Christian Marazzi, Editions de l’Aube, 2003, 240 pages, 21,2 euros. Octobre 2003Après avoir expliqué magistralement dans La place des chaussettes (éditions de l’Eclat, 1997) que la reconstruction post-fordiste de l’économie rend le travail salarié aussi inévaluable que l’a toujours été le travail des femmes à la maison, Christian Marazzi nous introduit dans les arcanes de la nouvelle économie financière. Nous vivons actuellement une révolution des prix : leur stabilisation, voire leur diminution à qualité constante. D’où vient-elle ?
De la nécessité pour le capitalisme d’augmenter toujours la quantité des moyens de paiement en circulation et d’élargir de façon continue les bases sur lesquelles il exploite les forces vivantes de la population. Une formidable augmentation de productivité a résulté de l’appel systématique à la capacité communicative de la société (cercles de qualité, enquêtes auprès des consommateurs, prix de l’innovation…). C’est toute la vie quotidienne qui est devenue matière à exploiter par le capital. Cette transformation, permise par les nouvelles technologies d’information et de communication, a exigé des investissements considérables qui ont été effectués par le recours au marché financier international. L’OMC a imposé en 1997 la libéralisation complète des marchés financiers, et la crise asiatique en a été le premier résultat. La prochaine étape est la conversion de l’épargne-retraite en fonds d’investissement privés dans les pays européens. Les profits les plus importants ne reposent plus sur la croissance de la production de biens et des services, comme pendant la période fordiste, ni sur la compression des salaires comme dans la période post-fordiste, mais sur le jeu des différences entre prévision et réalité. En se gardant contre le retour de l’inflation alors que les nouvelles technologies conduisent à la déflation, les gouvernements accélèrent le processus de concentration financière. La rupture avec le paradigme fordiste et l’Etat social date du 6 Octobre 1979. Ce jour-là, la réserve fédérale américaine, pour lutter contre l’inflation, a augmenté fortement ses taux d’intérêt et affiché qu’elle cessait de croire en Keynes pour suivre Milton Friedman. La forte augmentation des taux d’intérêt s’est répercutée sur les dettes des ménages américains et sur leur capacité de consommer. Or toute la production de biens d’équipement se fait en anticipant la demande des consommateurs. Il ne faut pas trop diminuer celle-ci pour poursuivre la croissance. C’est alors que vint l’idée de convertir l’épargne-retraite des fonctionnaires en actions, ce qui eut pour effet secondaire d’interdire l’alliance entre les fonctionnaires et les pauvres. Le problème était surtout de changer les habitudes de la masse des ouvriers et des employés en les obligeant à contribuer à la création boursière de monnaie. L’imagination créatrice de produits dérivés, qui permettent de créer de plus en plus de monnaie fiduciaire (fondée sur la croyance), est infinie. Avec les dérivés, les économies financières ont trouvé une source de création de monnaie aussi extensible que leurs besoins. Les dérivés permettent de s’assurer d’une vente en faisant porter le risque sur les marges et en le faisant garantir par l’Etat. C’est ainsi qu’a été mis en place le Fonds américain spécialisé dans le financement de l’achat de maisons individuelles, garanti par les aides de l’Etat : Ginnie Mae. C’est ainsi qu’a été produite la bulle immobilière du débat des années 90. La vente massive de biens désirés par tous sert de support à la production du capital dérivé, et oblige la production du capital à dépasser les frontières locales et à s’alimenter sur le marché global. Paradoxalement, c’est l’Etat lui-même qui organise la globalisation en garantissant des consommations de masse comme le logement. La demande de liquidité de l’ensemble des partenaires économiques fait passer le capital à l’échelle mondiale. Permise par l’Etat, elle entraîne pourtant une perte de confiance dans la capacité gouvernementale, dans la capacité de reproduire le système à l’échelle nationale. Dans l’incertitude les partenaires économiques spéculent. Les Etats eux-mêmes participent à l’agiotage par les privatisations et la transformation des fonds de retraite en fonds de pension par actions. Fin 1993, la masse de l’épargne gérée par les fonds de pension représentait en Suisse 83 % du PIB, en Grande-Bretagne 79 % et aux Etats-Unis 60 %, alors que dans aucun de ces pays, la transition vers le nouveau système n’est achevée. Ces fonds, gérés avec des représentants des travailleurs, sont un élément clé du processus de désalarisation. L’unité de classe des salariés est brisée au profit d’une individualisation des prestations en fonction des contributions. Le droit disparaît au profit du devoir. Il n’y a qu’en cas de catastrophe qu’on retrouve le sens du risque collectif. La communauté doit continuer à fonctionner comme offre différée de travail, de mise en œuvre du capital. Pour Christian Marazzi, ne pas voir le rôle central du capital financier dans la stratégie des grands groupes, le croire encore parasitaire par rapport au conflit entre organisation et travail, c’est refuser de voir les transformations fondamentales survenues dans le travail lui-même. Croire que le travail commandé est isolable de l’ensemble de la vie quotidienne, c’est refuser de reconnaître le rôle du langage et de la coopération dans ce travail même. La théorie de la “fin du travail” confond celui-ci avec le travail manuel et ignore ses transformations récentes ; au contraire, le travail, intermittent dans sa rémunération, mobilise toute la vie dans sa réalisation. Les récentes augmentations de la productivité du travail ont autant été gagnées sur du travail extra-salarial, extra-contractuel, sur de nouvelles formes de mobilisation de travailleurs que sur l’exploitation à la marge du contrat salarial. De nouvelles activités développent les capacités relationnelles des travailleurs dans la communication sociale, la réflexion, l’apprentissage. Des relations nouvelles entre le dedans et le dehors de l’entreprise sont indispensables aux nouvelles manières de produire : production de prototypes, réparation de pannes, réponse à des événements imprévus. De nouvelles formes de travail se développent pour lesquelles la coopération remplace la programmation a priori et la hiérarchie. Christian Marazzi est fort critique sur les expériences de réduction du temps de travail qui se sont faites de manière purement quantitative, en augmentant le temps de loisir, au détriment de ces blocs d’activités communicatives nouvelles. L’enjeu de la lutte au sein de l’entreprise, et de façon globale, doit être au contraire la constitution de la communauté communicative, sa représentation d’elle-même, la défense de son intégrité et de celle de chacun de ses membres, dans une autogestion du collectif de travail, dans une organisation coopérative de la diversité des activités depuis le ménage jusqu’au financement. Développer de telles capacités collectives est l’enjeu de la coopération à l’échelle d’une ville. Les nouvelles technologies de communication, leur agencement, sont en effet de nature publique ; les innovations sont appropriées par la communauté concrète qui habite un territoire. C’est ce qui explique qu’il y ait croissance de la productivité sociale et en même temps déflation ; cette croissance de l’activité relationnelle se fait pour une bonne part hors marché. Tant que cette activité sociale ne sera pas financée par un revenu garanti, le développement de la coopération sera freiné par l’assujettissement aux possibilités du marché. Les critères des banques européennes en matière d’investissement sont en effet particulièrement conservateurs. Cependant de nouveaux sites de création monétaire vont se développer pour lutter contre le sous-emploi : les fonds de pension pour les retraites, les crédits à la consommation dans les chaînes de supermarché, les agences de crédit aux travailleurs indépendants ou aux candidats à l’accession à la propriété, les banques du temps, les systèmes d’échanges locaux… et toutes les formes de crédit assorties d’une garantie contre l’incertitude des taux d’intérêt. La croissance économique post-fordiste exige de nouvelles mesures principalement financières, qui font retomber la responsabilité du risque sur le citoyen. Il conviendrait qu’une gestion sociale de ce risque soit cependant assurée, ce qui est seulement le cas des fonds de pension. Mais ceux-ci restent liés à l’horizon de la sortie de la vie salariale et n’englobent pas l’ensemble des situations de vie et de travail. La nouvelle économie oblige à de nouvelles relations de solidarité intergénérationnelles qui restent à penser. La nouvelle solidarité philanthropique demeure trop condescendante et sélective pour avoir un effet d’entraînement économique. Le droit à la mendicité est aussi facteur d’inertie. Il y a là un enjeu de lien social pour l’Etat, et pour tous. L’Etat a notamment développé des programmes d’insertion. Au total, un tiers-secteur s’est constitué en champ d’expérimentation sociale de nouvelles manières d’agir communicatif, mais qui se présentent toujours comme limitées à l’exclusion sociale, et donc inaptes à participer réellement aux nouvelles manières de produire la richesse. “Il n’y a donc pas d’autre possibilité rationnelle de lutter contre la pauvreté que d’ouvrir un cycle de luttes libérées du complexe de la pauvreté et de la marginalisation, et proposant la reconnaissance par le bas du droit au revenu de citoyenneté.” (p. 125) Aujourd’hui, la Réserve fédérale américaine ne prétend plus diriger la société réelle du dehors mais seulement agir dedans. Elle a pris acte de la transformation de ses conditions de travail. De même, dans les rapports de réciprocité au sein des collectifs de travail et dans les luttes, la communauté produit ses propres réducteurs d’incertitude, ses propres éléments de pouvoir. La déflation est le signe que cette communauté produit et agit de manière invisible sur le marché, dans son langage et ses relations humaines propres. “Là où on ne voit pas d’ordre ordonné, il faut savoir reconnaître la trame d’une citoyenneté faite d’associations et de démocratie communicative.” (p. 134) Le propos de Christian Marazzi n’est pas révolutionnaire mais synthétique. En esquissant une articulation entre les formes de financement de l’économie, les transformations du travail, les évolutions des formes de solidarité sociale, il rassemble les fils du débat de ces dernières années sur les retraites, le temps de travail, l’intermittence. Il invite à essayer de maîtriser ses éléments à partir de la position du collectif de travail et la pratique de la coopération sociale. Il dessine ainsi une nouvelle manière de vivre.
Sur le même sujet
Articles les plus consultés
- Pour Gaza, contre l’antisémitisme, autrement Fragiles propositions vers une gauche d’émancipation internationaliste
- Il faut défendre les invulnérables. Lecture critique de ce qu’on s’est laissé dire, à gauche, sur la pandémie de covid
- Le partage du sensible
- Des écoles d’art et design en lutte Contribution à une (re)politisation du champ de l’art
- L’éthique du hardcore