Yann Moulier Boutang : Du 6 au 9 juin 2024 auront lieu les dixièmes élections du Parlement européen. Qu’est-ce qui te paraît le plus important à souligner ?
Daniel Cohn-Bendit : On souligne partout le glissement à droite, voire à l’extrême-droite. Moi ce qui me frappe c’est l’absence de la gauche, voire sa crise. En France en particulier, il y aurait pu y avoir un grand coup qui mette fin à cette absence et cette crise larvaire : que la gauche sociale, écologiste et réformiste se soit rangée derrière Raphaël Glucksman autour d’un projet européen prônant la fédéralisation de l’UE. Oser penser les États-Unis d’Europe. Ce programme européen alternatif deviendrait une feuille de route pour l’élargissement et l’approfondissement de l’Union. Au lieu de quoi, on a la suite de la crise de la NUPES. Chacun des bouts de la gauche va de son côté. Les écolos et les socialistes gâchent une chance de passionner leurs électorats et de transformer le paysage politique.
Y. M. B. : Justement, cette atonie paraît surprenante compte-tenu de la situation, la crise du Covid, la guerre d’Ukraine, la guerre à Gaza.
D. C.-B. : Tu as raison, c’est ce que j’appelle les trois vraies insécurités que les gens veulent voir diminuer et dont ils veulent qu’elles soient traitées sérieusement.
La première, c’est l’insécurité sanitaire née autour de la crise de la Covid. Il faut voir ce qu’a provoqué la découverte de la dépendance de l’Europe en matière de médicaments, de vaccins. Il faut y rajouter en toile de fond la question de la santé en général et du système de soins, et tout ce qui va avec le vieillissement de la population, par exemple, en France, la crise des maisons de retraite privées.
La seconde insécurité qu’on est en train de découvrir, c’est les menaces sur la paix de notre continent sur son front Est, avec une vraie guerre en Ukraine depuis plus de deux ans. Si l’on y rajoute le conflit armé dans la bande de Gaza qui naît après les massacres du 7 octobre du Hamas sur la poudrière permanente Israël/Palestine, on peut dire que la situation n’a jamais été aussi tendue depuis la guerre froide.
Mais la troisième insécurité dont nous parlons, nous écologistes, depuis un demi-siècle, c’est celle de la planète, et elle a pénétré largement dans la population et plus simplement dans une minorité agissante.
Si bien que ces trois insécurités se renforcent. Même si l’extrême-droite cherche à surfer sur ce ressenti en le dévoyant sur la question de l’immigration. Celle-ci est devenue ou érigée par les sondages d’opinion comme la première cause d’insécurité alors que dans les chiffres, il n’y a ni invasion, ni grand remplacement. En tout cas pas plus que dans les années 1960-1990 quand la croissance économique provoquait la même demande d’immigrés et que l’Europe vivait encore dans l’idée d’un baby boom qui allait continuer.
D’un autre côté, il y a la réaction de la classe politique aux commandes des États membres de l’Union Européenne, particulièrement en Allemagne. Elle avait accepté de sortir de l’austérité budgétaire pour faire face à la crise exceptionnelle de la Covid, et commencé à engager un réarmement qui va de pair avec une réindustrialisation ou un nouveau type d’industrie. Cette classe politique appréhende la hausse des dépenses structurelles de santé, le coût de la transition écologique énergétique. Elle s’est mise à placer l’urgence écologique derrière les deux autres sources d’insécurité. C’est vrai pour l’Allemagne qui le dit ouvertement. C’est vrai pour la France qui en paroles, affirme ses engagements écologiques mais est en train de les faire passer loin derrière les urgences budgétaires. Et cela tombe mal, car le sentiment d’insécurité quant au futur de la planète est beaucoup plus répandu qu’il y a vingt ans. Il nourrit une angoisse peut-être plus profonde que les deux autres.
Il faudrait donc qu’à gauche, une classe politique responsable rejette la démagogie populiste qui surfe sur le sentiment d’insécurité en faisant des immigrés le bouc émissaire. Il faudrait qu’elle dise clairement de traiter les trois insécurités en même temps sans sacrifier les objectifs écologiques.
Y. M. B. : Certes, mais ne crois-tu pas que la situation économique actuelle rend ces objectifs difficilement compatibles ?
D. C.-B. : C’est là justement où je trouve que la classe politique qu’on retrouve dans les candidats aux élections de l’Euro-Parlement ne saisit pas la balle au bond, en profitant de ce que ce que les États membres ne peuvent pas faire chacun dans leur coin et que l’Union Européenne peut faire. Elle manque d’audace. Elle retombe dans l’orthodoxie budgétaire au moment où les États-Unis de Joe Biden donne un exemple de plan sans précédent pour transformer leur industrie autour d’un projet écologique très ambitieux. Peut-être les politiques européens n’ont-t-ils pas tiré les leçons de la crise de la Covid ?
Y. M. B. : Tu veux parler de l’emprunt contracté au niveau européen de 70 milliards d’euros par la Commission pour commander les vaccins et gérer la crise, sans compter les 750 milliards pour relancer la croissance économique (aujourd’hui déjà à 806 milliards d’euros) après l’arrêt provoqué par le confinement sanitaire ?
D. C.-B. : Exactement. Ce pas important, franchi comme toujours sous la pression d’une crise exceptionnelle, a levé l’opposition de l’Allemagne, habituellement appuyée par les pays frugaux (Pays-Bas, États baltes) à ce que l’Union Européenne puisse emprunter au niveau européen avec tous les États co-
responsables alors que jusque-là, chaque État était responsable de sa propre dette et pas de celle des autres. Donc l’Europe peut dépenser et emprunter pour financer sa politique.
Si l’Union Européenne se substitue partiellement aux États-Unis dans la fourniture des armes à l’Ukraine pour une centaine de milliards (et pas pour deux ou trois milliards), il faut aussi qu’elle emprunte une centaine de milliards pour tenir les engagements écologiques vitaux pour la planète. Sinon on déshabille Pierre, l’écologie, pour habiller Paul, l’Ukraine ou la réindustrialisation pharmaceutique.
Y. M. B. : Si je te suis bien, l’Europe est en capacité d’emprunter des sommes énormes (par exemple 300 à 1 000 milliards d’euros) par rapport à ce que chaque État peut faire individuellement ? Qu’est ce qu’elle peut donner comme garantie pour ce méga-emprunt ?
D. C.-B. : Exactement. La garantie de cet emprunt, c’est la puissance de sa population et de son économie qui en termes de PNB est la troisième du monde, derrière les États-Unis et la Chine (près de 16 000 milliards de dollars contre 26 000 pour les États-Unis et 21 000 pour la Chine). L’union européenne rassemble 416 millions d’habitants, sans doute le premier marché du monde.
Y. M. B. : N’as-tu pas l’impression que la chambre du Parlement européen reste encore très timide sur la politique économique, sur le domaine stratégique de la défense, de l’indépendance industrielle ?
D. C.-B. : Les pouvoirs du Parlement, la seule instance directement européenne élue démocratiquement, se sont accrus sans que cela soit encore perçu pleinement par le personnel politique qui est souvent national, un peu relégué à Strasbourg et Bruxelles, même s’il devient davantage européen au cours de son mandat. On peut dire que nous n’avons pas encore un personnel politique à la hauteur des enjeux, surtout ceux qui se pressent à notre porte aujourd’hui.
Y. M. B. : Pour augmenter la participation aux élections, seul moyen de réduire le vote des extrêmes, souvent anti-européen, faut-il dépasser la représentation des partis nationaux en créant des partis socialistes, verts, communistes, centristes directement transnationaux. Est-ce une solution ?
D. C.-B. : Avec le ratage de l’adoption d’une Constitution européenne en 2005 (opposition de la France et des Pays-Bas), cette voie ne s’est pas poursuivie. Mais il y a sans doute moyen de progresser dans cette direction, surtout en raison de l’urgence à devoir répondre à des questions de plus en plus vitales. On discute de la création d’un Commissaire aux questions de défense couvertes pour l’instant par le Commissaire au marché intérieur, Thierry Breton ; on parle aussi d’un éventuel budget européen. Déjà depuis 2015, donc les élections de 2019, le ou la Présidente de la Commission européenne doit réunir le double agrément du Conseil européen (l’instance confédérale représentant chaque État membre) et du Parlement européen.
Pour stimuler la participation aux élections de l’Europarlement, on pourrait imaginer que le bulletin de vote de chaque citoyen comprenne deux votes, l’un pour le parti en faveur duquel il se prononce dans son propre pays ; l’autre sur le nom du ou de la candidat(e) au poste de président(e) de la Commission, cette fois-ci au niveau européen. Les citoyens européens participeraient ainsi directement (dans une sorte de primaire) à l’élection du ou de la président(e), alors que cette élection est actuellement réservée au Parlement européen et à la cuisine interne des partis nationaux regroupés.
Aujourd’hui, par exemple, Ursula Van Der Leyen veut se représenter pour un deuxième mandat. Elle doit avoir l’aval du Conseil européen. Au Parlement européen, elle doit être avalisée par le Parti populaire européen (le PPE), majoritaire. Et tout ceci avec des couacs : la liste du parti français, Les Républicains, dont les députés élus siègent dans le groupe du PPE, vient d’annoncer que ses membres ne voteront pas pour son investiture, car elle est pour une poursuite des réformes des institutions de l’Union Européenne dans un sens fédéraliste.
Au risque de me répéter, la démocratisation de l’Union, sa responsabilisation face aux défis sociaux, climatiques et géopolitiques, passe par la fédéralisation. Sortir de la tenaille de l’unanimité, dépasser la gestion intergouvernementale pour faire émerger une gouvernance européenne efficace et plus démocratique.
Y. M. B. : Bref, du pain sur la planche ! Le navire Europe a encore du chemin à parcourir. Il flotte mais il ne coule pas. Merci d’avoir éclairé un peu les Européens de la seconde génération sur son cap souhaitable.
Entretien réalisé
le 3 mars 2024 à Paris