95. Multitudes 95. Eté 2024
Mineure 95. L’Europe fédérale, c’est maintenant !

Dix propositions
Pour saluer les vraies législatives européennes
Pour redonner une voix à la gauche dans la campagne de mai‑juin 2024

et

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Le dossier qu’on vient de lire se veut la contribution de Multitudes au débat de fond déjà ouvert par la Revue Esprit d’avril 2024 (# 508), Le projet européen à lépreuve1. Sans épuiser la richesse des perspectives ouvertes par chacune et chacun des contributeur(e)s de ce numéro, et encore moins les résumer, nous proposons au lecteur neuf idées phares, comme autant d’échos aux dix idées fausses sur l’Europe par lesquelles nous avions introduit cette Mineure.

1. Tout ce qui crée davantage de démocratie directe autour de l’élection de l’instance représentative du « démos » européen consolide l’Union Européenne actuelle à 27 membres et facilite l’intégration, de plus en plus difficile, quand on en ajoute 5 autres. Tant par son effectif que par son rôle qui s’accroît, l’Europarlement est l’instance la plus démocratique de la construction européenne. Il jouera un rôle capital dans la réforme de Traités qui est devant nous à court terme. Il doit avoir une véritable préséance institutionnelle face à des instances élues indirectement, c’est-à-dire à l’échelon national, ce qui veut dire « local » dans une perspective fédérale. La campagne électorale est beaucoup trop courte. Il faudrait trois mois, beaucoup plus de présence dans les médias de tous les pays membres, une véritable instruction civique sur son rôle, sur le programme détaillé des partis directement européens. Au lieu de cela, la Commission et le Conseil accaparent la vedette et ce qui se passe dans les enceintes parlementaires à Strasbourg et Bruxelles est relégué à une fonction technique subalterne, réservée aux spécialistes ou répercutée presque exclusivement par les parlements nationaux des États membres. Pour qu’il naisse des « tribuns » que Céline Spector appelle de ses vœux, il faut qu’ils soient européens et pas les sempiternels assistants de la représentation nationale. Par exemple, qu’ils parlent plusieurs langues et pas seulement le globish d’un pays qui vient de quitter l’Union.

2. L’extension des compétences de l’Europarlement sur des sujets de société éminemment politiques comme la qualification des violences sexuelles, par des termes qui entrent dans la langue institutionnelle du droit, entraîne un débat et un affrontement partisan indispensables à toute démocratie tonique. Cela touche la vie quotidienne du demos européen. La nécessité de transformer des textes constitutionnels fait aller le pouvoir judiciaire au delà du fonctionnement par « check and balance » (équilibre entre des pouvoirs séparés), caractéristique des États de droit. Les cours constitutionnelles européennes ont montré leur plasticité et leur capacité à évoluer.

3. Si l’on veut que de nouveaux acteurs qui naissent de la transformation de la société s’emparent des élections, et que ces dernières ne soient pas, telle une Chambre haute perpétuelle, le cliché trompeur des conservatismes ethnoculturels chers à la droite et à la droite extrême de toujours, il faut que ces questions nouvelles entrent dans le débat directement. Le même principe vaut pour les enjeux écologiques, comme pour une mise en application du principe de la subsidiarité : ce que l’on peut faire avec une égale efficacité au niveau local n’a pas besoin d’être confié à une instance supérieure (entendons, au niveau régional, national ou fédéral). Et réciproquement.

4. Âge décisif de la maturité pour une construction politique complexe, accouchée de façon longue, tortueuse, l’enjeu existentiel de la guerre possible et de la défense de soi, de ses valeurs introduit depuis le vrai début de la guerre en Ukraine (dès 2014 avec l’annexion de la Crimée), ne peut pas seulement se débattre et se décider au niveau de la Commission et du Conseil des chefs des États membres et encore moins des seuls parlements nationaux. La légitimité démocratique de décisions aussi importantes que de construire une défense commune, de participer en seconde ou première ligne à la guerre, implique un débat et une décision (approbation ou rejet) de la part de l’Europarlement. Ce n’est pas parce que nos amis du Royaume-Uni sont sortis de l’Union (en attendant éventuellement de revenir comme le chat des Histoires comme çà de Kipling) que nous pouvons faire moins à l’échelle de l’Union pour ce qui est de la décision de faire la paix ou la guerre que ce que prévoit la très vieille démocratie britannique. L’Europarlement doit avoir le dernier mot dans une décision aussi vitale.

5. Contrairement à ce que véhicule une version anémiée et fatiguée des Lumières, la Raison n’est pas l’ennemie des passions, des principes des droits de l’homme et de la démocratie. Pas plus que les passions ne sont le monopole de la droite ou des identitaires de l’Europe qui voudraient faire de la défense de la civilisation européenne blanche soi-disant « enracinée » à la Zemmour la pierre angulaire d’une idéologie chauvine européenne. Après avoir voulu un retour à l’Europe des seules nations (ce qui a fait flop, comme le Frexit d’Asselineau), ces confédéralistes trumpistes toujours prompts à dénoncer les empiétements de la « bureaucratie bruxelloise » deviennent les partisans de l’Europe pure, blanche, « ethnique ». Ils excitent les passions négatives, tristes. Face à cette vague populiste, le patriotisme constitutionnel d’Habermas ne suffit pas. Et ne pas dire que la tradition cartésienne française serait de refuser toute passion. Au contraire, sans passions joyeuses, la Raison ne saurait s’imposer. En matière d’éducation, le programme Erasmus peut et doit être étendu de façon à forger les Européens. Sans doute un programme linguistique faisant du maniement d’au moins trois langues européennes ne serait pas du luxe, tout comme la multiplication de séjours longs au sein de l’Union. À quand un Erasmus spécial dédié aux membres de l’Europarlement ?

6. Quelle est la proposition institutionnelle la plus susceptible de sauver l’Union Européenne d’un attentisme passif hors de propos, compte-tenu de l’accélération de l’Histoire ? Beaucoup de combinaisons ont été essayées en 70 ans d’histoire européenne. Des trésors d’ingéniosité, métissant les traditions nationales, ont été déployés, notamment le refus obstiné de choisir entre la formule confédérale et le fédéralisme. Il faut poser désormais la question d’un choix décisif pour le fédéralisme. Introduire la question fédérale dans le débat latent sur la réforme des Traités (liée à l’élargissement, un élargissement qui n’est pas un choix mais une nécessité historique) et faire de l’Europarlement le siège de ce débat plutôt que miser sur la « combinazzione » florentine des compromis au sein du Conseil ou de la Commission. Les conditions de ce saut fédéral ont été réunies déjà depuis la création de l’Euro, puis celle d’un véritable Trésor européen (endettement avec co-responsabilité des États membres pour une politique de santé, pour une politique industrielle commune et pour les bases d’une défense commune). L’écho qu’a trouvé la tribune cosignée dans Le Monde par Daniel Cohn-Bendit et Sylvie Goulart montre que la situation pour un « coming-out » d’un parti fédéraliste à Strasbourg est mûre.

7. Les questions de la crise du leadership franco-allemand et de l’exaspération des tensions entre grands et petits États (hier les petites nations de l’Europe du Nord-Ouest, aujourd’hui le pacte de Višegrad, demain celles des Balkans et de l’Est-européen) doivent s’exprimer, se formuler et être arbitrées ailleurs que dans les seuls Conseils et Commission, donc, au sein de l’Europarlement où il existe un respect des minorités et non un droit de véto « national » dont la Hongrie est devenue la caricature (même si des scènes dignes du Saint Empire romain germanique ont eu lieu récemment au sein du Conseil à propos de l’Ukraine). Exemple lamentable sur lequel la République tchèque ou la Slovaquie paraissent loucher à leur tour.

8. Longtemps, l’Union Européenne s’est affichée à l’avant-garde des principes de la Raison Écologique de la Planète et des Vivants, qui venait compléter le message traditionnel des Droits de l’homme. L’accélération de l’urgence écologique à niveau planétaire, la réactivité de grands empires unifiés comme les États-Unis ou la Chine qui sont passés aux travaux pratiques, le mûrissement de l’opinion publique y compris en Europe, mettent cruellement en lumière la procrastination européenne. Elle trouve sa justification dans les institutions actuelles qui font tout pour éviter le saut fédéral, même si chaque événement contraint accélère un fédéralisme rampant. Si les premiers pas vers une Union Européenne-puissance se faisaient au détriment du contrat implicite passé avec les citoyens d’un engagement exemplaire du vieux continent sur la lutte contre le réchauffement climatique et la destruction de la biodiversité, il y a tout à craindre que nous serions perdants sur les deux tableaux, celui de la puissance, tout court, comme celui de la confiance du mandat du Peuple européen. Un peuple proleptique vers l’avant et non pas la tambouille rance des agrégats réchauffés de la grandeur passée de l’Europe.

9. Fierté européenne. Rien ne se fait sans enthousiasme, sans confiance dans des valeurs partagées, sans mécanismes de passions joyeuses, d’affirmation. Face à la culture du ressentiment de l’Europe blanche, la gauche doit porter l’ouverture, la controverse, la critique sans relâche de l’Europe contre-révolutionnaire du Traité de Vienne et des Nations. Se souvenir fièrement, sans tous les tics identitaires, que les pères fondateurs de l’Europe étaient dans une situation catastrophique au sortir de deux guerres mondiales, de l’Holocauste et du Rideau de fer. Aujourd’hui que les variétés de socialisme autoritaire ne sont plus les modèles où l’Europe chercherait son chemin, où le libéralisme absolu n’a pas réussi à vaincre la protection sociale, l’État-providence, tout reste à inventer. En particulier, en matière de véritable égalité, sécurité. Les transformations très rapides du travail et de l’emploi ne peuvent se borner à attendre une résorption des disparités salariales entre États membres de l’Union Européenne et des effets positifs de la mobilité à l’intérieur de l’espace économique européen. Nos démocraties, aussi opulentes qu’elles aient été, n’ont toujours pas résolu la question de la pauvreté. On peut se poser la question d’un Abbé Pierre européen venant interpeller les eurodéputés sur ce que les merveilles de la technologie, du capitalisme numérique, des politiques d’innovation technologique ont apporté aux 15 à 30 % de la population. Dans le dossier d’Esprit évoqué plus haut, Paul Magnette, membre du Parti socialiste belge, souligne la lacune de l’Union Européenne qui expliquerait, selon lui, le ralliement des couches populaires délaissées à l’extrême-droite : le défaut de mise en place d’une protection sociale européenne au bénéfice de tous les sacrifiés de la mondialisation, ouvriers peu qualifiés, métiers tertiaires menacés par l’automatisation du travail, précaires en tout genre y compris dans les tâches du soin, de l’éducation. Il prône un plan de plein emploi, des hausses de salaires, une politique redistributive impliquant davantage d’imposition des plus riches. Bref, le programme classique de la gauche. Il est étrange que les transformations irréversibles du travail ne soient pas davantage prises en compte. Et qu’en particulier, la piste du revenu universel ou ses expérimentations concrètes ne soient pas même évoquées. Quand la question d’un revenu universel européen financé directement par l’Union comme puissant vecteur de rattrapage et de fédéralisation des politiques sociales sera-t-elle intégrée dans les programmes d’une gauche européenne pour reconquérir les couches populaires perdues ?

10. Mais un programme européen qui tourne le dos à une Europe fermée, raciste, recroquevillée sur la « Nation, ses pompes et ses œuvres », a pour pierre de touche la question de l’ouverture sur le reste du monde, le sujet concret de la libre circulation. Et par conséquent, des migrations internationales de réfugiés politiques comme de réfugiés économiques. Or la confusion institutionnelle confédéraliste a produit, avec la récente ratification par l’Europarlement du pacte sur les migrations et l’asile, l’exemple parfait d’une surenchère dans le sens des idées (si l’on peut appeler cela, des idées) de l’extrême droite, déjà amplement représentée au sein de la droite française par un Laurent Wauquiez ou un Éric Ciotti. Au mépris du moindre diagnostic rigoureux de la situation démographique et économique, qui montre que nous aurons tous (nous, Européens à 27 ou à 35 États membres) besoin de main-d’œuvre banale et qualifiée, dans les secteurs agricoles, industriels pour le réarmement industriel, dans les services pour pallier le désert médical et le vieillissement accéléré de la population, que nous aurons également besoin de femmes et d’enfants pour éviter le sort de la Hongrie (diminution nette de la population depuis plus de deux décennies), l’Europe est partie sur l’illusion trumpiste ou fasciste que l’Europe « fara da sé » (n’aura besoin de personne) comme disait Mussolini. Alors que la particularité de l’Europe depuis le néolithique et sans interruption, est d’avoir été un continent d’incroyables brassages ethniques (religions comprises), d’avoir produit les principes de la liberté de circulation, la vision d’une Europe forteresse ou citadelle menacée est un crime contre l’intelligence et l’humanité. Le pacte qui a été péniblement voté est une tache indélébile sur l’honneur de la bannière européenne. L’actuelle chambre de l’Europarlement restera marquée au fer rouge de cette concession stupide aux droites extrêmes. Et plus que tous, les députés de gauche ou les centristes de Renew. À quand une véritable discussion au sein de la Chambre législative européenne avec quelques analystes compétents sur une politique fédérale migratoire ? Il n’en manque pas. Et l’on pourrait attendre au XXIe siècle que les hommes politiques et hommes d’État sachent lire. À quoi bon jurer ses grands dieux que l’Europe suivra sur l’Ukraine et l’OTAN une voix opposée à celle de Donald Trump si c’est pour répéter les mêmes imbécillités que lui en matière de migrations internationales ?

1Contributions dAnne Lorraine Bujon, Céline Spector, Thierry Chopin, Lukás Macek & Sébastien Maillard, Alexis Prokopiev, Pal Magnette, Hans Kundnani, Martin Deleixhe & Justine Lacroix.