« Glittering skyscrapers, crowds of people pushed past vegetable stands
and collections of disembowelled electrical appliances…
This is the future and I am living in it. It is called Hong Kong »
Neon Tigers du groupe HKURBEX
Plongé·es dans le noir, et installé·es dans leur siège, face au grand écran, une femme et son jeune fils sont venu·es voir un film au cinéma du Golden Valley, dans le quartier de Sai Mau Ping à Hong Kong. Le cinéma a été récemment rénové mais, ces deux individus mis à part, les spectateurs se font rares ce soir-là et la salle est restée vide. Un incendie l’avait partiellement ravagé quelques années plus tôt. Le cinéma a par la suite rouvert ses portes, mais sans grand succès auprès du public. À la fin de la séance, le fils fait tout de même remarquer à sa mère que la salle s’est finalement drôlement remplie de personnes, au point de faire salle comble. Mais « ce » ou « ceux » que son fils a vus ne sont autres que les fantômes (gwai 鬼) des victimes de l’incendie. Depuis ce jour, une rumeur circule, relayée en ligne sur les réseaux sociaux, selon laquelle ce lieu est hanté.
Cette histoire me vient d’un ancien employé en bâtiment rencontré pendant le Yu Lan Zi (communément appelé Hungry Ghost festival en anglais) du quartier de Sai Kung. Bien d’autres m’ont été racontées pendant mes huit mois de terrain dans l’archipel en 2021. Ce qui m’intéresse ici concerne moins l’analyse du contenu des récits (Zeitlin, 2017) et rumeurs de fantômes (Bosco, 2003 ; Eberhard, 1971), que la viralité de ces rumeurs, ce(ux) qu’elles charrient non seulement dans leur mise en scène (Holloway, 2010) mais aussi dans leur circulation.
En cantonais, le terme gwai (鬼), traduit ici par le terme « fantôme », a d’abord été employé pour désigner ce qu’il reste du défunt après qu’on a disposé de son cadavre. Le terme est parfois traduit par « âme » en français, ou « fantôme », bien qu’il s’agisse dans la cosmologie chinoise davantage d’une phase, d’un état transitoire du mort, avant que celui-ci n’accède idéalement à une forme de salut (Goossaert, 2017, para 2). En l’absence de descendants pouvant prodiguer les rites funéraires appropriés cependant, et dans les cas de morts violentes dites « non naturelles », survenues par accident, suicide ou meurtre, les morts entrent dans un devenir-fantôme. À Hong Kong, les fantômes peuplent les industries dont on dit qu’elles sont Lo Pi Man (« slanted door industries ») (Martin, 2016), comme celle de la construction mais aussi celle du cinéma, de la prostitution, des jeux d’argent, et autres « side businesses » dont la marge de succès est toujours incertaine.
Je me suis rendue sur les lieux du cinéma de Golden Valley laissé à l’abandon depuis trente ans en septembre 2021. Le bâtiment est un énorme bloc de béton gris-beige, à l’apparence d’un blockkaus indestructible, imposant, et duquel se dégage une impression de suffocation. Sa façade est trouée de seulement quelques petites fenêtres dont l’une est entre-ouverte, laissant suggérer que le lieu est bel et bien habité. S’il est habité par ce(ux) que l’on appelle des fantômes, je ne sais pas. Mais il l’est en tout cas de présences tout aussi furtives, en quelque sorte tout aussi spectrales, et qui laissent pour toutes traces de leur passage des trous dans les plaques de tôle flambant neuves installées par la ville pour boucher les entrées du cinéma. Ces plaques en recouvrent d’anciennes, plus rouillées, travaillées par l’acidité de la pluie, qui ont aussi été trouées et débouchent dans les entrailles, fraîches, de la bâtisse. Dans une ville où les habitations se font excessivement rares et chères, il n’est pas difficile d’imaginer qu’un lieu inoccupé ne le reste jamais très longtemps.
Il est presque midi et le soleil est assommant. Un de mes acolytes explorateurs avec qui j’ai rendez-vous doit bientôt me rejoindre. En attendant, je colle au bâtiment pour me loger dans l’ombre de l’un de ses angles et fais un premier tour des lieux en longeant les murs depuis l’extérieur. Le quartier résonne de bruits tonitruants. Un site de construction est adjacent au cinéma. Les ondes vibratoires traversent les corps de chair et de béton alentour. Des sites de construction comme celui-là parsèment la ville entière où sans cesse de nouveaux immeubles, toujours plus hauts, poussent comme des champignons dans les ruines des précédents. Le cinéma Golden Valley va lui aussi être englouti par le site de construction adjacent. Un avis de démolition a été placardé sur les murs et sa reconversion en un centre culturel du cinéma hongkongais est annoncée pour 2024, trente-deux ans après sa fermeture définitive en 1992 (Steheadline, 2021).
Dans une ville comme Hong Kong, si densément peuplée et connue pour être une des plus chères au monde, il paraît paradoxal que la ville recèle tant « d’espaces morts » laissés vacants et à l’abandon. Les lieux portant les stigmates des fantômes peinent à trouver repreneur et à être rénovés ou même rasés pour être reconstruits. Les morts et leurs fantômes « collent » et ces stigmates sont indélébiles. Les agences immobilières sont légalement tenues de divulguer ce genre d’information aux potentiel·les acheteur·ses. Aucune personne originaire de Hong Kong ne se risquerait à acheter un bien hanté, précisément parce que sa valeur est difficilement récupérable. Les agences immobilières sont elles-mêmes réticentes à faire visiter ce genre de biens. Je demande à Bertrand, un agent immobilier rencontré au détour d’un autel de fortune (aussi en proie à la démolition), comment ces biens immobiliers que l’on dits hantés, touchés par les morts, sont appréhendés dans son milieu. Bertrand est un Français expatrié depuis des années à Hong Kong. Depuis quelque temps, il travaille pour une agence immobilière locale et est chargé de développer la clientèle étrangère « gwai lo (鬼佬)1 ». À peine ma question posée, il m’interrompt :
« Je t’arrête tout de suite ! On touche pas à ça ! C’est pas que je suis superstitieux, mais on est tous un peu superstitieux après tout ! Je n’aimerais pas que ça me retombe dessus. Que je vende un bien à cette personne et qu’il lui arrive quelque chose, ou que je la croise dans Sai Kung, et que j’ai à me confronter à son regard… Sai Kung est un grand village, tout le monde ne se connaît pas personnellement, mais tout le monde sait ce que tu fais. »
Bertrand ne propose jamais à ses clients un appartement qui serait (« au conditionnel », insiste-t-il) « hanté ». Même si une cliente était intéressée par un bien hanté, Bertrand m’assure que cela ne passerait sûrement pas auprès de la secrétaire qui, quand elle s’apercevrait de la chose en cherchant dans la base de données, s’y opposerait certainement. Par respect pour son patron et son équipe, Bertrand ne « touche » pas aux biens hantés. Intouchables, donc, les biens hantés sont une opportunité teintée de malchance aussi bien pour les acheteurs que pour les vendeurs.
Des économistes basés à Hong Kong se sont penchés sur l’effet de débordement (spillover effect) des morts sur le prix des appartements (Bhattacharya, Nielson & Huang, 2021). Après avoir récolté toutes les données auprès de la Cour du coroner de Hong Kong, ils ont pu recenser et cartographier les propriétés touchées par des morts dites « non naturelles ». D’après leur analyse, ces propriétés se déprécient de 20 % à 30 % en fonction de la brutalité de la mort de l’individu sur un périmètre plus ou moins étendu au-delà de la propriété touchée. À mesure que l’on s’éloigne de l’épicentre de la zone pour ainsi dire « contaminée » par la mort, l’intensité de l’effet de contagion et de dépréciation se propage de manière décroissante sur l’ensemble des propriétés alentour.
En affectant négativement les prix de l’immobilier, les fantômes semblent a priori faire obstacle à ce que l’on appelle en économie la liquidité d’un marché immobilier (celui de Hong Kong étant l’un des plus liquides), soit la vitesse de transaction de biens. En thermodynamique, le pendant de cette notion de liquidité correspond au concept de viscosité et désigne la vitesse de propagation d’un liquide. Ce terme a été repris en sciences sociales par le géographe culturel Arun Saldanha (2007) pour penser la blanchéité comme « machine » deleuzienne.
Par « viscosité », Saldhana veut parler de la manière dont la racialisation des corps se manifeste dans leurs manières de « coller » au territoire, dans leurs modes d’adhérence et d’aggrégation. Adhérer avec insistance au terrain, c’est aussi emprunter l’ethos même des fantômes qui consiste à hanter, à « fréquenter avec assiduité » un terrain, comme le dit l’anthropologue Grégory Delaplace (2021, p. 124). Je reprends donc à mon compte cette viscosité pour sentir la manière dont les morts « collent » eux aussi au territoire et ce(ux) qu’ils mette(nt) en mouvement. Qu’est-ce qu’un corps, même mort, peut-il encore faire ?
En faisant ralentir une vitesse de transaction immobilière, les lieux hantés de la ville semblent a priori exercer une pression sur les prix tels que Bhattacharya, Huang et Nielson le décrivent. Cependant, dans un contexte où l’offre de logements est particulièrement réduite, ces lieux vacants et hantés en disent long sur le marché immobilier et les oligopoles qui le composent. Si ces lieux viennent ralentir une fréquence de transaction, ils viennent aussi, et peut-être surtout, trahir la capacité des conglomérats immobiliers à retenir les biens sur de longues périodes, ce qui contribue à faire gonfler les prix du marché en réduisant l’offre.
Dans « Land and the Ruling Class in Hong Kong » (2011), l’ancienne assistante du fondateur du conglomérat « Sun Hung Kai Properties », Alice Poon, décrit la manière dont la rareté des terres à Hong Kong n’est pas un problème « naturel » lié à la simple géographie de l’archipel. Au contraire, le marché hongkongais est le produit d’une politique d’allocation des terres datant de l’époque coloniale. En contrôlant la vitesse, et en fait la lenteur, à laquelle les terres sont libérées et vendues aux conglomérats immobiliers, la rareté de l’offre ainsi générée permet de maintenir les prix de l’immobilier à la hausse et ainsi les revenus du gouvernement composés en majeure partie de ces rentes.
Les lieux abandonnés, dont on dit qu’ils sont hantés, sont donc non seulement révélateurs d’une capacité de rétention des capitaux pour maintenir la hausse des prix, mais constituent une force complémentaire à la gentrification ou « liquéfaction » du territoire. En faisant ralentir une fréquence de transactions immobilières, la viscosité des fantômes devient complémentaire d’un processus de revalorisation. Ce mouvement de gentrification par dé- et re-valorisation de l’espace urbain – en l’occurrence engendré par le stigmate des fantômes – constitue ce que le géographe marxiste David Harvey (2002) appelle en anglais un « spatial fix ». Ce mécanisme antinomique – et en fait complémentaire – entre fixité et mouvement (qui dans l’expression de Harvey fait référence au « désir insatiable du capitalisme de résoudre ses tendances à la crise interne par l’expansion et la restructuration géographiques » [p. 24]), est ce par quoi les morts et leur fantôme gagnent en viscosité d’une manière qui paradoxalement, en faisant d’abord résistance à un marché immobilier, y contribue.
Les fantômes (et ce(ux) qu’ils hantent) collent là où ils sont capables de capter une attention, dès lors amplifiée par les dispositifs médiatiques d’explorateurs·rices urbain·es qui participent à leur circulation sous la forme notamment de rumeurs. En ce sens, la viscosité d’un lieu est un effet proportionnellement inverse à la vitesse de propagation de l’information relayée sur les réseaux sociaux : plus le lieu est laissé à l’abandon, plus il se délabre, plus il perd de sa valeur, et plus les rumeurs ont tendance à s’intensifier et plus ils attirent leur lot de visiteurs qui s’y agglutinent comme des mouches sur un cadavre et qui participent alors malgré eux à un métabolisme urbain et à la réincarnation d’un capitalisme qui fait peau neuve dans et à partir des ruines. Soit une forme de « péricapitalisme » (Tsing, 2015) qui croît par les bords, ses marges dévalorisées, dans un processus de « translation » de ce(ux) pris dans le mouvement de ces régimes de dé/valorisation.
Remédiation et résistance
Les pratiques médiatiques des explorateurs·rices urbain·es que j’ai pu rencontrer pendant mon terrain de recherche ne se limitent cependant pas à participer à un processus de liquéfaction du marché immobilier. En arpentant et en sondant les lieux désaffectés, les explorateurs·rices, et notamment les membres du groupe HKURBEX, rendent sensibles ces espaces oubliés et participent à un effort de décolonisation de l’archipel.
Cela fait depuis 2011 que HKURBEX sillonne la ville, s’infiltre dans tous ces angles morts et les documente. Leur groupe a bénéficié d’une large couverture médiatique et a participé à certains événements publics jusqu’à ce que Ghost, le co-fondateur du groupe, incite l’audience de l’université Lingnan à soutenir Hong Kong dans la résistance contre la perpétuation du spectre du colonialisme britannique, un spectre qui se perpétue notamment par la poursuite de politiques de gouvernance managériales du territoire (Law, 2009). Pourtant, Ghost insiste sur le fait qu’il ne veut pas associer leurs explorations à l’agenda d’un parti politique Yellowist (indépendantiste). Leurs motivations sont d’abord esthétiques me dit-il, « et historiques » ajoute Nox, un autre membre du groupe, alors que nous roulons en direction d’un autre site abandonné à explorer.
Les membres du groupe sondent ce qu’il appellent « l’architecture morte » de Hong Kong. Ghost précise : « Par morte je veux dire rendue hors d’usage, démolie, détruite » précise-t-il. Ce qu’ils appellent aussi le cimetière urbain2 qui constitue le titre de leur catalogue, est leur créneau. Leurs excursions sont une manière « d’apprécier ce à quoi ressemble [ces lieux] quand les gens sont partis. Quel bâtiment, la manière dont il est repris par la nature, l’esthétique change, il commence à changer au fil du temps » explique Ghost.
Les explorateurs et exploratrices du groupe revêtent un nom de code – Ghost, Jenking, Nox, Prypiat, Toad – en référence notamment à des mondes numériques alternatifs comme World of Warcraft, et pour Prypiat, à la ville ukrainienne du même nom ravagée par la catastrophe nucléaire de Tchernobyl en 1986, tandis que Ghost se réapproprie par ce nom son statut de gwai lo dans le groupe. Toustes hantent ces lieux morts, appréhendent la fin d’un monde, de l’idée que l’on se faisait du monde.
Pour Jenkins, une grande partie des gens qui se mettent à l’exploration « cherchent un peu d’aventure, en restant chez eux » dit-il. En réaction contre l’imperméabilité des frontières de l’archipel pendant la Covid-19, « les gens cherchent d’autres manières de voyager ». À Hong Kong, le tourisme de lieux en ruine et hantés est devenue une activité fréquente qui s’est particulièrement popularisé ces dernières années, notamment à cause de la pandémie. À défaut de pouvoir voyager, l’exploration permet de se transporter autrement, sur place, dans des espaces urbains négligés. Voyager dans le temps, pour « tuer le temps », c’était un des slogans de HKURBEX.
En tant que bande de « gameurs », ils sont habitués à l’exploration d’univers parallèles. De l’interface de jeu au milieu urbain, les membres de HKURBEX se déplacent et performent des actions dans des mondes, numériques ou analogiques mais tout aussi virtuels. « Urbex », écrivent-ils dans le catalogue recensant quelques unes de leurs excursions, « est le jeu vidéo de la vie réelle par excellence. En tant que passionné de jeux d’aventure, il est surréaliste de se retrouver dans des situations qui ne sont pas très éloignées de celles que j’ai rencontrées dans les jeux auxquels j’ai joué quand j’étais enfant. Vivre à HK, c’est comme vivre dans un décor de film géant ou sur une carte de jeu, et être un explorateur urbain ici vous donne l’impression d’être le protagoniste d’une mégapole de science-fiction tentaculaire » (HKURBEX, 2020).
Leurs dispositifs leur donnent accès à un espace virtuel, non pas au sens de numérique, mais au sens de ce que l’anthropologue Charles Stépanoff appelle des techniques de l’imagination faisant partie intégrante de nos manières d’appréhender le monde au quotidien et permettant d’entrer dans d’autres mondes, alternatifs, de la ville. Ghost insiste sur le fait que leur pratique est un appel à l’action, à une attention affûtée et intensifiée. Elle ne se résume pas à une simple documentation et observation souvent dites pornographiques des ruines mais ressort d’avantage de la performance interactive (Pettusdotir & Olsen, 2014, p. 14). Cette attention se distingue aussi par ailleurs de la simple distraction. La dimension ludique, qui ajoute une certaine dose d’adrénaline, comme Ghost me le décrit, fait partie d’une créativité nécessaire à la modulation de leur attention couplée à des dispositifs sensibles d’enregistrement. L’exploration constitue une expérience esthétique qui, comme il me le décrit, donne la sensation d’être dans la « zone », cet état d’immersion totale, d’attention profonde.
Ce moment dans la « zone », les neurologues le décrivent aussi comme un état d’immersion, de « flow », un moment d’intense décharge neuronale qui a lieu lors de moments créatifs de grande concentration où les gestes s’agencent sans entrave. Cette immersion est rendue possible par les dispositifs techniques des membres (Helmreich, 2007). L’appel à l’action de Jenkins et Ghost est une invitation à développer un sens « “échologique” de l’attention » (Citton, 2014 ; 2018, p. 16), un mode d’envoûtement qui passe par des milieux qui comme des « voûtes » des lieux abandonnés qu’iels visitent forment de véritables caisses de résonance et viennent moduler des régimes d’attention permettant de se rendre sensible à un environnement urbain mouvant, dont les traces de l’histoire s’érodent sous l’effet de la gentrification. C’est une invitation à inventer de nouvelles manières de sentir et d’habiter un milieu urbain en perpétuelle transformation, et ainsi à réclamer ce rapport à la ville colonisée par des intérêts commerciaux, ville que l’on surnomme d’ailleurs, me fait remarquer Ghost, « Hong Kong inc. »
À la manière d’archéologues urbains, iels exhument des pans de l’histoire, trop vite oubliés, effacés, remplacés par la perpétuelle mue urbaine d’une ville dont les quartiers encore populaires il y a quelques années sont maintenant gentrifiés. Les photographies de ruines que les membres de HKURBEX produisent et qu’ils font circuler, les objets déchus rongés par le temps, un cadavre de chien et de chat en décomposition, les clichés d’un ancien love hotel au bord de l’effondrement, des journaux jaunis, les éléments architecturaux d’antan, tous « objectent » au temps de la disparition. Les ruines, et la manière dont celles-ci sont dites être habitées par des présences et des forces spirituelles font obstruction à la disparition forcée sous l’effet de l’urbanisation (Schwenkel, 2007).
Bien que les membres de HKURBEX se rendent dans des endroits abandonnés, dont certains sont dits hantés, Ghost me précise que contrairement à d’autres explorateurs·trices, iels ne chassent pas les fantômes. Pourtant, si ce ne sont pas des fantômes humains logés au creux de l’architecture décrépite de la ville qu’ils recherchent, ce qu’ils trouvent et mettent en images sont bien des fantômes d’une histoire collective trop vite enterrée, qu’ils font resurgir de ces ruines par le biais de dispositifs médiatiques. Les membres de HKURBEX que j’ai rencontrés me semblent pratiquer ce que l’archéologue Gill Carr (2018) appelle une « double vision », soit cette « capacité à voir le paysage dans lequel ils vivent à la fois tel qu’il est aujourd’hui et tel qu’il était à l’époque » (para 30). Leurs activités d’exhumation et de captation de l’atmosphère spectrale qui se dégage de ces ruines nous invitent, comme le suggère Carr (2018), à étendre la notion d’héritage culturel (désignant généralement les actes de restauration) aux gestes augmentés de dispositifs techniques permettant de sonder la présence de fantômes. Ces pratiques sensorielles qui consistent à sonder le spectral permettent de faire l’expérience d’une histoire au-delà des actes de restauration (2018, para 14).
En ce qui concerne Hong Kong, et comme le fait remarquer le politologue Sébastian Veg (2007), « [c]e n’est peut-être qu’après la rétrocession que les bâtiments coloniaux, régulièrement détruits dans les années 1970 et 1980, ont pu être considérés comme un élément important de l’identité de Hong Kong, notamment parce qu’ils comptent aujourd’hui parmi les plus anciens de Hong Kong » (2007, p. 47). Des actes de restauration du patrimoine se sont manifestés quelques années après la rétrocession de 1997 : d’abord en 2003, lors de mouvements de résistance à un projet infrastructurel d’envergure (Hung, 2022, p. 165-166), puis en 2006 et 2007 contre le projet démolition de l’embarcadère de la Reine (Queen’s Pier) et du Star Ferry (Veg, 2007). De la même manière que ces actes de restauration du patrimoine urbain et colonial ont amorcé un mouvement prodémocratique revendiquant le suffrage universel (Hung, 2022, p. 174), les activités de HKURBEX participent encore d’une autre manière de l’émergence d’une identité civique et d’un localisme qui, à Hong Kong, s’est défini ces dernières années en contradistinction avec une identification ethnique à la nation et en lien avec des revendications démocratiques (Veg, 2017; Hung, 2022).
C’est en revanche en deçà d’une politique de partis que les gestes esthétiques de HKURBEX constituent une intervention politique. Ce et ceux que les gestes et images de HKURBEX génèrent se manifestent notamment, comme le suggère Christophe Hanna, dans la mobilisation et la création de publics (2020) qui viennent densifier une histoire et un territoire spectralisés. En s’immisçant dans les interstices d’un espace urbain saturé, HKURBEX s’immisce dans les failles, les brèches d’une histoire coloniale pour se forger une mémoire collective contredisant le mythe du « rocher nu » stérile et hostile; un mythe qui comme le décrit Robert Peckham perpétue l’imaginaire colonial de domestication d’un milieu jugé inhospitalier, et dont la fécondité environnementale et économique de l’archipel fut l’œuvre de la colonie britannique (Peckham, 2015).
Si l’histoire coloniale n’est autre qu’une invisibilisation de nombreuses histoires (Lim, 2022), en exhumant les restes de ce(ux) qui font contre-histoire, les explorateurs·trices viennent réaffecter des lieux désaffectés et ce faisant, ils réaffectent aussi implicitement la figure coloniale de l’explorateur, « l’éclaireur de l’impérialisme, le prospecteur de l’extractivisme et la tête de pont du colonialisme. » (Morizot, 2019, p. 174). La pratique des explorateurs·rices désincarcère, comme le suggère Morizot, « l’affect exploratoire de cette figure douteuse » (2029, p. 174) car elle consiste précisément à développer de nouveaux modes de sensibilités technologiquement médiées de manière à développer une attention intensifiée, ce que Morizot appelle aussi des « égards ajustés ». Dans le contexte de forte indétermination politique où se trouvent les habitants de l’archipel, où le champ des possibles démocratiques amorcé par la rétrocession semble pour beaucoup s’être clos, l’exploration délestée de sa charge coloniale dont font preuve les explorateurs·trices permet de contrevenir à ce qui est perçu comme une catastrophe : la perception de la fin d’un monde (la rétrocession complète prévue pour 2047), donne lieu à la faim d’un autre, à un avenir qui reste à imaginer.
Cette capacité à faire-monde, à échafauder des mondes possibles grâce à des techniques d’imagination est précisément ce que les explorateurs de HKURBEX et bien d’autres rencontrés sur ces sites abandonnés, s’emploient à inventer. Ce faisant, ils démocratisent et se délestent de la charge virile toxique de l’affect exploratoire décrite par Morizot. Tandis que les explorateurs coloniaux du XXe siècle tâchaient d’explorer des bouts de monde, ce (et ceux) qu’il reste d’inconnu, maintenant que « le reste est devenu le monde » (2019, p. 173), et que la ruine de ces régimes coloniaux et du capitalisme est ce dans quoi il s’agit d’apprendre à composer (Tsing, 2015), la notion d’explorateur est alors à réinventer. Il s’agit de faire de l’exploration une intensification d’égards ajustés non pas pour conquérir, quadriller et extraire de la valeur, mais justement pour contre-cartographier les contours d’un archipel deux fois dessiné par des forces coloniales.
En mobilisant une capacité d’imagination, HKURBEX et d’autres explorateurs troquent la virilité du mode exploratoire colonial pour un mode de viralité par lequel se réapproprier un rapport au territoire. Dans le contexte de Hong Kong, les pratiques de HKURBEX rendent visible une dimension urbaine invisible, qui comme le précise l’anthropologue Stépanoff, « n’est pas faite seulement de représentations mentales, puisqu’elle [l’imagination] mobilise la dimension motrice de l’engagement humain dans le monde. » (p. 415). Pour Stépanoff, la délégation de la production d’images et d’une imagination implique non seulement au niveau individuel une atrophie des aptitudes de création, mais aussi, au niveau collectif, « une externalisation de la souveraineté du rapport au monde, assumée individuellement dans de nombreuses sociétés valorisant l’autonomie, mais confiée à des représentants, héréditaires ou élus, dans les sociétés modernes hiérarchisées » (2021, p. 412). La délégation de la production d’images est ce que Stépanoff appelle un régime hiérarchique de l’imagination comme mode de connaissance du monde, qu’il oppose à un régime hétérarchique par lequel les individus s’engagent dans des explorations imaginatives.
Le sens du possible à l’œuvre lors des excursions de HKURBEX témoigne d’une capacité collective à agir, à imaginer et à créer de nouveaux espaces-temps en contact direct avec le territoire. Dans un Hong Kong détourné en terrain de jeu vidéo, HKURBEX propose et propage, par ses pratiques médiatiques, une réalité augmentée de la ville. Ce qui est en jeu dans ce rapport au territoire est en ce sens ce que Gilles Deleuze appelle une « atopie », l’imagination non pas d’un monde différent mais de manières différentes d’habiter ce monde. « Seuls de nouveaux délires, de nouvelles fabulations peuvent nous permettre [de] croire à nouveau [au monde]» (Lapoujade, 2014, p. 290). L’exploration de mondes pour ainsi dire pliés au sein même du monde actuel est une invitation à réinjecter du potentiel dans le présent afin d’aspirer non seulement à un avenir meilleur, mais à devenir autrement maintenant, en se réappropriant les moyens de l’imagination.
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Zeitlin, J. T. (2017). The phantom heroine: Ghosts and gender in seventeenth-century Chinese literature. University of Hawaii Press.
1Gwai lo est une expression commune à Hong Kong qui signifie littéralement « mec fantôme ». C’est par ce terme que l’on désigne les étrangers déplaisants (Laureillard et Durand-Dastès, 2017, p. 10).
2Ce qui est d’ailleurs le titre d’un catalogue qu’ils ont sorti en 2014 et réédité en 2020 : « Spatial cemetery: A Journey Beneath the Surface of Hidden Hong Kong ». Hong Kong: Blacksmith Books.