Les formes de la démocratie
Les années 2010 ont vu l’arrivée des « citoyens ordinaires » en tant qu’acteur collectif et central de la scène politique. Aux quatre coins de la planète, des foules sont descendues dans la rue pour s’adresser directement à leurs dirigeants et exiger un changement radical, en tentant des slogans identiques. Certes, les situations et contextes politiques diffèrent et les raisons des mobilisations n’y sont pas identiques. Mais la forme prise par la revendication a été cohérente. « Vous ne nous représentez pas ! » « Pas en notre nom ! » et surtout : « Démocratie, maintenant ». Ces contestations donnent à discuter, à débattre des problèmes qui sont mis de côté ou négligés que ce soit l’environnement, les violences, les injustices sociales. Ce qu’elles demandent, c’est que les décisions prennent en compte celles et ceux qu’elles concernent.
Ce qu’Albert Ogien et moi avons défini à l’époque comme le « principe démocratie1 » n’est pas un principe DE la démocratie comme entité ou régime existant. Il ne relève pas de la théorie politique. Il est ancré dans ces actions réelles, et dans une volonté d’agir en politique en restant fidèle à une attitude respectueuse des choix de vie et à l’égalité des voix. Tous ces « mouvements », ou plutôt ces installations, occupations, sont nés d’une volonté des citoyens, des humains, de se réapproprier leur situation et leur parole. Ils ont permis une distinction essentielle, qui traverse, sinon la réflexion politique, restée souvent théorique, en tout cas les politiques activistes : une conception de la démocratie comme forme de vie, à l’opposé de la démocratie comme système institutionnel, ou régime de gouvernement ou même comme idéal politique. Une redéfinition de la démocratie comme exploration de nouvelles formes de vie politique, plus égalitaires dans la distribution de l’expression humaine et à la volonté de chacune et chacun de se faire entendre, d’avoir une voix dans le langage commun.
Formes de vie et espace public
Le concept wittgensteinien de forme de vie 2 a ainsi démontré sa plasticité, en un siècle où le pluralisme des formes de vie est souvent affirmé comme une condition d’une vie politique démocratique. Comme l’indique la philosophe Rahel Jaeggi dans sa Critique des formes de vie, inspirée à la fois d’Adorno et de Wittgenstein, la possibilité de la critique des formes de vie est inhérente au politique contemporain3. Les citoyens y sont des expérimentateurs de formes variées de la vie démocratique et de nouveaux accords et désaccords, ou pour parler en termes pragmatistes, des enquêteurs politiques. Par forme de vie, on entend alors la manière dont les relations sociales s’ordonnent au quotidien, et les formes de vie dans leur multiplicité et leur variabilité.
Dans ces transformations de la démocratie la notion d’espace public continue d’être employée comme si elle allait de soi ou de façon particulièrement vague ; alors qu’elle a aussi été profondément transformée dans un processus de réalisation et même de « littéralisation », par l’occupation de ces espaces. Le terme semble avoir perdu toute intelligibilité spécifique, être devenu un vocable valise désignant ce qui ne relèverait pas de l’espace privé, alors même que l’intime se dévoile aujourd’hui quotidiennement dans les médias et sur les réseaux sociaux et que les enjeux du privé (par exemple d’inégalité ou de violence dans les familles) deviennent de plus en plus politiques.
De métaphore d’un débat entre personnes raisonnables, comme chez Rawls et Habermas, l’espace public est pourtant devenu réalité concrète au xixe siècle : à travers les phénomènes d’occupation des places et des espaces publics ; à travers la revendication d’un espace de conversation et d’expression pour celles et ceux qui n’ont pas la parole ; à travers l’expression verbale qui est le passage au public, à l’extérieur, de ce qui est conçu comme de l’ordre du privé. Du coup, la question de l’espace public se révèle de plus en plus fortement articulée à celle des espaces privés, ceux de la maison et des subjectivités.
L’espace public de la discussion, délimité par Habermas au siècle dernier4, a créé le concept d’espace public comme conversation permettant de régler l’ensemble des relations entre les individus, que ce soit dans les sphères politique, culturelle, pédagogique ou familiale. Ce modèle discursif et donc métaphorique de l’espace a ainsi orienté les conceptions de l’espace public vers une politique délibérative, abstraite et rationaliste. Pour Hannah Arendt5, l’espace est le milieu dans lequel le politique émerge, dont la polis grecque est le modèle. L’espace public s’apparente alors à une agora où la délibération collective, ouverte et pluraliste, constitue et entretient la vie de la société. C’est par sa participation à l’espace public qu’un individu devient un citoyen – même si elle portait un jugement négatif sur la manière dont cet espace fonctionnait aux États-Unis, considérant qu’il organise la dépossession de la capacité politique des citoyen·ne·s par la domination de la raison technique, la professionnalisation de l’activité politique et l’expertise dans le maniement des ficelles du pouvoir. Habermas trace une autre généalogie de la notion d’« espace public » : c’est le processus de formation d’une opinion éclairée, rationnelle et universaliste dans les cercles de la bourgeoisie européenne du XIXe siècle où s’inventent les modes de gouvernement de la démocratie libérale. Oskar Negt 6 a objecté que ce n’est pas uniquement les cercles de la bourgeoisie qui disposent de la capacité à créer un savoir politique, qui est donc tout autant l’apanage des classes populaires. Negt étend la notion d’espace public, qu’il conçoit en tant que lieu d’élaboration d’une perspective politique autonome, comme celle des mouvements spontanéistes et autogestionnaires qui définissent les modalités sous lesquelles le pouvoir des dominants est remis en cause par les dominés7. John Dewey 8 ne recourt pas à la notion d’« espace public », mais à celle de « public », qui renvoie à une « communauté d’enquêteurs » qui s’attachent à apporter une réponse satisfaisante à une question d’intérêt général qui les concerne. Pour Dewey, l’« enquête » est une procédure au cours de laquelle une intelligence collective se constitue dans la résolution d’un problème public. La notion de public englobe donc l’ensemble de ceux et celles qui, parce qu’iels ne peuvent se soustraire à cette expérience, font usage de leur capacité politique en l’exprimant hors des institutions officielles de la représentation9.
On voit que le paradigme spatial matérialise la mise en relation effectuée par l’espace public, qui se confond alors avec un espace de réalisation de l’égalité et se révèle comme une véritable subversion de la règle qui semble dominer dans les sociétés contemporaines ; c’est ce qui fixe le périmètre de ceux qui ont le droit de prendre part de façon légitime à la vie civique et politique. Cette restriction est aussi celle du droit de participer à la conversation démocratique, en traçant une ligne de démarcation entre des paroles qui peuvent être portées dans l’espace public et celles qui y sont moins, voire pas du tout, bienvenues ou prises en considération. Comme toute ligne de démarcation, elle est destinée à être contestée et traversée par ceux et celles qui souhaitent élargir l’espace public et l’ouvrir à des voix différentes. Les luttes féministes en sont un exemple, les voix des minorités raciales (Black Lives Matter) telles qu’elles ont émergé ces dernières années, non pas comme revendications de droits mais comme revendication de place dans l’espace public, également. Shirley Chisholm, entrée dans l’histoire par sa candidature (écartée par les féministes blanches alliées aux chefs du parti démocrate) à l’investiture démocrate pour la présidentielle de 1972 aux États-Unis, le disait ainsi : « s’il n’y a pas de place à la table, apportez une chaise pliante ».
L’espace public de la pensée politique
Penser l’espace public, c’est étudier comment les membres d’une société vont élaborer un espace de vie par un travail d’enquête collective qui consiste à s’occuper des questions qui se posent à eux : tous les membres d’une société se trouvent à égalité de responsabilité et de compétence. Dans Le Public et ses problèmes, Dewey applique sa conception de l’enquête au domaine du politique et nomme sa méthode « démocratie ». Pour lui, ce mot ne renvoie pas à un régime politique défini par un système d’institutions, mais à une méthode d’exploration collective de l’intérêt public. Les mouvements des places publiques sont bien sûr les héritiers de cette revendication démocratique, et démocratie est devenu un mot d’ordre quasi universel mais les places réclament une nouvelle définition et une nouvelle effectuation de l’espace public10. Comme l’a noté Nilufer Göle, les occupations, par leur positionnement en différents endroits du globe, signaient déjà l’effacement de l’habituelle hiérarchie entre le centre occidental et la périphérie sud et orientale – ces nouveaux imaginaires démocratiques ont d’abord émergé dans des pays tantôt périphériques, tantôt non occidentaux, pour gagner avec la même vigueur les hauts lieux du monde occidental. Le soulèvement égyptien de la place Tahrir, l’occupation de Maïdan, le mouvement Occupy Wall Street convergent ainsi dans leur utopie sociale et la matérialité de la démocratie. Pour Judith Butler, « des corps agissants » acquièrent alors une fonction critique face à la précarité néolibérale11 ; toutefois, il est imprudent de leur attribuer une position politique ou critique. La radicalité même de cette forme démocratique est bien plutôt dans la mise en œuvre concrète, de l’égalité et l’horizontalité comme traits distinctifs de ces rassemblements, ainsi l’extension du domaine du politique vers le quotidien et les formes alternatives d’être en société. Ces pratiques font émerger au sein de la vie ordinaire de nouvelles formes de conversation démocratique, contingentes et pluralistes, voire dissonantes12.
Si disparates qu’ils aient été, ces mouvements dessinent une forme d’action et de vie politiques qui s’est progressivement établie : le rassemblement. Ils réfutent le modèle d’une socialisation démocratique désormais virtuelle ou numérique. Surtout, peu leur importent les accusations classiques – ils seraient manipulés, inutiles, potentiellement violents, inconscients des réalités du monde contemporain. Ce qu’ils veulent prioritairement mettre en évidence, c’est la possibilité d’une réalisation de la démocratie, ici et maintenant. Cela veut dire par exemple qu’ils veillent à préserver la parité, l’égalité entre les personnes qu’ils réunissent, la libre circulation de la parole en temps non limité ; et plus largement qu’ils conçoivent leur mouvement politique de façon ouverte, sans sélectionner leurs membres. Le mot « démocratie » sert prioritairement à faire entendre un ensemble de demandes qui exigent une démocratisation des démocraties existantes : le respect de la dignité des personnes, l’attention aux plus vulnérables, la transparence de l’action publique, la fin de l’impunité des dirigeants corrompus. Mais aussi : la liberté et l’égalité d’accès aux biens publics que sont l’école, les transports, l’énergie, l’eau, l’université, l’indépendance de la presse et des médias, l’assurance d’un niveau de vie décent pour chacun.
L’invocation de la démocratie dans la revendication politique atteste une démocratisation de la pensée politique même : la définition de ce terme n’est plus l’apanage des milieux de spécialistes qui assurent en détenir la clé et multiplient les ouvrages et définitions, ni des politiques qui se gargarisent du terme pour accuser toute opposition à leur action de menace sur « la démocratie ». En indiquant que la démocratie se définit au travers du développement de pratiques démocratiques, on conteste le monopole de la pensée de la démocratie aux spécialistes (à la philosophie ou à la science politique…). Qu’est-ce alors que la démocratie lorsqu’elle n’est plus uniquement une notion réservée à la description d’un type de régime constitutionnel et des techniques de gouvernement qui lui sont associées ? Dans les mouvements de protestation contemporains, le mot « démocratie » se présente comme un principe dont le contenu particulier (exigence d’égalité, de dignité, de probité, d’équité, de transparence) arme une forme d’action politique dont la légitimité procède d’une conception de la démocratie comme forme de vie. De même, la référence de plus en plus fréquente à la désobéissance civile comme moyen d’action correspond à une transformation des formes de l’agentivité politique. Ces refus d’obéir à la loi ou à des dispositions vues comme inacceptables en appellent à une extension des droits et des libertés qu’une démocratie doit assurer à ses citoyens13. Cette renaissance de la désobéissance, notamment dans le contexte des luttes environnementalistes, coïncide ainsi avec une mutation de l’exigence démocratique. Ces actions visent à débattre des problèmes qui sont mis de côté ou négligés, et rendre visibles des citoyens ou humains tenus pour quantité négligeable.
Mieux, et là est la transformation essentielle qu’elles opèrent, elles placent ces citoyens – et les désobéissants – en position de contributeurs voire de premiers acteurs de la pensée politique. C’est bien la démocratisation de la pensée et de la théorisation politique qui est en jeu. En confrontant par exemple la pensée de Rawls et Habermas à celle de Gandhi et Martin Luther King, on voit que leurs arguments ont été fortement contestés par les désobéissants eux-mêmes. Manuel Cervera Marzal insiste par exemple sur la contribution des désobéissants à la « pensée de la désobéissance14 ». La pensée de Thoreau, Gandhi et King, est particulièrement mal connue des théoriciens politiques, et Rawls et Habermas, qui évoquent et parfois justifient (timidement) la désobéissance, ne la citent jamais. Elle est peu exploitée par la plupart des académiques qui ont travaillé sur la désobéissance civile, qui ne mentionnent quasi jamais les 25 000 pages de Thoreau et les 15 000 de King. On pourrait en dire autant des activistes féministes du XXe siècle dont le textes sont repris dans Reclaim15. La rupture opérée par les mouvements du début du XXIe siècle n’est pas seulement politique, elle est épistémologique : elle met en avant la pensée des acteurs, et constitue à partir de là une théorie globale qui renouvelle la compréhension de la démocratie.
La démocratie comme méthode
Pour Dewey la démocratie est une méthode. Pour lui, ce mot ne renvoie donc pas à un régime politique défini par un système spécifique d’institutions mais sert à qualifier la nature de toute procédure expérimentale : esprit de découverte, libre disposition des informations, discussions ouvertes sur des hypothèses, partage des intuitions et des résultats, etc. Le principe démocratie, c’est cette entreprise collective de production de connaissances pour l’action, à laquelle tout individu concerné par un problème public contribue, à égalité de compétence, afin de lui apporter une solution satisfaisante. La théorie de l’enquête de Dewey situe le politique à l’écart des jeux de pouvoir fondés sur des différenciations idéologiques et des débats sur les institutions ou l’ordre constitutionnel. Elle ne le considère pas non plus comme un domaine d’activité réservé à une avant-garde éclairée ou à des partis qui poursuivent un projet d’éducation des masses en vue de les conduire à l’émancipation. Dewey envisage le politique à partir de son expression la plus élémentaire : la revendication d’un droit qui s’élabore dans le processus de constitution d’un public.
C’est cette revendication qui définit l’espace public, pas l’inverse. Les analyses de Dewey entendent faire valoir les avantages du recours à la méthode de la démocratie et rappeler que les citoyens ordinaires sont toujours parties prenantes de l’administration des affaires publiques. L’attrait qu’exerce aujourd’hui la théorie de l’enquête, la reconnaissance du fait que les gens ordinaires ne sont pas des crédules comme tentent de le faire croire les discours d’expertise… sont indissociables du développement de la démocratie comme forme de vie – dans la vie publique comme dans la vie académique.
La revendication de démocratie réelle déborde ainsi les discours sur l’empowerment citoyen ou les critiques habituelles du libéralisme. Elle pose une exigence radicale et ordinaire à la fois : tout ressortissant d’une société possède un savoir politique qui lui donne la responsabilité de prendre des décisions qui engagent l’avenir et le destin d’une collectivité. De ce point de vue, le fait d’être affecté est constitué en compétence qu’il est possible de faire valoir pour exiger le droit de peser sur ces décisions. Le développement de la participation, dans la science comme en politique, traduit donc l’évolution du concept de public, qui désigne non plus une masse ignorante dont il faudrait calmer les peurs, mais une communauté capable d’apprécier les enjeux pratiques et de se constituer en intelligence collective.
En rendant publique l’exigence de pratiques politiques favorisant l’autonomie des citoyens, les mouvements de protestation politique tiennent, comme la désobéissance civile, un rôle d’expression ordinaire de la démocratie. Et ils nous rappellent qu’un processus de production de la démocratie est constamment à l’œuvre qui est guidé par la confrontation de ces formes distinctes de conceptualisation du politique et de la démocratie qui sont celles des citoyens ordinaires et celles des politiques. Ces mouvements visent à faire valoir, publiquement et en acte, la nécessité de prendre en considération la voix des dominés dans la vie politique des sociétés humaines. On peut penser que cette nécessité est constamment rappelée dans l’espace public et que ces rappels ont contribué, de façon le plus souvent souterraine et invisible, à la transformation des mentalités, des mœurs, des sensibilités et, finalement, des institutions. De temps en temps, cette dimension du travail politique que les sociétés font sur elles-mêmes s’exprime ouvertement. Les récents débats très largement partagés dans l’espace public sur le financement des retraites sont un exemple de ce travail collectif, ignoré par le monde politique, qu’il soit de droite ou de gauche d’ailleurs.
La revendication de démocratie réelle se justifie toujours du principe : tous ceux et celles qui appartiennent à une même entité politique (même très temporaire) possèdent le droit de participer, à égalité de capacité, à la reconduction de son existence, à ses évolutions et à la redéfinition permanente des valeurs collectives qu’elle promeut. D’où le contenu de la revendication de démocratie réelle qui se fait entendre dans les rassemblements et occupations de places : permettre que la capacité de chaque individu à jouir pleinement de son autonomie de décision s’exerce dans tous les aspects de ses activités quotidiennes, en public comme en privé, et ce, sans hiérarchiser ces aspects du noble au moins noble. C’est ce qui transforme aussi la notion d’espace public, qui a pu récemment seulement se détacher de la hiérarchie patriarcale entre espace politique public, extérieur à la « maison » et espace privé sans valeur politique ni morale.
L’espace public du care privé
C’est à partir de cette exigence – revendication – que certaines manières de faire de la politique sont peu à peu devenues démodées et que se sont développées des formes d’action collective qui les renient. Et on peut supposer que l’extension des pratiques de la démocratie va continuer à reconfigurer le rapport des citoyens au politique, les modes d’organisation de l’espace public, les divisions entre le public et le privé, qui ont été ébranlées durant le confinement et le retour de bon nombre d’acteurs dans l’espace privé. À l’occasion de la pandémie, le souci d’autrui et le care, classiquement associés au privé, ont pris place dans l’espace public : alors qu’ils s’appuient sur une analyse des conditions historiques et sociales qui ont favorisé une division du travail moral en vertu de laquelle la vie privée a été dévalorisée en tant que telle. La pandémie a aussi soulevé de façon radicale la question de la légitimité et de la place de l’expression du souci de care, et de la nécessité d’en faire une affaire publique – comme on l’a récemment réclamé pour le changement climatique. Avec le care, le public entre dans le privé, et inversement : les enjeux privés deviennent publics. Qu’il soit fourni dans la sphère domestique, par les institutions publiques, ou par le marché, le care transforme l’espace public. La pandémie agit comme un dispositif qui rend visibles des pratiques habituellement discrètes et fait prendre conscience de l’importance du travail de care dans l’espace public, précisément parce qu’ils étaient vus. Le confinement dans les pays du Nord s’est accompagné de l’effacement de la surface de l’espace public concret d’une bonne part des citoyens, ramenés à leur privé, et coupés des liens autres qu’avec les très proches. Et de l’irruption du care dans l’espace public par la soudaine mise en visibilité du travail et des acteurs du care, brièvement, reconnus, appréciés et visibles16.
Cette transformation et requalification inédite de l’espace public ne s’est pourtant pas traduite en action politique, la visibilité des travailleurs du care n’a fait que confirmer leur invisibilité sociale. Il faut dire qu’elle s’est opérée dans le contexte d’une restriction sans précédent des « relations en public » (au sens des échanges publics de confirmation du lien social) et de ces contacts qui font la texture de la vie démocratique.
La pandémie, dans sa destruction de l’espace public ordinaire – celui des échanges quotidiens et anonymes, en public, dans les cafés ou lieux de culture, où se tissent les « liens faibles » –, a fragilisé l’espace public démocratique. Comme si on nous renvoyait, après deux décennies d’occupations dans l’espace public de nouveaux acteurs et de nouvelles voix, à la traditionnelle et abstraite définition de l’espace public – requadrillé par les conventions autorisées de l’échange politique. Celles et ceux qui font tenir la société auront été marginalisés dans la prise en charge publique de la crise elle-même – qu’il s’agisse des espaces médiatiques, des comités d’experts ou des lieux de la décision politique, sanitaire et administrative. Entre autres ébranlements, comme la fragilisation de la forme de vie humaine individuelle et collective et destruction de structures économiques, la crise sanitaire a été un coup d’arrêt à la démocratisation des démocraties engagée de façon globale par l’occupation du public par la vie privée.
« Il faut défendre la démocratie »
C’est sur la place publique et dans la rue, mais aussi désormais dans les institutions que se joue l’impossibilité de rencontre entre le pouvoir politique national et une société hétérogène et compétente. Le pouvoir politique se porte toujours garant du maintien de l’ordre public et cherche à préserver son emprise spatiale et symbolique sur la communauté de la nation. De l’autre côté, notre nouveau protagoniste du politique ne s’inscrit pas dans une trame normative préexistante. L’acteur se révèle dans l’acte de l’occupation de places, voire dans l’infraction aux règles de l’ordre public qui rapproche occupation et désobéissance. La possibilité du politique surgit là où les rapports de force dans la définition du commun sont modifiés, et arrachés à l’organisation étatique.
Rappelons que ces mouvements ont partout, y compris en démocratie – entraîné une répression brutale, plus ou moins criminelle selon les États, mais qui témoigne précisément du sens politique et des aspirations démocratiques dont ils sont les porteurs – qu’on pense aux multiples violences et mutilations en réponse au mouvement des Gilets jaunes en France, ou à la répression sanguinaire et misogyne récente en Iran ; la guerre en Ukraine, « opération spéciale » dans la rhétorique poutinienne, peut aussi être analysée comme la réaction tardive et ultra-meurtrière à la volonté de démocratie sans chef que Maidan avait incarnée en 2014.
Le nouveau répertoire des actions politiques – car le mot « mouvement » ne convient plus guère pour elles, comme tout un vocabulaire politique dépassé par ces nouvelles formes politiques aujourd’hui : rassemblements et occupations de places, mobilisations globales, insurrections civiles, activisme informatique, happenings et désobéissances – est congruent à la volonté des citoyen·ne·s de s’organiser pour exercer leur contrôle sur ce que font ceux qui les dirigent et qu’ils et elles ont élus, parfois faute de mieux. Ces actions viennent rappeler aux professionnels de la politique, mais aussi de l’analyse et de la philosophie politique, que jamais les gouvernés n’abandonnent l’idée d’exiger le droit de s’occuper des questions qui les concernent. Les nouvelles formes de l’activisme ne sont pas à la marge de la démocratie ou comme on se plaît à le dire parfois, des manifestations « borderline » ou de « bordélisation ». Elles en appellent à une extension des droits et des libertés qu’une démocratie devrait assurer à ses citoyen·ne·s et expriment la forme de vie démocratique proposée depuis le début du siècle, où ce sont les personnes impliquées dans une situation qui définissent l’agenda politique. Pour Dewey, l’enquête est une procédure au cours de laquelle une intelligence collective se constitue dans la résolution d’un problème public et où les citoyen·ne·s font, tous·tes ensemble, l’expérience de l’agir en politique.
Il faut défendre la démocratie, au sens où Foucault parlait (entre guillemets) de défendre la société, non pas parce qu’elle serait un idéal mais parce qu’elle entretient la possibilité de vivre dans un espace public décent, organisé autour d’une conversation où chaque voix vaut toute autre, qui permet de débattre ouvertement des problèmes publics et de les résoudre le plus collectivement possible. Cette conception extensive de la démocratie est largement partagée, mais clairement pas par tous les gouvernants.
Les années 2010 ont été celles de la revitalisation de la démocratie. Les années 2020 sont un backlash, revenant (encore un effet de la pandémie) sur l’empowerment des citoyens ordinaires et reniant leur capacité à prendre des décisions pour le bien public. Défendre la démocratie comme forme de vie n’implique pas le dénigrement de la démocratie comme système représentatif fondé sur l’élection, le débat parlementaire, la séparation des pouvoirs. Ce qui apparaît de façon remarquable, c’est la fragilisation conjointe de la démocratie comme forme de vie et de la démocratie comme institution, que nous avions initialement contrastées. En effet ce sont les institutions démocratiques (le dialogue social, le débat parlementaire) et pas seulement la vie démocratique collective qui sont méprisées ou contournées par le passage en force d’une réforme des retraites rejetée par la grande majorité des citoyen·ne·s. On a un cas d’école de l’antidémocratie, avec un gouvernement qui clame que ses mesures sont « bonnes, justes et nécessaires », contre les données provenant de recherches de tous bords ; avec le regard condescendant sur une majorité d’ignorants, victimes de « désinformation », en demande de « pédagogie » ; avec des mesures, enfin, qui affectent essentiellement les personnes exclues de la discussion. Comment s’étonner qu’une opposition parlementaire, oubliant les bonnes manières, s’empare de tactiques activistes élaborées dans les décennies précédentes pour combattre l’anti-démocratie ?
1S. Laugier, A. Ogien, Le Principe démocratie. Enquête sur les nouvelles formes du politique, La Découverte, 2014.
2Voir par exemple www.multitudes.net/la-democratie-comme-enquete-et-comme-forme-de-vie
3E. Ferrarese, S. Laugier,(eds.) dossier « Politique des formes de vie », Raisons Politiques, 2015.
4Jürgen Habermas, L’Espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, Paris, Payot, 1978 [1962]. Voir E. Ferrarese : Éthique et politique de l’espace public. Jürgen Habermas et la discussion, Paris, Vrin 2015.
5Hannah Arendt, La Crise de la culture, Paris, Gallimard, « Folio essais »1991.
6Oskar Negt, L’Espace public oppositionnel, Paris, Payot, 2007.
7Cf. Martin Breaugh, L’Expérience plébéienne. Une histoire discontinue de la liberté politique, Paris, Payot, 2007.
8John Dewey, Le Public et ses problèmes, Paris, Gallimard, « Folio essais », 2012.
9Louis Quéré, « L’espace public : de la théorie politique à la métathéorie sociologique »,», Quaderni, 18, 1992 pp. 75-92.
10Voir N. Göle et alii, Revendiquer l’espace public, CNRS Éditions, 2022.
11Judith Butler, Rassemblement. Pluralité, performativité et politique, trad. Christophe Jaquet, Paris, Fayard, 2016.
12Albert Ogien et Sandra Laugier, Le Principe démocratie. op. cit., pp. 78-79.
13C’était notre thèse dans Pourquoi désobéir en démocratie ? (A. Ogien et S. Laugier, La Découverte, 2010).
14Désobéir en démocratie, La pensée désobéissante de Thoreau à Martin Luther King, Forges de Vulcain, 2013. L’auteur étudie de près la pensée de Gandhi et King, ce que nous ne pouvons faire ici.
15Émilie Hache éd., Reclaim, Anthologie de textes écoféministes, Éditions Cambourakis, 2016. Traduit de l’anglais (États-Unis) par Émilie Notéris, postfacé par Catherine Larrère, Collection Sorcières.
16Voir Nathalie Blanc, Sandra Laugier, Pascale Molinier, Anne Querrien, 2020.