84. Multitudes 84. Automne 2021
Icônes 84. Timothée Pugeault

Entretien avec Timothée Pugeault
Portrait du lanceur d’alerte en artiste

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Multitudes : Qu’est-ce qui vous a conduit à vous intéresser aux lanceurs d’alerte ?

Timothée Pugeault : J’étais étudiant en première année à l’ENSP (École nationale supérieure de la photographie) à Arles lorsque j’ai commencé à m’y intéresser. C’est donc dans un premier temps dans des problématiques de représentabilité « classiques » associées au médium photographique que se sont inscrites mes recherches sur le sujet. Une partie de mes travaux réalisés au sein de cette école ont concerné Antoine Deltour, lanceur d’alerte français, et Cian Westmoreland, ancien ingénieur militaire américain. Antoine Deltour est l’un des deux lanceurs d’alerte au cœur de l’affaire des LuxLeaks. Employé en tant qu’auditeur au sein du cabinet Price Water House Cooper au Luxembourg (l’un des quatre géants de l’audit au Luxembourg, qu’on surnomme « les Big Four »), il démissionne en octobre 2010 après avoir copié des centaines de rescrits fiscaux sur une clé USB. Ces « tax rulings» explicitent les mécanismes d’optimisation fiscale élaborés par le cabinet d’audit pour des centaines de multinationales, parmi lesquelles certaines sont très célèbres. Quoique légales, et d’ailleurs validées par l’administration fiscale luxembourgeoise, ces pratiques ont un coût qui se compte en centaines de milliards pour les pays européens et leurs citoyen·nes. C’est finalement en 2012 que ces méthodes sont dévoilées, après que Deltour a communiqué les documents à un journaliste. Cette passation d’informations donna lieu à un premier volet télévisuel dans Cash Investigation sur France 2, puis à un deuxième volet beaucoup plus important avec la publication conjointe des journaux internationaux membres de l’ICIJ, le Consortium International des Journalistes d’Investigations.

Suite à cette médiatisation, Antoine Deltour a été identifié par son ancien employeur comme étant l’une des sources des documents (avec Raphaël Halet) et poursuivi au Luxembourg pour vol domestique, violation du secret professionnel, violation du secret des affaires et blanchiment. S’en sont suivis une condamnation en première instance, une peine réduite en appel en 2016 et finalement un acquittement en cassation en 2018. Je me suis personnellement rendu à deux séances du procès en appel à la cité judiciaire du Luxembourg, dont la première fois avec un bus de militants d’Attac venus soutenir Antoine Deltour et Raphaël Halet. J’ai également eu l’occasion de rencontrer Antoine chez lui à Épinal, où nous avons longuement échangé et où j’ai réalisé quelques images.

M. : Est-il important ou juste anecdotique que votre recherche sur les lanceurs d’alerte soit liée ponctuellement à votre arbre généalogique à travers vos liens de famille avec Antoine Deltour ?

T. P. : L’exhumation arbitraire de mon arbre généalogique côté maternel a coïncidé avec ma découverte des rescrits fiscaux au cœur de l’affaire des LuxLeaks. À cette coïncidence temporelle s’ajoutait une coïncidence formelle, celle entre les schémas expliquant les mécanismes d’optimisation fiscale élaborés par le cabinet d’audit PWC et le document officieux et personnel retraçant les filiations entre les membres de ma famille maternelle. En tant que profane, c’est ce qui m’a offert une porte d’entrée dans ces complexes appareillages fiscaux, puisque beaucoup d’entre eux consistaient en fait en des prêts intragroupes, c’est-à-dire des prêts entre des sociétés mères et leurs filiales (en vue de profiter d’intérêts non imposables). Ce point de départ m’a également inspiré en tant que système narratif pour l’installation qui a résulté de mes recherches et qui consistait en l’articulation d’éléments hétérogènes, issus de sphères différentes (en l’occurrence celles des affaires et de la famille), déployés au sein d’un espace commun. La forme propre au diagramme, avec ses nœuds et ses connexions, permettait d’assumer des liens somme toute fragiles.

L’arbre généalogique, en tant que document, avait également eu comme fonction opportune d’approcher Antoine Deltour puisque c’est en lui envoyant cet arbre familial en pièce jointe par courriel que j’ai pris contact avec lui. Surlignant nos deux noms pour effectuer un rapprochement loin d’être évident à première vue (il se trouve en effet être le fils de la cousine de ma mère), j’opérais une discrète reconfiguration des données qui donnerait lieu à un rapprochement dans le réel.

M. : Pouvez-vous nous rappeler qui était Mark Lombardi, auquel vous avez également consacré plusieurs travaux ? Pourquoi vous êtes-vous intéressé à lui, plutôt qu’à Edward Snowden ou Chelsea Manning par exemple ?

T. P. : Mark Lombardi est un artiste étatsunien dont les dessins, réalisés dans les années 90, offrent une représentation graphique à certains scandales politico-financiers mondiaux très médiatisés et aux collusions entre personnalités politiques et membres du grand banditisme. Il s’agit de l’exploitation formelle et sensible de quantités de données qu’il a accumulées au fil des années et dont il propose des formes synthétiques très épurées, réalisées au crayon. Dotés d’une véritable valeur informationnelle, ces gigantesques diagrammes aux traits légers (certains faisant plus de 3 mètres de large) explicitent sur un même plan des relations dont la nature ne nous est pas cachée – puisque l’intégralité des informations recueillie par l’artiste est disponible dans des ressources accessibles à tous et à toutes – mais inintelligible du fait de leur complexité. Non dénuées d’une certaine ambiguïté, ses œuvres ne produisent pas davantage de sens et réclament une capacité d’attention que peu de personnes peuvent se targuer de posséder, mais elles constituent néanmoins une proposition esthétique stimulante et peu commune du fait de sa manière très particulière d’associer expression plastique et démarche investigatoire.

C’est donc d’abord pour des questions de méthodologie de recherche-création que je me suis intéressé au travail de Mark Lombardi. En qualité d’ancien bibliothécaire, c’est avec beaucoup de rigueur et de conscience qu’il répertoriait, sur des index cards iconiques, l’importante quantité d’informations qui constituerait le matériau de ses œuvres. La mise en relation de ces données au sein des Global Networks m’a ensuite inspiré ma propre « structure narrative », qui a pris la forme d’une bande dessinée.

Je voulais en proposer une forme plus accessible car plus familière, qui puisse recouper et reconfigurer certaines des caractéristiques des dessins de l’artiste américain, comme le rapport entre texte et image ou la représentation graphique de la temporalité des transactions et de l’espace de leurs rapports. La forme comics s’est ainsi imposée à moi, aussi en écho avec une certaine conception de la bande dessinée portée par Chris Ware, qui fonctionnerait de la même manière qu’un diagramme : « indiquer plus que montrer », pour reprendre les mots d’Art Spiegelman. C’est ainsi qu’a été défini le style du Fictional Panorama, en m’inspirant de la bande dessinée indépendante américaine, particulièrement dans le ton et dans le choix de la palette des couleurs (qui n’est donc pas visible au sein de cette Icônes, sauf sur la couverture), à quoi le contexte du New York des années 90 de l’histoire se prêtait assez bien.

L’autre avantage que me procurait la bande dessinée, c’était d’harmoniser une grande diversité de matériaux visuels, à la manière d’un collage. La majorité des éléments présents au sein des huit pages ont en effet été décalqués numériquement à partir d’images photographiques trouvées sur le web, notamment sur des banques d’image ou bien sur Google Street View, dès lors que je disposais d’une adresse précisément géolocalisée. Ce corpus médiatique, qui constituait une database à la fois réfléchie et contingente, a ainsi défini les directions que prendrait la narration pour relier les nœuds que sont les éléments biographiques épars de la vie de Mark Lombardi. Aussi, pour tout ce dont il n’existait pas d’informations ou d’images dans ma base de données, une logique d’inférence a permis de déduire ou d’inventer la forme à donner. Ce qu’on pourrait appeler des « hypothèses plastiques ». Ce principe de déduction a été appliqué à la narration elle-même, entérinant son caractère fictionnel et favorisant digressions, ruptures chronologiques, coïncidences et mises en relation d’événements aux échelles diverses, voire incommensurables (individuelle, institutionnelle, intime, géopolitiques).

Une autre catégorie d’éléments a guidé la narration : les questionnements qui ressortaient de mes recherches. Ces questions sont exprimées directement et simplement par les personnages. Certaines de ces questions concernent la valeur factuelle des œuvres produites sur la base de faits, comme le cristallise cette intervention d’une visiteuse devant une œuvre de Lombardi : « est-ce que tu ne penses pas que dès lors que l’on donne une forme appréciable à des faits, on les fictionnalise, ce qui ôte tout intérêt à les solliciter en premier lieu ? »

M. : Cette fictionnalisation, même contrainte par des procédures formelles explicites, vous cause parfois quelques problèmes…

T. P. : En effet. La galerie Pierogi, détentrice des droits de diffusion des œuvres de Mark Lombardi, a refusé de nous octroyer l’autorisation d’en présenter dans les pages de ce numéro de Multitudes en arguant du fait que cela « aurait pour conséquence involontaire de valider comme vraies la vie et les expériences fictives de Mark Lombardi qui sont dépeintes » dans le Fictional Panorama. Une telle déclaration offre à ces réflexions, ainsi soumises à l’épreuve du réel, une épaisseur supplémentaire et une résonance ironique.

Pour revenir sur les termes précis de votre question, c’est déjà souscrire à une conception étendue du lanceur d’alerte (et de l’artiste) que d’associer la démarche de Mark Lombardi à celle d’un Snowden ou d’une Manning, mais mon intérêt pour son travail participe effectivement de cette démarche plus générale.

M. : Une de vos œuvres reconstitue la chambre de Mark Lombardi, qu’une caméra virtuelle nous permet d’explorer en 3D. Comment l’avez-vous conçue et réalisée, et pourquoi l’intérieur de cette chambre vous intéresse-t-il, alors que les graphes de Lombardi ont plutôt pour propriété de nous faire voir des relations entre des flux financiers qui se sont mis en place à l’échelle de la planète ?

T. P. : Il s’agit d’un module vidéoludique développé à partir d’une reconstitution 3D réalisée pour les besoins du Fictional Panorama. Il n’existe à proprement parler pas d’images de son studio dans les ressources qui m’étaient disponibles (et j’utilise « studio » dans les deux sens du terme, car je ne sais pas s’il s’agit de son atelier ou de son logement), si ce n’est dans le documentaire Kunst und Konspiration de Mareike Wegener, qui constitue pour beaucoup de gens la porte d’entrée au travail de Mark Lombardi. On peut voir dans ce film l’artiste américain être interviewé dans un espace qui semble être à la fois un espace de vie et de travail. À partir de ces quelques plans, j’ai essayé de recomposer l’espace en utilisant tous les indices topologiques que je pouvais trouver, et ce en déjouant quelques embûches liées aux spécificités du média : ainsi dans le documentaire certains plans ont été inversés horizontalement au profit de la fluidité du montage mais aux dépens de la logique spatiale que j’essayais de déterminer. C’est finalement un attribut physique de Lombardi qui m’a « vendu la mèche », puisque la sienne, de mèche, se trouvait parfois sur le côté gauche du front au lieu du droit, m’indiquant ainsi quels plans étaient inversés. Que ce soit le corps de l’artiste qui ait permis de conférer un sens, et in fine, une forme, à l’espace dans lequel il évolue est par ailleurs tout à fait significatif, précisément pour des questions d’échelle.

Nombre de commentateur·es ont souligné la tension inhérente aux travaux de Mark Lombardi et qui réside dans la distance à laquelle on appréhende ses grands dessins. C’est-à-dire entre la légèreté des formes dans leur ensemble et le poids des informations, à mesure que l’on s’en rapproche physiquement (et que celles-ci deviennent intelligibles). Or, dans le film de Wegener, on peut voir l’artiste agenouillé devant des feuillets disposés au sol, dans un rapport vertical avec sa surface de dessin, suggérant la manière dont il travaille. C’est cette hypothèse que j’ai développée dans le Fictional Panorama. On pourrait ainsi avancer que c’est l’échelle irréductible de son propre corps qui détermine le seuil à partir duquel on passe d’un niveau de lecture à un autre, du registre de la forme pure à celui du document, réinscrivant son individualité incarnée au sein de ces grands réseaux nébuleux – hypothèse qui gagnerait d’ailleurs à être vérifiée en pratique. À cet égard, ce seuil serait tout autant dépendant de conditions de production, elles-mêmes déterminées par l’espace dans lequel sont réalisées les œuvres. Ces conditions de production ne sont pas étrangères à celles avec lesquelles j’ai moi-même conçu ces objets, c’est-à-dire depuis chez moi, avec une économie de moyen, en l’occurrence en partie imposée par les mesures sanitaires relatives au Covid-19. Cette chambre, comme vous l’appelez de manière plus évocatrice, est aussi la mienne.

M. : Votre travail d’enquête semble mettre au jour une quantité étonnante de coïncidences frappantes, comme si des éléments apparemment hétérogènes s’avéraient liés par une nécessité plus profonde, où les hasards n’en sont finalement pas.

T. P. : Par exemple, en parallèle de la trajectoire de Mark Lombardi dans le Fictional Panorama, est évoquée la filiation de certains membres de la famille Khashoggi. Comme le rapporte Robert Hobbs, l’intérêt particulier de l’artiste américain pour les réseaux d’Adnan Kashoggh, riche homme d’affaires saoudien et vendeur d’armes impliqué dans l’affaire Iran-Contra, lui aurait même inspiré la pratique pour laquelle il est désormais célèbre. Au moment où j’ai commencé à travailler sur la BD, ce nom possédait une épaisseur particulière, puisque Jamal Khashoggi, chroniqueur au Washington Post, critique acharné du régime de Mohammed Ben Salmane et neveu d’Adnan, venait de disparaître. Les dernières images sur lesquelles il apparaît ont largement été partagées par les médias. Ce sont celles enregistrées par la caméra de surveillance de l’ambassade saoudienne à Istanbul où on le voit rentrer dans le bâtiment pour ne jamais en sortir. Or il existe un autre membre de la famille Khashoggi affilié à un événement fortement médiatisé, il s’agit de Dodi Al-Fayed, l’amant de Lady Di décédé dans le même accident de voiture qui coûta la vie à la princesse. Faire figurer ces événements dans le Panorama, en les maintenant dans la forme sous laquelle ils ont été communiqués au grand public, me permettait à la fois de rattacher la pratique de Mark Lombardi à un contexte médiatique dont il s’alimentait et de créer un pont avec notre actualité.

Coïncidences, contingences, homonymies et échos sémantiques sont ainsi des forces de création et des vecteurs de narration. Ce n’est pas loin de ce que Salvador Dali appelle dans Surréalisme au service de la Révolution « la méthode paranoïa-critique », qui permet aux associations délirantes (et moins délirantes), fruits de nos expériences subjectives, de trouver une forme d’hypothèses rationnelles et partageables. Il existe aussi un art de la découverte fortuite, une intelligence de la chance qui ne sont pas exclusifs au champ de la création mais qu’on retrouve aussi dans la recherche ou dans les travaux d’enquête en source ouverte, comme le revendique le nom évocateur du collectif d’investigation néerlandais Serendip. Autant de méthodes qui découlent d’une certaine forme d’attention « en alerte ».

M. : Ces coïncidences font parfois miroiter l’horizon de conspirations générales, au sein desquelles tous les puissants seraient finalement liés entre eux.

T. P. : Un réflexe récurrent de la part des institutions ou des personnes visées par une alerte est de tenter de discréditer celui ou celle qui l’a lancée en disqualifiant ses révélations comme le produit d’une hypersensibilité paranoïaque, dont la conspiration serait la forme organisationnelle caricaturale. S’il existe des dérives apophéniques évidentes, dont certaines ont de terribles conséquences sur notre réel, il serait contre-productif de disqualifier automatiquement toute suspicion de complot comme relevant d’une projection interprétative ou d’un délire paranoïaque, sous peine de manquer des ouvertures critiques, voire de taire des alertes légitimes. En introduction d’un texte qu’il a consacré aux conspirations, Joe Dumit nous interroge : Is capitalism a conspiracy ? Is race a conspiracy ? Is man a conspiracy ?, avant de développer que nous autres citoyen·nes sommes bel et bien soumis·es au contrôle de « quelque chose » et que « quelque chose » est effectivement en train de détruire notre planète et notre bien-être.

Les conspiracy theorists apparaissent alors comme une force active et créative face à la complexité de l’ordre social, traversant les disciplines et n’excluant aucune hypothèse, « pas même les aliens ». Entendez qu’iels emploient des outils d’enquête, des méthodes heuristiques qui font feu de tout bois. Avec cette définition extensive de la conspiration, qui épouse les traits du corporatisme post-industriel, il suffit de se procurer n’importe quel ouvrage cataloguant des affaires de lancement d’alerte pour que se révèlent, en négatif, toutes les conspirations – prévarications, écocides, corruption, concussions, surveillance, crimes sanitaires, etc. – dont les conséquences pour la société sont systématiquement minimisées par le recrutement d’agences de communication et autres cabinets de lobbyisme. Les lanceur·es d’alerte, dans tous ces cas, sont dénoncé·es comme des entités destructrices.

C’est ce caractère destructif que montre bien Joe Dumit à propos d’Adrian Piper, qui fuit à Berlin après avoir lancé l’alerte sur le racisme à l’Université de Wellesley. Le lanceur d’alerte se détruit lui-même, sacrifiant son réseau social pour la justice sociale. Il est destructeur d’images, à en croire le site internet de l’un des cabinets de communication de crise recruté pour atténuer les impacts des alertes, CorpCom, qui semble regretter qu’aujourd’hui « presque tout finit par se savoir », avant d’expliquer que « construire une image prend des années et la voir détruite en un jour est toujours une menace ».

En fait de paranoïa, Roger Lenglet rapporte que, l’agence de conseil Cap Sirius prévient sa clientèle qu’il y a « autant de lanceurs d’alerte potentiels que de salariés au sein d’une entreprise », avant de proposer aux entreprises des méthodes dignes des plus ambitieuses opérations contre-insurrectionnelles, telle une cryptique « cartographie des parties prenantes ». Ils proposent de la mettre en place préventivement, pour anticiper la maturation d’alertes potentielles.

M. : Vous nous faites souvent observer les lanceurs d’alerte à travers des rapprochements purement formels : des schémas, des graphes, des modèles réduits, des fragments d’architecture. Pourquoi attirer notre attention sur ces questions de formes, plutôt que sur les enjeux éthiques, économiques ou politiques des combats menés par les lanceurs d’alerte ?

T. P. : On doit l’expression « lanceur d’alerte » à la sociologie pragmatique, et plus précisément à Francis Chateauraynaud. Plus que son équivalent anglais whistleblower, la transitivité de l’expression française permet de dissocier clairement un sujet et un objet. Le sociologue insiste d’ailleurs sur la nécessité de détacher l’alerte de celui ou celle qui l’a lancée : c’est la condition même d’une réappropriation collective – et donc de l’opérativité de l’alerte. Cette réception collective est soumise à une épreuve d’intelligibilité. Bien qu’il ne soit pas tout le temps à la charge des lanceur·es d’œuvrer à cette clarification, la complexité de certaines affaires nécessite des formes synthétiques qui vont augmenter leur puissance d’évocation, permettre une vision claire de ce qui se trame. Pour paraphraser l’écologiste américain Aldo Leopold, on ne peut avoir de relation éthique qu’avec ce que l’on voit, et comprend. On retrouve des formes concrètes et littéralement caricaturales de cette idée, je pense notamment à Thomas Nast, qui a consacré une partie de sa carrière de cartoonist au sein du Harper’s Weekly à la fin du XIXe siècle à dénoncer les malversations de l’élu démocrate new-yorkais Boss Tweed. En réaction à ces dessins, ce dernier aurait déclaré : « je me fiche de ce qu’écrivent les journaux, mes électeurs ne savent pas lire. Mais bon sang, ils sont capables de comprendre des images ».

Le deuxième point, c’est que les alertes ont une existence matérielle. Même lorsqu’elles ne reposent pas sur la passation d’objets physiques et tangibles – documents ou clés USB par exemple – elles germent en réaction à des pratiques ayant des conséquences sur notre réalité matérielle, voire sur notre existence physique, et souvent au sein d’institutions ou corporations incarnées matériellement et architecturalement. Pour un travail de recherche antérieur, je m’étais interrogé sur les œuvres de l’artiste américain Trevor Paglen, dont j’avais visité l’exposition Sites Unseen au Smithsonian Museum, à Washington. Je me demandais si son travail n’illustrait pas une « loi du talion scopique » qui atténuait la portée politique de son propos. Je pensais notamment à sa célèbre série de photographies révélant des bases secrètes américaines prises en téléphotographie, de très loin, et dont certaines constituent des points névralgiques des programmes de surveillance de masse. Je réalise aujourd’hui que ces images ont le grand mérite de montrer l’existence matérielle de ces appareillages. Cela renvoie à cette idée de Lewis Mumford, reprise récemment dans un entretien de Lundi Matin avec Romain Boucher, selon laquelle la « complexité et la verticalité » des institutions traduisent la nature autocratique ou démocratique des techniques qu’elles emploient. La complexité des programmes de surveillance de masse, ou des mécanismes d’évasion fiscale et de blanchiment d’argent, contrastent de manière assez évidente avec un « outil démocratique » comme le marteau, pour reprendre l’exemple de Boucher.

M. : Une constante de votre réflexion est de situer ces figures de lanceurs d’alerte sur l’arrière-fond d’une certaine conception de l’art contemporain. Pouvez-vous expliciter ce qui relie à vos yeux la figure du lanceur d’alerte et celle de l’artiste ?

T. P. : Il s’agit justement ni plus ni moins d’un exercice de paranoïa critique, qui consiste à étendre le champ d’acceptation de ces deux désignations pour voir à quels endroits elles se recoupent. C’est une intuition que je commence seulement à développer mais qui trouve son origine dans une forme d’économie de création que je constatais dans certaines occurrences de lancement d’alerte. C’est aussi en réaction aux considérations juridiques ou éthiques qui monopolisent souvent le débat lorsqu’il s’agit d’en tracer les contours.

Dans mon mémoire de master, écrit en 2019, j’empruntais à Michel Foucault le concept de « parrhèsiaste » pour appréhender les lanceur·es d’alerte. Ce terme, qui apparaît dans le Courage de la vérité, désigne celui ou celle qui dit sa vérité à son souverain, au risque de le fâcher et d’en subir les conséquences funestes – un destin d’ailleurs tout à fait comparable à celui de Jamal Khasogghi. Mais, comme c’est souvent le cas dans le lancement d’alerte, il ne s’agirait en fait pas tant de « tout dire » – sens étymologique de la parrhèsie – que de « montrer en partie ». On retrouverait alors quelque chose de l’ordre de la figure de style. Il s’agit parfois de synecdoques, par exemple lorsque les lanceur·es d’alerte mettent en lumière un problème public en disant « voici une partie des documents, il y en a plein d’autres là d’où ça vient », ou bien quand un dessin est esquissé dans un carnet pour synthétiser des diagrammes qui schématisent eux-mêmes de complexes mécanismes d’optimisation fiscale. Il s’agit d’autres fois de métaphores, comme lorsque Deltour manipule des bretzels dans un café lorrain pour expliquer à une journaliste ces mêmes mécanismes d’intrication. De manière générale, cela consiste à « générer du sens ou des unités de langage là où il en manque », pour citer Alain Deneault dans L’économie esthétique (par ailleurs camarade de bus lors de notre visite du procès en appel au Luxembourg avec les militants d’Attac).

Les moyens mis en œuvre pour atteindre cette fin, notamment dans la réception, la mobilisation et l’articulation de données, ne sont pas exclusivement esthétiques. Ils peuvent relever de techniques créatives non-éprouvées, performatives et locales, relevant d’un génie tactique. C’est en cela que l’on peut rapprocher ces moyens des « dispositifs poétiques » décrits par Christophe Hanna, dans cette propension à trouver des solutions ad hoc dans l’énonciation d’un problème public. D’ailleurs, que ce concept et celui de lancement d’alerte soient tous deux héritiers de la pensée de John Dewey n’est pas un hasard. Ils répondent tous deux d’une forme élaborée d’expérience qui permet, à un moment ou à un autre, une prise sur le réel. Francis Chateauraynaud et Christophe Hanna ont également en commun d’insister sur la nécessité de dé-singulariser les auteur·es des œuvres/alertes/documents, pour que soit permise leur appropriation collective, et, encore une fois, leur opérativité.

En me risquant à une comparaison directe, cela permet de mettre en lumière un point que partagent lanceur·es d’alerte et artistes : la dépendance de leur existence sociale à des opérateur·es extérieur·es qui vont agir comme des médiateur·es ou des traducteur·es entre un processus interne – psychologique, intellectuel, institutionnel – et le résultat extérieur de ce processus. En outre, les lanceur·es d’alerte comme les artistes disposent d’une certaine acuité alèthurgique, qui consiste à faire attention en donnant une nouvelle forme de présence à des objets ou à des phénomènes. En cela, on peut dire qu’iels se situent à la fois dans « l’étique », l’observation, et « l’émique », l’action, selon des termes empruntés à Carlos Ginzburg dans un texte où il associe cette fois les figures de l’artiste et du faux-monnayeur.

M. : Les artistes jouent souvent avec la puissance du faux. Y a-t-il eu des artistes qui ont tenté de lancer de fausses alertes ?

T. P. : Je m’étais brièvement intéressé à une fausse affaire de lancement d’alerte relayée dans un article de Médiapart et dont le média d’investigation avait été la cible en 2017. Deux hommes avaient déposé deux cartons devant leurs bureaux. Ceux-ci contenaient plus de 4 000 documents d’établissement bancaires suisses censés prouver des pratiques d’évasions fiscales de centaines de citoyens français. La falsification était si bien réalisée que rien ne laissait transparaître la supercherie. C’est finalement en contactant les présumés détenteurs de ces comptes que les journalistes la déjouèrent.

Au-delà de la tentative d’entourloupe, la singularité de cette affaire réside dans sa matérialité, dans la volonté des faussaires de présenter la fuite sous la forme de quatre mille feuilles de papier, là où des fichiers numériques sur une clé USB auraient été beaucoup plus commodes – et plus communs. Réduite à ce seul geste conceptuel, la disposition des cartons au sol apparaît comme un statement : la mise en scène d’une idée qui consiste à accorder une valeur particulière (d’authenticité) à un matériau (le papier). Une projection d’ordre esthétique sur une affaire médiatique peut ainsi permettre de questionner ses termes représentationnels.

M. : Pensez-vous que les lanceurs d’alerte constituent une sorte de forme idéale de la fonction sociale que les artistes aiment à imaginer pour eux-mêmes ?

T. P. : Les lanceur·es d’alerte trouvent les failles des institutions pour s’y faufiler, telles les fuites qui annoncent les désastres écologiques à venir, telles les leaks dont iels sont parfois le véhicule. Iels mettent au jour la vulnérabilité de ces édifices. Aussi, la charge révélatrice des alertes ne réside pas seulement dans l’énonciation d’un problème, mais également dans la trajectoire de celles et ceux qui les lancent. Iels agissent comme des entités glissantes, traversantes, qui ne trouvent pas racines sur un terrain précis. Iels inspirent une « citoyenneté à l’état gazeux », pour détourner le titre de l’ouvrage d’Yves Michaud. Ce sont des figures trans qui indisposent le capitalisme, troublent un certain pouvoir, patriarcal, aux idées normatives. Transclasses, selon l’acceptation de Chantal Jaquet, ou transpersonnelles, selon celle d’Adrian Piper, lorsque les conséquences du lancement d’alerte impliquent le renoncement à certains privilèges, à une certaine commodité sociale. C’est Deltour qui passe d’un salaire confortable dans une entreprise privée à un poste de la fonction publique. C’est Piper qui renonce à un poste à l’université pour fuir à Berlin. C’est la non-reproduction du schéma familial de Cian Westmoreland, qui quitte l’armée pour dénoncer les dérives du programme de drones de l’armée américaine, rompant avec le parcours adopté par son père et son grand-père avant lui. C’est le double front de Chelsea Manning, qui se bat pour faire accepter sa transidentité en même temps que l’intérêt général de ses révélations. C’est peut-être aussi l’ouvrage de Stéphanie Gibaud, La femme qui en savait vraiment trop, qui, en parodiant le titre du film d’Alfred Hitchcock, met l’emphase sur une double profanation : pas seulement en savoir trop mais aussi être une femme. Cette « propension » à incarner des alternatives non-infernales aux discours dominants est constitutive de leur fonction au sein de l’espace social. Un exercice de rupture (avec un étant-donné) et de lien (avec un public constitué comme tel) dont on peut constater des occurrences au sein de la production culturelle, le mouvement MeToo en étant un exemple récent.

Pour ce qui est du champ de l’art plus précisément, on pourrait constater une trajectoire aux États-Unis qui commencerait en 1971 avec l’émergence de la critique institutionnelle (par ailleurs la même année à laquelle eut lieu la première grosse affaire de lancement d’alerte de notre ère, avec les révélations de Daniel Ellsberg), et qui continuerait avec les Guerilla Girls, jusqu’à des pratiques contemporaines, davantage inscrites dans l’activisme, comme Decolonize This Place. Ces initiatives parviennent à s’emparer des problématiques de représentation pour les relier à un espace public et aux (en) jeux de relations et de collusions qui le conditionnent. Mais j’inclurais également des pratiques moins visibles et plus modestes, locales, qui ne s’inscrivent pas dans la confrontation, mais plutôt dans la collaboration, comme je le constate chez beaucoup de mes ami·es artistes. Des pratiques du faire autrement, ou du faire avec (plutôt que contre). Quoi qu’il en soit, du faire, coûte que coûte.

M. : Que pensez-vous de l’état actuel des législations censées protéger les lanceurs d’alerte ?

T. P. : Je n’ai pas de formation de juriste mais je ne prendrai pas de risque en répétant ce qui est presque devenu un lieu commun : telle qu’elle est écrite, la loi Sapin II, qui constitue la référence dans le droit français concernant la protection des lanceurs d’alerte en entreprise, est tissée d’absurdités. Dans son article 6 elle stipule notamment que les salarié·es doivent signaler leur alerte en premier lieu à leur hiérarchie, avant d’envisager de communiquer avec une instance extérieure !

L’efficacité de la protection des lanceur·es d’alerte est aussi co-dépendante d’une culture favorable à l’alerte (sans qu’il s’agisse d’une « société de délation » ou d’une « tyrannie de la transparence », comme on peut l’entendre dans la bouche de certain·es critiques). La récente réforme de la justice au contraire place désormais le conseil sous le secret des relations entre un avocat et son client, qui est une des exceptions non-couvertes par le régime de l’alerte défini par la loi Sapin II (avec le secret défense et le secret médical). Or, lorsque ce ne sont pas les cabinets d’audit et les expert·es comptables (qui seront donc sans doute désormais minoritaires), ce sont les avocats qui mettent au point les montages d’optimisation fiscale pour les entreprises.

Lorsque Roger Lenget et Isabelle Badoureaux parlent d’un « art de lancer une alerte » dans leur ouvrage éponyme, iels font référence à cette capacité à se repérer au sein d’un complexe dédale législatif, lequel se double d’un labyrinthe cognitif et d’un tunnel psychologique. C’est pourquoi il est heureux qu’existent des organismes d’accompagnement (comme la Maison des lanceurs d’alerte), des conventions (comme le salon Des livres de l’alerte) ou des guides (comme celui que propose Transparency International sur son site). Autant d’initiatives collectives qui apparaissent comme des tentatives de cartographie du domaine de l’alerte.


Entretien réalisé en juillet 2021