une salle notamment. Si nous ne voulons pas que cela arrive, il faut qu’il y ait des intermédiaires entre nous et les nouveaux : ce n’est pas nous qui allons les trouver, les nouveaux. Par contre, les gens qui vont venir, embarquent d’autres gens. Sur cette dynamique nous pouvons travailler. La crise culturelle est liée à une histoire de confiscation. Dans les grands équipements culturels, la programmation est confisquée. C’est en partageant la capacité de programmer qu’on obtient une capillarité où chacun va ramener une autre personne en se sentant impliqué. Alors que quand on se spécialise, quand on travaille en pyramide, cela ne peut pas se passer… Entre autres à cause d’un véritable mépris qui s’opère : en ramenant chacun à « sa place ».

Propos recueillis par Jacopo Rasmi
(Grenoble, le 23/5/2018)

1 Ancien lieu occupé qui, depuis 30 ans environ, propose du cinéma et de la musique expérimentaux à Grenoble selon une économie non salariée et entièrement autogérée : https://le102.net

2 Une des deux grandes scènes nationales de la métropole grenobloise.

3 Petit espace théâtral dans le vieux quartier grenoblois de Saint Laurent. Il s’appelle maintenant Midi Minuit : https://collectifmidiminui.wixsite.com/midiminuit

4 Atelier de sérigraphie et micro-impression situé à Fontaine, dans la métropole grenobloise : https://3615fluo.net