Les signes s’accumulent au fil des années et des mois. Non seulement « la montée de l’extrême-droite », selon la formule consacrée, mais l’émergence d’une extrême-droite mutante (alt-right), qui défie les radars de l’ancien régime démocratique et affole les boussoles idéologiques. Non seulement une xénophobie rampante, mais le cautionnement des politiques migratoires les plus répressives par certains ténors de la social-démocratie (au Danemark). Non seulement une perte d’influence des partis traditionnels, mais l’irruption majoritaire d’OPNIs (Organisations Politiques Non-Identifiées), prenant le pouvoir en confondant toutes les prédictions de long terme (Macron, Melloni). Non seulement les lentes dérives de « déviationnistes » opportunistes, mais la convergence désarçonnante entre des mouvements jugés incompatibles, comme l’homonationalisme (racisme gay), le fémonationalisme (féministes souverainistes) ou l’écofascisme (quand la nature s’identifie à la souche). Non seulement le balancement d’essuie-glace qui fait alterner la droite et la gauche au pouvoir, mais des fuites en avant dans des paris hasardeux et improbables (Brexit, Trump). Autant de symptômes d’une reconfiguration profonde de nos repères politiques qui laissent les (anciennes ?) forces « de gauche » dramatiquement déboussolées.
Trois facteurs de diagonalisme : multidimensionalité, épidémiopolitique, communautés spéculatives
Pablo Stefanoni a très bien cartographié et analysé les déplacements sismiques de ce type, avec un titre saisissant : la rébellion est-elle passée à droite1 ? Sur les questions du « wokisme », des revendications féministes ou homosexuelles, de la dénonciation du passe vaccinal, du néolibéralisme ou de l’écocide, il parcourt des continuums déroutants entre ce que nous pensions être exclusivement de droite ou de gauche. En 2021, après quelques mois de manifestations de rue contre les mesures anti-Covid (confinement, obligation du masque, de la vaccination), William Callison et Quinn Slobodian parlaient de diagonalisme pour décrire les mobilisations allemandes où les critiques (de gauche) de Big Pharma défilaient côte à côte avec des critiques (de droite) de l’« État profond », où des écologistes (de gauche) et des défenseurs (de droite) de « la famille traditionnelle » dénonçaient ensemble le caractère « anti-naturel » de la PMA, où des autonomistes (de gauche) et des libertariens (de droite) prônaient la fuite des villes corrompues et la constitution de communautés survivalistes2. De telles diagonales affolent les boussoles de nos démocraties dont l’espace mental autant que la répartition des sièges dans l’hémicycle parlementaire reposaient sur la polarité unique gauche vs. droite.
Certains se lamentent de ce « confusionisme3 ». D’autres plus nombreux annoncent depuis des décennies le dépérissement de la polarité gauche-droite. Parler de diagonalisme invite à explorer une troisième voie. Même si un axe structurant continue à opposer de façon binaire des politiques progressistes (de gauche) à des politiques réactionnaires (de droite), nos scènes politiques seraient à concevoir comme des espaces multidimensionnels, avec d’imprévisibles possibilités d’agrégations diagonales organisées selon des champs magnétiques superposés, dont les agrégateurs sont parfois contradictoires entre eux4. On qualifie de populistes, opportunistes, démagogues, conspirationnistes, bullshiters, celles et ceux qui ont développé une habileté à louvoyer dans ces eaux tourbillonnantes. Le ressort de leurs victoires serait à situer dans indifférence envers quelque attachement idéologique que ce soit : tout slogan viral, tout mécontentement, toute frustration, toute colère serait bonne à prendre pour accumuler du pouvoir, sans aucune fidélité ou sans aucun esprit de conséquence à respecter envers qui ou quoi que ce soit.
De nombreuses analyses ont attribué ce déboussolement idéologique à une mutation anthropologique en cours. Le XXIe siècle serait entré dans une ère « post-historique » (Vilém Flusser), où les agrégations politiques ne seraient plus à attribuer à des « agents historiques » animés par une volonté ou une rationalité politiques, mais à des organismes évolutifs animés par à des contagions affectives, des syntonies vibrationnelles et des résonances sympathiques (Franco Berardi, Brian Massumi, Mark Hansen, Thierry Bardini, Frédéric Bisson). Nos modalités de communication (en réseaux digitalisés et plateformisés) seraient la cause de la déliquescence (ou de la mutation) de ce qui s’appelait jadis « politique » mais qui mériterait désormais de recevoir un autre nom, pour prendre acte de la mutation de nos démocraties historiques en organismes épidémiopolitiques.
Dans un ouvrage récent, Aris Komporozos-Athanasiou identifie une autre évolution sociale poussant nos communautés politiques en direction d’une volatilité diagonaliste. La financiarisation de la vie quotidienne5 ne consiste pas seulement à faire de chacun·e de nous un·e petit·e investisseur·e cherchant à maximiser ses retours sur investissement, comme l’annonçait Michel Foucault depuis ses cours au Collège de France. La domination du monde social et de la sphère économique par la logique de la finance induit aussi l’avènement de ce que Komporozos-Athanasiou appelle des communautés spéculatives, qu’il caractérise (a) par leur vive conscience de devoir faire face à une incertitude radicale face à l’avenir, (b) par le comportement spéculatif qu’elles développent face à cette incertitude, oscillant entre (c) une aspiration désespérée à se protéger par des dispositifs assuranciels et (d) une tendance irrésistible à se laisser emporter dans des paris hasardeux6. Bien au-delà des fantasmes ou des pratiques de boursicotage amateur, le tropisme spéculatif informe une opérationalité politique. Les communautés spéculatives misent sur des partis improbables (les OPNIs), valorisent des gestes de résistance inclassables (les gilets jaunes), se coagulent autour de causes imprédictibles (l’opposition aux vaccins). Leur politique est moins une affaire d’engagement que de pari, moins une coalition de militant·es qu’un rassemblement de bears et de bulls (comme sur les marchés financiers).
Ce trois facteurs de diagonalisme – la multi-dimensionalité des tensions sociales, l’épidémiopolitique des agrégations électorales et la coagulation spéculative des communautés – constituent des apports indispensables pour réévaluer, re-dimensionner, reconfigurer les interventions politiques qu’il est plus urgent que jamais de mettre en place face aux périls présents et à venir. En s’intéressant aux mouvements de surface des fluctuations des opinions, des débats et des législations, ces approches risquent cependant de nous aveugler à des déplacements telluriques plus souterrains, plus lents, plus transnationaux, et peut-être plus inquiétants encore. Considérés avec davantage de distance et d’altitude, les louvoiements superficiels des contagions affectives et des viralités spéculatives pourraient bien apparaître comme des réactions épisodiques causées par des restructurations plus profondes.
Le besoin de réassurance
L’un des mérites majeurs de l’analyse des communautés spéculatives est de toucher au cœur de la profonde ambivalence des mécanismes de spéculation financière. La gauche traditionnelle a parfaitement raison de dénoncer l’appareil de capture de richesses qu’ils constituent au profit d’une obscène minorité de milliardaires – ainsi qu’au profit d’une classe beaucoup plus large de rentiers venant des pays riches constituée à travers les fonds de pensions par capitalisation. Elle refuse toutefois à tort de mesurer la dimension assurantielle qui est (cyniquement) affichée comme sa justification par les apologistes de la finance et de la domination capitaliste. Et pourtant, à la fois les actions échangées en bourse et l’invraisemblable quantité de produits dérivés qui s’y sont greffés au cours des dernières décennies fonctionnent comme des paris sur le futur, dont une des logiques fondamentales consiste à anticiper des opportunités ou des problèmes à venir. Voilà plus de trois siècles que arguments s’échangent et se contredisent pour montrer que la spéculation financière est à la fois fonctionnelle et parasitaire, à la fois instrument de spoliation et technique d’appréhension du futur7. Lorsqu’Aris Komporozos-Athanasiou décrit nos comportements politiques actuels comme relevant de communautés spéculatives, c’est aussi pour suggérer qu’ils répondent à une profonde inquiétude envers l’avenir, prête à se tourner vers tout ce qui est susceptible de les rassurer – voire de les ré-assurer, au double sens où l’on parle de « ré-assurance » pour désigner ces méta-assurances (au deuxième degré) en charge d’assurer les assureurs et où les milieux complotistes de l’alt-right parlent de « ré-information » pour désigner des organes de diffusion alternatifs non-soumis au régime général de pilule bleue de l’establishment-Matrix8.
Ce besoin de ré-assurance se manifeste entre autres dans ce qu’on appelle (à tort) le « retour du religieux ». Aussi bien les socialités fortes ré-établies par certaines formes d’islamisme radical dans des populations délaissées par les services de l’État que le repli crispé sur les normes de la famille traditionnelle proposé par les évangélistes aux quatre coins de la planète sont à envisager comme des réponses à ce besoin de ré-assurance. C’est probablement de la même manière que sont à envisager les politiques sécuritaristes et anti-immigration sur lesquelles surfent les entrepreneur·es de salut public des partis de la droite plus ou moins extrême – et il ne faut pas s’étonner de la proximité entre cette extrême-droite et certains de ces courants religieux (pas tous, bien entendu).
L’étau réactionnaire de la strangulation qui vient
Si le caractère réactionnaire de ces réponses théologico-politiques a de quoi inquiéter profondément les forces progressistes, c’est que ces dynamiques de réassurance semblent terriblement convergentes avec ce qui est déjà largement promu comme un nouveau « sens de l’Histoire ». C’est depuis les milieux de la gauche la plus radicale qu’émane, depuis de nombreuses années, l’avertissement du caractère écologiquement insoutenable de la société de consommation qui a porté les commodités de la vie quotidienne occidentale à un sommet de luxe largement partagé au sein des classes moyennes blanches. Que les critiques du Capitalocène parlent de la « fin de la nature à bon marché » (the end of cheap nature), que les Verts parlent de « décroissance », que les collapsologues annoncent « l’effondrement », tous martèlent un même message, que les électeurs séduits par l’extrême-droite entendent haut et fort : le confort dont vous (Blancs des classes moyennes) jouissez depuis quelques décennies (avec vos voitures, pavillons, loisirs, gadgets et vacances exotiques) se trouve menacé à très court terme aussi bien par les aspirations (en principe légitime) des autres parties du monde à le partager (mondialisation, globalisation, migration) que par l’épuisement rapide des ressources qui l’ont temporairement permis (changement climatique, augmentation des prix de l’énergie, surconsommation d’eau, appauvrissement des sols agro-industrialisés).
Tout un discours désormais mainstream a repris à son compte ce que l’on peut appeler une menace de strangulation en brandissant cette inquiétante perspective d’avenir à laquelle se trouvent faire face les classes moyennes des pays démocratiques du Nord – ainsi d’ailleurs que les populations qui croient partager une partie de leurs privilèges, ou qui aspirent à la partager, dans les autres régions du monde. Exposées à de tels discours, ces populations vont vite se trouver en besoin proprement désespéré de ré-assurance. La plupart des indicateurs actuels d’évolutions futures, compilés par les offices gouvernementaux eux-mêmes, conduisent à penser que ce besoin sera de plus en plus intense, et de plus en plus désespéré, au fur et à mesure que nos institutions démocratiques à fonction régulatrice s’avèreront incapables d’opérer les bifurcations radicales nécessitées par les contraintes écologiques et les aspirations à la justice.
Cette perspective strangulatoire est aujourd’hui explicitement agitée par les mouvements survivalistes ainsi que par tout une gamme de médias et de figures intellectuelles allant de Thinkerview à Piero San Giorgio en passant par Aurélien Barrau. Les voix qui alimentent ces angoisses strangulationnistes sont souvent accusées de conspirationnisme. Qu’elles dénoncent un complot de Bill Gates et du Deep State ou qu’elles soulignent les aberrations des biocarburants et des voitures électriques, qu’elles accusent le capitalisme ou les réglementations anti-Covid, elles ont en commun de peindre une big picture de nos évolutions sociales planétaires qui fait apparaître le big lie lénifiant sur lequel reposent ensemble notre business as usual et notre politique as usual. Aux anti-conspirationnistes qui les accusent de propager des peurs irrationnelles et de nous plonger dans une ère post-vérité, elles ont beau jeu de rétorquer que ce sont nos démocraties as usual qui nous bercent dans l’énorme mensonge d’une ère pré-vérité – celle où le calcul de la croissance du PIB était censé suffire à orienter nos politiques de « développement ».
La nouveauté est que, dans sa rhétorique générale (souvent fumeuse) sinon dans ses implications politiques concrètes (potentiellement radicales), ce discours strangulatoire annonçant le rétrécissement des conditions du bien-être se voit désormais relayé par les plus hautes instances du pouvoir d’État, avec un Président français qui annonce le 24 août 2022 « une grande bascule » ou « un grand bouleversement » sanctionnant « la fin de l’abondance ». Ce à quoi on assiste ressemble bel et bien à une prise en étau : ici aussi les boussoles traditionnelles s’affolent puisque, de l’extrême-gauche (écologique) à l’extrême-droite (survivaliste), en passant par le centre macronien, toutes les voix s’accordent à annoncer la strangulation de ce que l’écrivain camérounais appelle la « zone de commodités » à laquelle se sont habitués les habitants de « Whiteland9 ».
Or force est de reconnaître que ces peurs de strangulation sont tout sauf irrationnelles. Agiter à leur propos le spectre du conspirationnisme ne conduit qu’à les aviver. Notre moment actuel se caractérise par une double impasse. D’une part, les causes (bien réelles et très rationnelles) de ces angoisses de strangulation font l’objet de la part des gouvernants d’un double discours relevant à la fois de l’instrumentalisation (pour justifier l’austérité ou l’élévation de l’âge de la retraite) et de la dénégation (puisque les mesures réelles et potentiellement traumatiques d’une bifurcation radicale mais nécessaire sont indéfiniment repoussées au prochain quinquennat). D’autre part, les solutions les plus couramment évoquées pour ré-assurer nos populations angoissées relèvent d’une rationalité réactionnaire (souverainisme, sécuritarisme, fermeture des frontières) dont l’extrême-droite sait habilement faire son beurre électoral.
Cet étau qui se resserre autour de nous était déjà décrit en 1990 par l’écrivain congolais Sony Labou Tansi lorsqu’il dénonçait « la gabegie du jetable » dans laquelle se complai(sai)t « l’archipel des nantis », conduisant à « une guerre des mondes, celle qui opposera désormais le centre du monde nanti à ses différentes périphéries proches ou lointaines, à moins que les forces de la solidarité interplanétaire ne l’emportent sur toutes les logiques d’esclavagisation10 ». Sous la menace d’une telle « guerre des mondes », on peut se demander si, davantage qu’à précipiter l’insurrection qui vient, une certaine tonalité apocalyptique des discours radicaux contemporains contribue peut-être surtout à alimenter la peur de la strangulation qui vient.
Le pivot du souverainisme à la solidarité planétaire
Dans Où atterrir ?, Bruno Latour décrivait un pivotement à 90° des positionnements politiques hérités de la modernité. Un « front de modernisation » orienté par la polarité traditionnelle gauche-droite confrontait jusqu’il y a peu l’avancée des politiques « progressistes », portées par le perfectionnement des technologies et l’élévation des niveaux de vie, aux résistances des pensées et des intérêts « réactionnaires », s’accrochant à des discriminations périmées et à des privilèges obsolètes. Du point de vue de la « gauche », qui est celui dans lequel une revue comme Multitudes s’est toujours inscrite, fût-ce implicitement, les notions mêmes de « politique » et de « démocratie » étaient structurées par un certain « sens de l’Histoire », qui pouvait certes connaître des reculs momentanés, voire des contre-révolutions durables (comme le néo-libéralisme), mais qui n’en demeurait pas moins un principe d’orientation inquestionné.
Le mouvement de pivot analysé (et promu) par Bruno Latour repositionne les interventions politiques autour d’un nouveau front opposant un « attracteur HORS-SOL », identifiable au Trumpisme défendant les commodités des nantis du Whiteland en promettant de Make America Great Again (MAGA), à un « attracteur TERRESTRE », dont Sony Labou Tansi synthétisait bien les principes en soulignant « l’apparition d’un destin commun à tous les humains (écologie, matières premières vues à la lumière du juste prix) » et en appelant à « instituer la solidarité comme une nouvelle règle d’or du jeu mondial à côté de la notion déjà très fragile de droit à la puissance11 ». Le nouveau front issu de cette opération de pivot instaure « un conflit entre les HUMAINS MODERNES qui se croient seuls dans l’Holocène en fuite vers le Global ou en exode vers le Local, et les TERRESTRES qui se savent dans l’Anthropocène et qui cherchent à cohabiter avec d’autres terrestres sous l’autorité d’une puissance sans institution politique encore assurée12 ».
Les différentes manifestations de diagonalisme sont à envisager comme autant de tâtonnements générés par cette vaste opération de pivot. L’étau dans lequel une menace de strangulation fait actuellement le jeu de l’extrême-droite résulte très précisément de nos difficultés à instituer politiquement l’attracteur Terrestre et la solidarité à l’échelle des quartiers ainsi qu’à l’échelle planétaire. En précisant que « cette guerre, à la fois civile et morale, divise de l’intérieur chacun d’entre nous », Latour (parlant depuis le Whiteland) souligne bien que la « guerre des mondes » de Sony Labou Tansi ne saurait se gagner à coup de matraques ni à coups de missiles. Nous n’échapperons par le haut à l’étau des angoisses strangulatoires et des myopies réactionnaires qu’en apprenant à concevoir les luttes pour le Terrestre et contre de Hors-Sol sur le terrain où la droite a appris depuis longtemps à les situer – celui des guerres culturelles.
Extension culturelle du domaine des luttes démocratiques
En 1996, quelques mois après la mort précoce de Sony Labou Tansi, Samuel Huntington publiait son ouvrage tristement célèbre sur Le choc des civilisations (The Clash of Civilizations and the Remaking of World Order). Il donnait ainsi forme à une perception de la « guerre des mondes » articulée en termes d’incompatibilités des cultures, dont les exploitations principales opposent aujourd’hui « l’Occident » à « l’Islam » (ou au « Confucianisme »). À travers les images de la Welfare Queen popularisée par les campagnes Ronald Reagan pour faire croire que les assistées (noires) roulaient en Rolls Royce, des femmes musulmanes voilées ou de la veuve de l’île de Ré agitée par Nicolas Sarkozy pour montrer que l’impôt sur la fortune étranglait les honnêtes gens, et jusqu’aux dénonciations récentes des méfaits du « wokisme » et de « la théorie du genre », les guerres culturelles ont été agressivement menées par la droite, avec pour résultat de mettre les politiques de gauche sur la défensive, au point de paralyser presque entièrement leurs efforts pour imposer un agenda capable de faire émerger un attracteur Terrestre de solidarité planétaire. Or, dès lors que la guerre des mondes « à la fois civile et morale divise de l’intérieur chacun d’entre nous », c’est bien du côté d’un pivotement culturel (plutôt que d’une guerre des tranchées) que les forces doivent se porter.
Il convient sans doute ici de distinguer trois acceptions assez différentes qui méritent d’être distinguées entre elle lorsqu’on parle de « culture ». Une première acception (anthropologique) y voit une référence dénuée de tout jugement de valeur à un ensemble de représentations, de croyances, de rituels et de relations sociales, autour desquelles se structure et se reproduit une population humaine. À ce premier niveau, le défi du pivot progressiste consiste à inventer et aménager des modalités de négociations entre des valeurs et des injonctions culturelles qui sont parfois contradictoires entre elles, qui se juxtaposaient à la surface de la planète en s’ignorant mutuellement, mais qui doivent désormais apprendre à cohabiter en paix, en se respectant mutuellement et en se créolisant, au sein de nos sociétés devenues de plus en plus multiculturelles. Entre un idéal irénique d’amour mutuel et une menace dystopique de guerre ouverte, le défi consiste à pratiquer la désescalade pour faire évoluer les chocs (le clash de Huntington) en simples frictions.
Une deuxième acception (élitiste) fait de « la culture » (conjuguée au singulier) une acquisition de compétences sociales et intellectuelles informées des acquis du passé et des connaissances du présent pour mieux équiper les individus face aux problèmes à venir. Si cette référence à la culture a surtout servi à maintenir une domination de classe d’élites prétendument « cultivées » contre des multitudes prétendument « incultes », on peut toutefois lui reconnaître le mérite de valoriser un travail d’auto-formation collective facilitant la considération, l’étude et la réflexion distanciée sur les normes culturelles elles-mêmes, leur histoire, leurs valorisations contrastées. En d’autres termes, le développement d’une capacité dialogique de réflexion promue dans l’idéal de la culture nourrit une compétence extrêmement précieuse lorsqu’il s’agit de négocier pacifiquement la cohabitation des cultures au sein de nos sociétés multiculturelles.
Enfin une troisième acception (sociologique) des cultures (conjuguées au pluriel comme autant « sous-cultures ») y voit des formes de pratiques, de création et d’auto-design propres à un certain groupe social au sein d’une société – conduisant à parler de « culture gay », de « culture hip hop » ou de « culture foot ». La sociologie et les Cultural Studies nous ont appris à remettre en question la hiérarchie héritée entre la (haute) culture sacralisée par les groupes dominants et les (sous-)cultures pratiquées par les groupes dominés – au nom d’un pluralisme qui considère toutes ces formes de vie comme ayant potentiellement leurs mérites et leurs limitations propres. Cette troisième acception est centrale pour notre réflexion sur la démocratie : c’est en effet par l’activisme indissociablement politique, artistique et expérientiel de ces sous-cultures qu’ont été induites les plus grandes évolutions politiques des dernières décennies (antiracisme, revendications féministes, droits LGBTQ+, protection animale, neurodiversité). C’est sur le terrain de ces revendications et luttes entre sous-cultures que se mènent les guerres culturelles depuis un demi-siècle.
Tout autant que dans les compétitions électorales, c’est dans ces batailles d’opinions que se joue le destin du pivot à opérer pour déplacer le front des luttes démocratiques à venir. Et sur ce plan, les activismes d’extrême-droite se présentent eux-mêmes comme tentant de renverser une vapeur qui a largement favorisé jusqu’ici les positions progressistes. Même si les agitateurs anti-avortement et autres nostalgiques du vin rouge et saucisson paraissent regagner localement du terrain, ce sont bel et bien les revendications traditionnellement associées à la gauche qui restent victorieuses malgré la colonisation croissante des parlements par les partis réactionnaires. À leur manière, l’homonationalisme et l’écofascisme témoignent du succès des campagnes menées par les sous-cultures gay et écologistes pour faire passer leurs valeurs et perceptions initialement marginales auprès du plus large public. Considérées sous cet angle, les diverses formes de diagonalisme évoquées au début de cet article constituent aussi bien un hommage aux succès des forces progressistes qu’un péril envers leurs acquis toujours fragiles.
Spéculation contre strangulation
Si l’on s’accorde à identifier les conflits entre sous-cultures comme le terrain primordial sur lequel se gagneront ou se perdront les luttes démocratiques à venir, selon qu’elles parviendront ou non à échapper au resserrement actuel de l’étau réactionnaire pour opérer un pivot de l’Hors-Sol souverainiste vers une solidarité Terrestre, alors il convient, d’en tirer au moins trois implications.
La première tient en un principe d’humilité. Nos positionnements politiques ne sont pas supérieurs à nos appartenances à telle ou telle sous-culture : ils leur sont strictement équivalents. Celles et ceux qui agitent des principes universels, exigent des droits égalitaires, défendent le bien public ou prônent les valeurs du commun le font toujours depuis une sous-culture et à travers cette sous-culture. Dans les parlements, dans les médias ou dans les rues, la politique démocratique est à penser en termes de conflits, de convergences et de coalitions possibles entre sous-cultures.
La deuxième implication, qui découle de la première, nous pousse à placer l’activisme culturel au cœur de l’évolution de nos démocraties. Cela doit nous amener à concevoir qu’un jeu vidéo ou un film à succès emporte autant de puissance politique qu’une loi votée au Parlement. Cela doit également nous inviter à articuler plus finement les trois définitions de la culture esquissées précédemment : les sous-cultures (sociologiques) progressistes ont plus que jamais besoin de démocratiser la culture (élitiste) pour aider chacune et chacun à développer les prises de distance critique et les attitudes autoréflexives nécessaires à établir les espaces de négociation indispensables à transformer en simples frictions les potentiels chocs entre des cultures (anthropologiques) que rien n’a prédisposées à pouvoir cohabiter au sein d’une même société urbaine ou planétaire. Tout cela contribue à ériger les dépenses d’éducation, de recherche, de création culturelle et de soutien aux minorités au rang de priorités absolues de quiconque souhaite sincèrement prévenir la guerre des mondes.
La troisième implication touche à la définition et au statut des rationalités qui s’affrontent dans les guerres culturelles. Il importe de reconnaître que les solutions réactionnaires relèvent bel et bien d’une certaine rationalité – qui n’en est pas moins détestable et dommageable pour être rationnelle (au sein de sa perspective propre). Si les questions de migration jouent un rôle à ce point central dans les recompositions électorales actuelles, c’est que les mesures de verrouillage des frontières prônées pour protéger nos privilèges blancs paraissent relever d’une « politique de puissance » très raisonnable, au sein d’un monde dont on prévoit que les zones d’habitabilité se restreindront dramatiquement, poussant à terme des centaines de millions de réfugié·es sur les routes de l’exil.
De ce point de vue, la réaction xénophobe aux angoisses strangulationnistes n’est nullement irrationnelle : elle relève précisément d’une rationalité souverainiste qui fait le choix (funeste et détestable, raciste et myope) de ce que Sony Labou Tansi appelait « la guerre des mondes ». Défendre, comme le fait Multitudes, l’inéluctabilité d’une solidarité que le même auteur faisait nécessairement rimer avec planétarité relève d’une autre rationalité, que nous avons de bonnes raisons de préférer, mais qui n’a pas le privilège de la raison.
Sur cette question comme sur beaucoup d’autres, ce qui s’affronte à travers les luttes entre sous-cultures, ce sont deux grandes formes de rationalité entre lesquelles nous avons justement à opérer un pivot. Nos démocraties parlementaires héritent d’une rationalité d’investisseur individualiste, raisonnant par calcul de coût-bénéfice à court terme, selon des règles de procédures et de calcul préétablies, fondées sur un ensemble clos de données réputées consensuelles. Et le programme de la Macronie et celui du Rassemblement National (dédiabolisé) s’inscrivent dans la continuité de cette rationalité standard, l’un pour garantir le business as usual des banquiers d’affaires, l’autre pour rehausser les murs de la forteresse Whiteland. Tous deux disposent d’arguments rationnels pour défendre l’existant – même si tous deux croient pouvoir esquiver les questions inédites que pose le futur bien au-delà de l’existant.
Les communautés spéculatives analysées par Aris Komporozos-Athanasiou semblent animées par une autre forme de rationalité – une para-rationalité que le cognitivisme dominant, prisonnier des règles et des clôtures héritées, dénonce comme irrationnelle, complotiste, paranoïaque, magique. Il s’agit là d’une parationalité de spéculateur collectif, à travers laquelle prennent forme des communautés émergentes et souvent éphémères, reliées par un affect, un rejet ou un objectif communs, animées par un esprit de jeu qui pousse à faire des paris improbables dont les succès parviennent occasionnellement à faire basculer nos paysages politiques – avec pour exemples l’idée saugrenue de prôner le Brexit, de revêtir des gilets jaunes pour occuper des ronds-points, de réserver des places dans un stade où l’on n’ira pas voir Donald Trump ouvrir sa campagne électorale, ou de prendre d’assaut le Capitole.
Comme la spéculation financière, cette parationalité spéculative est potentiellement porteuse d’une efficacité magique d’ordre performatif : si nous sommes assez nombreu·ses à croire simultanément à la valeur d’une action (boursière ou politique), ce simple alignement de croyances (favorisé par certaines conditions de félicité) pourra rendre réel (actuel) ce qui était rêvé (potentiel, virtuel). Cette capacité à convoquer le futur pour le faire advenir en mobilisant le présent constitue le ressort proprement merveilleux de la spéculation (qui coexiste depuis toujours avec ses comportements parasitaires).
Les forces de gauche semblent avoir perdu le contact avec ce ressort de la spéculation, ce qui les condamne à nourrir les angoisses de strangulation et à resserrer l’étau de l’extrême-droite. Cela est d’autant plus dommageable que les conditions culturelles d’un pivotement vers un attracteur de solidarité Terrestre n’ont peut-être jamais été aussi favorables. Depuis quelques étés, les questions écologiques ont gagné une télégénie sans précédent : alors que la fonte des glaciers et la disparition de la biodiversité peinaient à sortir des discussions de colloques scientifiques, reléguées aux créneaux de fin de soirée sur Arte, elles font désormais la Une du téléjournal de 20 heures, avec des successions sécheresses et d’inondations poussant le très officiel Antonio Guterrez à répéter mot pour mot les propos de la très (jadis) très marginale Greta Thunberg.
Les lamentations sur le confusionisme, le conspirationisme, l’ère post-vérité et la déliquescence des démocraties pointent le doigt vers de problèmes bien réels. Mais elles les situent dans le cadre d’une rationalité strangulationniste qui resserre l’étau électoral au lieu de forcer l’actualisation politique d’un pivot qui ne s’opère encore qu’au niveau des virtualités culturelles. L’analyse des communautés spéculatives suggère que leur confrontation à des situations d’incertitude peut aussi bien les pousser à faire des paris audacieux capables de précipiter l’avenir, qu’à tomber dans les bras de rassureurs patentés et autoritaires. Spéculation progressiste contre strangulation réactionnaire : voilà peut-être le principe de réorientation que nos démocraties peuvent tirer d’une politique des multitudes.
1Pablo Stefanoni, La rebellion est-elle passée à droite ?, Paris, La Découverte, 2022. Des extraits en sont publiés dans ce numéro de Multitudes.
2William Callison & Quinn Slobodian, « Coronapolitics from the Reichstag to the Capitol », Boston Review, 12 janvier 2021.
3Philippe Corcuff, La Grande Confusion. Comment l’extrême droite gagne la bataille des idées, Paris, Textuel, 2021.
4Voir Yves Citton, Contre-courants politiques, Paris, Fayard, 2019.
5Voir Randy Martin, The Financialization of Everyday Life, Philadelphia, Temple University Press, 2002.
6Aris Komporozos-Athanasiou, Speculative Communities. Living with Uncertainty in a Financialized World, University of Chicago Press, 2022.
7Sur les débats des années 1770, voir Yves Citton, Portrait de l’économiste en physiocrate, Paris, L’Harmattan, 2000, chapitre 10, p. 229-238.
8Sur les liens entre conspirationnisme et spéculation financière, voir l’article de Fabian Muniesa, « Paranoid Finance », Social Research, vol. 89-3, 2022, p. 731-756.
9Lionel Manga, La sphère de Planck, Sète, éditions Rot-Bo-Krik, 2022.
10Sony Labout Tansi, « Lettre aux intellocrates de la médiocratie parlementaire » (1990), in Encre, sueur, salive et sang, Paris, Seuil, 2015, p. 146.
11Sony Labou Tansi, op. cit., p. 145.
12Bruno Latour, Où atterrir ? Comment s’orienter en politique, Paris, La Découverte, 2018, p. 115.