Je me suis toujours senti immensément frustré par ma maîtrise très lacunaire de l’italien. C’est pourtant la langue maternelle de mon père, mais son usage ne m’a pas été transmis. Cette sorte d’angle mort identitaire m’a ainsi amené à imaginer, lors d’une résidence à Rome, une œuvre impliquant une intelligence artificielle rudimentaire qui, à partir d’un algorithme d’apprentissage, s’essaie inlassablement à assimiler cette langue. Son titre, Dislessia (dyslexie), rappelle par ailleurs phonétiquement cette étrange tendance à personnifier les IA par un prénom féminin se terminant par la lettre « a » (Eliza, Alexa, Alicia etc.).
J’ai ainsi conçu un générateur de phrases simples en italien, composées à partir de l’association arbitraire de noms et d’adjectifs, ou de pronoms et de verbes conjugués. Chaque phrase ainsi générée devient pour la machine la phrase cible à atteindre. Ensuite, le programme « élève » à l’aide d’un algorithme génétique utilisé en machine learning1 des « populations » de lettres d’abord tirées au hasard, jusqu’à reconstituer cette phrase cible par « mutations » statistiques successives. Ces mutations progressent de « générations » de phrases en « générations » de phrases, en s’affinant à chaque cycle. Une fois la phrase cible correctement reconstituée, le programme en génère une autre, puis recommence le même travail en repartant de zéro, et ainsi de suite indéfiniment.
La pièce présente un écran où les phrases « mutantes » apparaissent les unes après les autres. Celles-ci sont dans le même temps prononcées par un synthétiseur vocal qui ânonne ces énoncés d’abord très abstraits, progressant ensuite, petit à petit, vers un italien de plus en plus cohérent. La voix de synthèse désincarnée qui essaye, à force de répétition, d’accueillir les rudiments d’une langue, s’inscrit à sa manière dans le registre de l’absurde, entre une transposition vocale de Sisyphe roulant son rocher et un personnage de Beckett pris dans un cycle sans fin.
Ma frustration initiale s’incarne ainsi de manière tragi-comique dans l’expression de l’œuvre. Il y a quelque chose d’un peu ridicule dans ce programme qui balbutie cette logorrhée, d’abord très bizarre, puis de plus en plus proche d’un italien correct.
Le spectateur est ainsi invité à constater les efforts inlassables de la machine, qui au final ne peut que manipuler des suites de signes jusqu’à, d’erreurs en erreurs, trouver la combinaison adéquate pour recomposer la phrase cible en cours. Ces suites d’itérations produisent une sorte de bégaiement artificiel, qui toutefois humanise étrangement le travail de cette IA obstinée.
Se pose dès lors la question du sens : le logiciel peut mécaniquement valider l’exactitude d’un énoncé sur le plan formel et syntaxique, sans pour autant n’avoir ni la moindre notion ni encore moins la « conscience » de sa validité sémantique. Autrement dit, l’efficacité des machines numériques − IA en tête − réside avant tout dans leur capacité instantanée à manipuler des symboles encodés en langage binaire, en faisant totalement abstraction de la signification que ces symboles véhiculent une fois décodés, comme l’illustre la fameuse métaphore de la chambre chinoise qu’a proposé le philosophe John Searle pour contester qu’une machine puisse effectivement accéder à une forme de conscience2.
Dislessia, bien que reposant sur une version rudimentaire des technologies relatives à l’IA et au machine learning, accentue et joue de cette confusion entre la composante syntaxique de la pensée et du langage et la dimension sémantique vectrice de sens que porte cette syntaxe. Si la première est effectivement manipulée avec maestria par les intelligences artificielles génératives actuelles, la seconde demeure, quant à elle, uniquement accessible à la pensée humaine. Elle échappe encore, malgré ce que la terminologie d’« intelligence artificielle » laisse entendre, aux systèmes de traitements statistiques à grande échelle que sont ChatGPT et consorts.
Tout mon travail vise alors à perturber ce double niveau de sens, et à distiller une poésie irrationnelle logée au cœur du processus ici mis en œuvre. Plutôt qu’une reproduction réaliste des compétences sémantiques humaines, cette approche « bricodée » de l’IA donne au contraire à un spectateur humain l’illusion d’une subjectivité artificielle éprouvant les difficultés de l’apprentissage. Elle met ainsi en scène les effets de distorsion inhérents à son fonctionnement même.
1Les algorithmes génétiques appartiennent à la famille des algorithmes évolutionnistes. Leur but est d’obtenir une solution approchée à un problème d’optimisation, lorsqu’il n’existe pas de méthode exacte pour le résoudre en un temps raisonnable. Les algorithmes génétiques utilisent la notion de sélection naturelle et l’appliquent à une population de solutions potentielles au problème donné. La solution est approchée par « bonds » successifs.
2Une personne qui n’a aucune connaissance du chinois est enfermée dans une chambre avec un catalogue de règles (écrites dans sa langue) permettant de répondre à des phrases en chinois. Cette personne reçoit des questions (écrites en chinois) et, en appliquant les règles dont elle dispose, produit des réponses (en chinois) aux phrases reçues. Du point de vue du locuteur qui pose les questions, la personne enfermée dans la chambre se comporte comme un individu qui parlerait vraiment chinois. Mais, en l’occurrence, celui-ci n’a aucune compréhension de la signification des phrases qu’il ou elle transforme, et ne fait que suivre aveuglément des règles prédéterminées.