La pensée spéculative, telle que nous cherchons à en hériter, se trouve exprimée pour la première fois, avec la plus grande justesse, dans l’appel de Whitehead : « la philosophie ne peut rien exclure ». Étrange proposition qui, sous l’apparence d’une description de l’activité philosophique en général ou d’une sorte de prudence heuristique, marque en fait une position volontairement polémique et violente. Le constat est simple : la philosophie moderne s’est fourvoyée dans les formes d’une purification, d’une remontée vers les principes, d’une critique de ce qui ne serait qu’apparence, séduction ou aliénation, dont elle a cru qu’il s’agissait de sa manière propre de faire jeu au moins égal, voire supérieur, avec les sciences expérimentales. Elle a cru, comme à une croyance à laquelle il fallait adhérer envers et contre tout, que c’était la condition de toute expérience possible, de toute connaissance et de toute constitution politique. Quelle ironie que de constater aujourd’hui, sous l’apparence de nouvelles propositions spéculatives, bien différentes évidemment de celle à laquelle nous en appelons ici, les mêmes tentations purificatrices et souverainistes, les mêmes fascinations formalistes en tout genre, le même rapport à la décision démiurgique, qui ont formé les autoroutes de la pensée moderne. Si la pensée spéculative trouve aujourd’hui, incontestablement, une nouvelle actualité, il importe de ne pas confondre l’appel de Whitehead avec la sacralisation formaliste, identifiant la spéculation à une décision purement formelle et abstraite, qui anime aujourd’hui une partie importante de la philosophie. Comment pourrions-nous croire un seul instant à une rupture lorsque tous les gestes sous-jacents s’inscrivent aussi clairement dans la continuité et forment une sorte de nouvel hypermodernisme ? Ce sont peut-être là les derniers soubresauts d’une réaction, comme l’ont notamment montré Eduardo Viveiros de Castro et Deborah Danowski1, face aux catastrophes annoncées.
Dans ce contexte, il nous paraît essentiel de poser un certain nombre de propositions qui n’ont nullement la prétention de décrire, et par là même de figer, une scène mouvante, mais de mettre en évidence ce qui pourrait selon nous rendre nécessaires ce que nous avons appelé par ailleurs des « gestes spéculatifs2 ». Une proposition n’a aucune vocation descriptive, encore moins normative, mais relève de ce que Whitehead a appelé un « appât pour des sentirs », une manière de susciter des possibles.
La contrainte pragmatique
Reprenons l’appel. Si Whitehead le pose comme une exigence, déterminant une trajectoire possible de la pensée spéculative, c’est qu’il y aurait un nouveau danger ou une nouvelle tentation qui animerait la philosophie et à laquelle il entend résister. Ce danger, nous l’exprimerons en une formule : le goût immodéré pour les faux-problèmes, les alternatives infernales, sorte de paresse de la pensée ou de bêtise, qui se présentent « naturellement » dans toute situation : vérité ou croyance, expérience ou représentation, faits ou valeurs, subjectif ou objectif, etc. Ces alternatives, aux aspects si innocemment théoriques, sont en fait autant de véritables machines de guerres, tournant à vide et produisant une désertification de tous les modes d’existence : réduction des êtres psychiques à de simples représentations, des fictions à des réalités imaginaires, réduction des valeurs à des projections subjectives sur la nature. On nous dira que la philosophie n’a jamais cessé de mettre en scène des dualités de ce genre, des bifurcations, mais rarement elles ne furent autant célébrées, dramatisées, mises en scène à tous les niveaux de l’expérience que durant la période moderne. Il faudrait adresser à ces alternatives, comme à tout faux-problème, des questions à chaque fois pragmatiques : quelle volonté les travaille ? Quels en sont les effets ? Que tente-t-on à cette occasion de disqualifier ?
Ne rien exclure, c’est donc résister aux termes des alternatives qui semblent inéluctablement s’imposer à nous en entraînant de faux choix. C’est alors à des problèmes d’un genre nouveau que nous avons affaire, et Whitehead l’exprime sous une forme de prime abord cryptique : « La philosophie ne saurait négliger les milles facettes du monde – les fées dansent, et le Christ est cloué sur la croix3 ». Ainsi, c’est à une exploration des modes d’existence4 dans leur réalité propre, dans leur mode de réussite, dans leurs exigences immanentes que la pensée spéculative en appelle. Face à la désertification des modes d’existence, on trouve un appel similaire chez E. Souriau lorsqu’il annonce comme un véritable programme de recherche, comme une nouvelle impulsion philosophique : « Actuellement, il nous faut repérer et étudier ces différents plans, ces différents modes d’existence sans lesquels il n’y aurait point du tout d’existence – pas plus qu’il n’y aurait d’Art pur sans les statues, les tableaux, les symphonies, les poèmes. Car l’art, c’est tous les arts. Et l’existence, c’est chacun des modes d’existence. Chaque mode est à soi seul un art d’exister5 ».
Est-ce que cela signifie que la pensée spéculative est vouée à une sorte de recueil neutre de la multiplicité des modes d’existence qui composent nos expériences ? S’agit-il de les accueillir indifféremment ? La pluralité des modes d’existence requiert-elle une préservation comme on en parle dans le cas des espèces naturelles et du danger de leur disparition ? La pensée spéculative devrait-elle être à ce point générale qu’elle pourrait tout accueillir, la multiplicité des modes d’existence et les alternatives qui les cadenassent dans des formes majeures ? C’est certainement l’une des tentations qui traverse une partie importante de la pensée spéculative contemporaine. Mais la position de Whitehead, affirmant qu’il ne faut rien exclure, n’affirme pas pour autant qu’il faille tout prendre en compte : elle affirme qu’il faut refuser le droit de disqualifier. L’expérience doit faire contrainte. Elle est ce à quoi les philosophes doivent conférer le pouvoir de les faire penser. Cette position inscrit la pensée spéculative de Whitehead dans le prolongement de ce que William James a appelé l’« empirisme radical » (n’en déplaise à ceux qui prennent trop au sérieux les distinctions scolaires) : « pour être radical, un empirisme ne doit admettre dans ses constructions aucun élément dont on ne fait pas directement l’expérience, et n’en exclure aucun élément dont on fait directement l’expérience6 ». Les deux parties de la proposition forment une double contrainte cruciale. Tout d’abord, ne rien exclure, prendre en compte la multiplicité des dimensions qui composent une expérience hic et nunc, n’en rien soustraire a priori, quelles que soient les disqualifications dont elle puisse être l’objet. Ensuite, ne pas admettre de principe de jugement hors situation, qui domestiquerait cette multiplicité en termes de catégories ou d’exigences qui lui sont étrangères. Toute pensée est de ce point de vue absolument située, engagée dans la situation dont elle émerge et qui lui donne sens. Il s’agit, pourrait-on dire avec Deleuze, de penser par le milieu, avec tout ce qu’une expérience implique, plie en elle-même, et sans principe de tri critique qui viendrait la purifier, l’isoler, en faire un « cas » auto-suffisant. Rien de ce qui est réel n’est auto-suffisant. Le fait isolé n’existe pas : « La connexité entre dans l’essence de toutes les choses : il est de l’essence même des choses qu’elles soient reliées. Faire abstraction de la connexité, c’est omettre un facteur essentiel du fait considéré7 ». Ainsi, toute expérience, aussi factuelle soit-elle, est saturée d’interprétations, d’idées et de liaisons multiples.
L’appel de Whitehead rejoint donc l’empirisme radical de James dans son refus de l’empirisme classique comme épistémologie traitant des conditions de la connaissance en général. Pour Whitehead, le drame de la philosophie moderne a été de remplacer la question « que savons-nous ? » par la question souveraine, hors sol, « qu’avons-nous le droit de savoir8 ? ». La position que Whitehead propose à la philosophie lui retire toute souveraineté. Elle-même est située, et située par une tâche à laquelle ne correspond aucun droit. Si la pensée spéculative a été accusée par Kant de commettre la même erreur qu’une colombe qui s’imaginerait que sans la friction due à l’air elle volerait mieux9, la philosophie spéculative de Whitehead a pour visée de maximiser la friction avec l’expérience – de refuser le droit que se donne toute pensée spécialisée, celui d’expliquer en éliminant ce qui ne se plie pas à l’explication.
Faire importer
C’est le défi même de ne rien éliminer qui anime les premières pages de Procès et réalité où est annoncée la nécessité de réintroduire dans la pensée philosophique contemporaine les exigences de la spéculation : « cette série de conférences est conçue comme un essai de philosophie spéculative. Sa première tâche sera de définir la «philosophie spéculative» et de la justifier comme méthode productrice d’un savoir important10 ». Le point central est situé à la fin de la proposition : produire un savoir important. Il est étonnant que les traducteurs de Procès et réalité aient proposé de traduire le terme anglais « importance » par « de grande portée », et que, lorsque le même mot apparaît dans la dernière phrase du livre, c’est « emprise » qui le remplace. Cela est d’autant plus étonnant que le cri « c’est important » est partout présent chez Whitehead. « Chassez l’importance avec une fourche, et toujours elle revient au galop11 », écrit-il. La gêne des traducteurs provient sans doute de ce que, avec ce mot, s’affirme le lien fort entre la pensée spéculative de Whitehead et le pragmatisme de William James, un pragmatisme si souvent réduit à une philosophie de l’utilité, philosophie de businessman qui ne marquait pas la différence entre l’effort philosophique vers le vrai et un sens commun borné.
Et pourtant la force du lien entre Whitehead et James ne saurait être sous-estimée. Pour Whitehead, James est celui qui inaugure une nouvelle période de la philosophie comme Descartes en a inauguré la période moderne. Comme Descartes en 1637, dans le Discours de la Méthode, James a, en 1904, avec Does Consciousness Exist ?, « balayé la scène des anciens accessoires ou plutôt il a modifié du tout au tout l’éclairage12 ». Mais le coup de balai n’est rien s’il ne traduit pas l’urgence de nouvelles questions. Rarement ne fut évoqué avec autant de force que par James le fait que les idées ont des conséquences pratiques, que les possibilités qu’elles introduisent dans une expérience sont ce qui les vérifie. Ainsi, dans « Le dilemme du déterminisme », James s’étonne de la tranquillité avec laquelle ses collègues peuvent se réputer déterministes, sans se préoccuper un instant des conséquences littéralement invivables de cette doctrine qui réduit à l’illusion tout ce qui nous importe ; même le regret devient irrationnel. Les collègues de James sont en ce sens pires que la colombe kantienne, persuadés que plus ils se dégagent de ce qui tisse nos vies, plus ils sont fidèles à cela seul qui leur importe, la définition d’un monde pensable à l’aune de ce qu’ils appellent rationalité.
Il ne serait pas exagéré de voir dans la philosophie de Whitehead une vaste tentative pour préserver ce qu’une expérience fait importer. Tentative éminemment éthique et politique : comment articuler la multiplicité des zones d’importance, humaines et non-humaines, dans une situation déterminée ? Ainsi écrit-il, sous la forme d’une maxime : « notre action est morale si, ce faisant, nous avons sauvegardé l’importance d’une expérience, dans la mesure où cette importance repose sur un cas concret de l’histoire du monde13. » Ce qui signifie que la morale implique ce que Donna Haraway appelle « respons-abilité » (response-ability), capacité de répondre d’une action ou d’une idée devant ceux pour qui elles auront des conséquences. Et l’idée immorale par excellence est alors celle qui se prétend innocente, ne détruisant rien d’autre que des illusions. La morale, au sens de Whitehead, demande ainsi de s’exposer aux conséquences. Quelles que soient les raisons qui la justifient, aucune idée n’est innocente. Ce qui ne signifie pas qu’elle soit coupable : c’est le sens de la non-innocence qui est le premier et le dernier mot de toute morale14.
Mais les philosophies de James et de Whitehead sont également spéculatives au sens où elles sont engagées, où elles s’affirment comme interventions dans un paysage ravagé par les disqualifications et la chasse aux illusions. James, contre le déterminisme, a fait importer ses conséquences hors de l’enceinte protégée, désaffectée, de l’épistémologie. Il a dit et vécu le caractère vital de la foi (trust, belief) dans notre pouvoir de faire une différence, même si nous ne pourrons jamais avoir de garantie quant aux conséquences de ce que nous aurons fait. Whitehead a fait importer l’incohérence criante de la « bifurcation de la nature », entre une nature « objective », existant sans nous, et une nature « apparente », avec ses sons, ses goûts, ses valeurs, produits par l’humaine subjectivité. Dans les deux cas, ce qui perd prise est la tenaille kantienne démembrant l’expérience entre ce qui revient au sujet (connaissant) et à l’objet (connaissable). Mais ce qui perd prise également est l’anthropocentrisme. Car le sens de l’importance ne peut être un privilège humain face à un monde indifférent. Ainsi il nous faut prendre dans toute sa radicalité l’idée de Whitehead selon laquelle: « Le sens de l’importance est enchâssé dans l’être même de l’expérience animale15 ».
Si Whitehead tire des conséquences plus évidemment spéculatives que celles de James à propos de ce qu’exige l’irréductibilité de l’importance à quoi que ce soit de plus général, c’est qu’il se situe « après » James, systématisant ce que James a assemblé. C’est-à-dire aussi, construisant une « réalité spéculative » telle que l’importance et les valeurs en soient des traits primordiaux, des traits que l’expérience humaine se borne à intensifier et ce de manière parfois exagérée. Et il s’agit de traits qui, comme l’émotion jamesienne, ne seront jamais attribuables soit au sujet soit à l’objet. La question de savoir si le spectacle est émouvant ou si c’est moi qui, ému, le ressent tel quel, sera toujours, dans sa généralité, une mauvaise question, bien que, à ses risques et périls, une telle question puisse importer au critique.
Intensifier le sens des possibles
Ainsi, l’appel de Whitehead peut être compris comme une attention à la pluralité des modes d’importance qui appartiennent à la réalité même de laquelle nous participons. C’est du moins ainsi que nous cherchons à en hériter. Mais l’importance ne peut jamais être réduite à un état-de-fait ou à une situation donnée : elle implique l’attachement à quelque chose dans un monde en train de disparaître, l’insistance pour des devenirs possibles, tous ces « aurait pu » ou « pourrait être » qui hantent les situations16. Faire importer une situation, passée ou présente, c’est intensifier le sens des possibles qu’elle recèle à travers les luttes et revendications pour une autre manière de la faire exister. C’est pourquoi la pensée spéculative se retrouve si aisément dans les récits et les narrations qui, telle la science-fiction, explorent d’autres trajectoires possibles17.
Nous pensons en revanche que la pensée critique ne nourrit pas une telle intensification. Elle confère au sens du possible la grandeur quasi-messianique d’une attente qui demande fidélité mais surtout chasse à l’imposture, condamnation de ce qui ne se fait pas témoin légitime pour ce qui est à venir. Pour reprendre les mots de Whitehead, le sens du possible qu’il s’agit d’activer est toujours dans les interstices d’une situation, aussi incapable soit-elle de garantir sa légitimité. Il est sentir des virtualités dont cette situation est chargée, malgré le poids des jugements qui transforment son absence de garantie en état-de-fait valant condamnation.
Tout se passe comme si nous n’avions plus le choix aujourd’hui qu’entre une montée en généralité de la notion de possible (appel messianique, construction utopique, volontarisme politique, possibles tout-terrain) lui faisant perdre toute effectivité et un entreprenariat généralisé des opportunités d’un marché qui ferait le tri entre les gagnants et les perdants. Mais ces choix appartiennent à une symptomatique psycho-sociale. Une autre manière de caractériser notre époque est de dire qu’elle est littéralement dévorée par le sens exacerbé d’un possible impératif – comme si la réalité même exigeait de n’importer que du point de vue de ce possible. On pourrait dire avec Whitehead que le possible, banni au nom de la rationalité moderne fondée sur des faits qui prétendent s’imposer sur le mode du constat faisant autorité, est revenu au galop, déchaîné par son bannissement officiel. Et que, comme l’affirme dès 1847 Karl Marx dans le Manifeste du parti communiste, il a tout envahi, tout redéfini, tout révolutionné. Ce qu’il s’agit d’activer aujourd’hui est une pensée qui engage pour un possible mis quant à lui sous le signe de la lutte contre l’adhésion au probable18 – contre toute interprétation qui souscrirait au caractère irrésistible du déchaînement capitaliste comme s’il s’agissait de notre destin, voire du vecteur privilégié du progrès et de l’émancipation, alors qu’il désigne la désertification de nos mondes et notre impuissance à penser que ce à quoi nous tenons puisse avoir un avenir.
L’engagement spéculatif n’a donc ici pas grand-chose à voir avec la pensée spéculative que dénonçait Kant, pensée abstraite, fondant le monde à partir de ses propres principes théoriques ou le jugeant à l’aune de ses projections. Il est d’autant plus nécessaire de le souligner que nous retrouvons les mêmes caractéristiques dans les tendances formalistes de la pensée spéculative d’aujourd’hui. Peut-être convient-il ici de rappeler qu’étymologiquement le speculator était celui qui observe, guette, cultive les signes d’un changement de situation, se rendant sensible à ce qui, dans cette situation, pourrait importer. Ne s’arrêtant pas à la question critique dont James avait fait un indécidable – ceci est-il remarquable parce que je lui porte attention ou est-ce son caractère remarquable qui attire mon attention ? – ce « spéculateur » saura que cette question l’expose, mais qu’elle n’a d’autre réponse que sa capacité à discriminer entre chimère utopique et virtualité. Et de toute façon il aura à se poser la question pragmatique par excellence : le possible dont je sens l’insistance ajoute-t-il à la situation ou l’appauvrit-il19 ? Il aura à accepter que la manière dont il va répondre participe à la situation, et qu’il lui faut se rendre capable de répondre pour ses conséquences.
C’est en ce sens que, dès 1997, l’une d’entre nous avait renoué avec l’adjectif « spéculatif », alors que, après l’affrontement entre scientifiques et penseurs critiques qu’on a appelé « guerre des sciences », elle tentait le diagnostic d’une situation d’impasse : la pensée critique, démystificatrice, avait « raison » mais cette raison étendait le désert, ratifiait l’appropriation capitaliste, faisait insulte à ce qui attache les praticiens, à ce qui les oblige. Mais diagnostiquer l’impasse, ce n’est pas autopsier, c’est, au sens de Nietzsche, rendre perceptibles des devenirs qui lui échappent. Elle écrivait : « Le diagnostic portant sur les devenirs n’est pas le point de départ d’une stratégie mais relève d’une opération spéculative, d’une expérience de pensée. [Elle n’a] d’autre rôle que de susciter des possibles, c’est-à-dire aussi de rendre visibles les mots d’ordre, évidences et renoncements que ces possibles doivent mettre en question pour devenir eux-mêmes perceptibles. [Elle est] d’abord une lutte contre les probabilités, et une lutte dont les acteurs doivent eux-mêmes se définir contre les probabilités. En d’autres termes, il ne peut s’agir de rien d’autre que de créer des mots qui n’auront de sens qu’à susciter leur réinvention, des mots dont la plus haute ambition serait de devenir ingrédients d’histoires qui, sans eux, auraient peut-être été un peu différentes20 ».
C’est une telle ambition que nous avons depuis associée aux « gestes spéculatifs », gestes « idiots », pourrait-on dire, au sens de cet idiot deleuzien qui ralentit là où d’autres se précipitent, non parce qu’il leur donne tort mais parce qu’il sait/sent qu’il y a « quelque chose de plus urgent21 », plus urgent que d’avoir raison, ou plutôt de ne pas être dupe, ce qui, comme le soulignait James, est devenu la hantise primordiale des modernes. Seules les probabilités, qui mobilisent le passé pour donner ses catégories au futur, donnent le pouvoir d’avoir raison. Les gestes spéculatifs, par définition pluriels, ont la vérité du relatif, la vérité d’une insistance toujours située. On ne décide pas de poser un geste spéculatif, on le risque en tant que l’on se sent « tenu » par une situation, tenu de faire réponse à des virtualités que seule rend perceptibles la manière dont on est tenu.
Se sentir tenu et se présenter comme tel, c’est la marque d’une pensée minoritaire en un double sens : en ce qu’elle ne rêve pas de penser au nom des autres et ne cherche pas à suivre à tout prix les postulats de son inspiration propre. La situation qui nous tient et nous fait penser est celle qui frappe de désarroi ou fait délirer toute pensée majoritaire. D’une manière ou d’une autre, que le pire soit ou non évité, nous savons que les enfants de ce siècle et des siècles qui viennent auront à vivre dans les ruines22, dans un monde où sera devenu précaire tout ce que les modernes ont tenu pour acquis. La vie dans les ruines n’est pas synonyme du triomphe de « sauve qui peut », du « chacun pour soi et malheur aux vaincus », mais elle rend crucial l’abandon de toute nostalgie envers ce qui est d’ores et déjà une époque révolue. Peut-être cette vie appelle-t-elle en revanche les noces apparemment contre-nature du spéculatif, sensible à l’insistance des possibles, et du pragmatique comme art de la respons-abilité.
1 « L’Arrêt du monde » in E. Hache (ed.), De l’univers clos au monde infini, Paris, Éditions Dehors, 2014.
2 Ce fut le titre du colloque que nous avons organisé à Cerisy en été 2013, et dont est issu Gestes spéculatifs, Dijon, Les presses du réel, 2015.
3 A. N. Whitehead, Procès et réalité. Essai de cosmologie, trad. fr. D. Janicaud et M. Elie, Paris, Gallimard, 1995, p. 520.
4 Voir aussi à ce sujet B. Latour, Enquête sur les modes d’existence : Une anthropologie des Modernes, Paris, La Découverte, 2012.
5 E. Souriau, Les différents modes d’existence, Paris, Presses Universitaires de France, 2009, p. 110-111.
6 W. James, Essais d’empirisme radical, trad. fr. M. Girel et G. Garreta, Paris, Champs Flammarion, 2007, p. 58.
7 A. N. Whitehead, Modes de pensée, trad. fr. H. Vaillant, Paris, J. Vrin, 2004, p. 33.
8 Idem, p. 96.
9 « La colombe légère, lorsque, dans son libre vol, elle fend l’air dont elle sent la résistance, pourrait s’imaginer qu’elle réussirait bien mieux encore dans le vide. C’est justement ainsi que Platon quitta le monde sensible, parce que ce monde oppose à l’entendement trop d’obstacles divers, et se risqua au-delà de ce monde, sur les ailes des idées, dans le vide de l’entendement pur » (E. Kant, Critique de la raison pure in Œuvres philosophiques, vol. 1, Paris, Gallimard/Pléiade, 1980, p. 763-764).
10 A. N. Whitehead, Procès et réalité. Essai de cosmologie, trad. fr. D. Janicaud et M. Elie, Paris, Gallimard, 1995, p. 45.
11 A. N. Whitehead, Modes de pensée, op. cit. p. 32.
12 A.N. Whitehead, La Science et le monde moderne, trad. fr. P. Couturiau, Paris, Éditions du Rocher, 1994, p. 169.
13 A. N. Whitehead, Modes de pensée, op. cit., p. 38.
14 Voir V. Despret, « En finir avec l’innocence. Dialogue avec Isabelle Stengers et Donna Haraway » in E. Dorlin et E. Rodriguez (eds.), Penser avec Donna Haraway, Paris, Presses Universitaires de France, 2012.
15 A. N. Whitehead, Modes de pensée, op. cit., p. 32.
16 Voir D. Debaise, D., Un empirisme spéculatif. Lecture de Procès et réalité d’A. N. Whitehead, Paris, Vrin, 2006.
17 On soulignera avec Donna Haraway la relation forte entre le type de science-fiction « spéculative » dont Ursula Le Guin fut pionnière au début des années 70 et le féminisme dit de la deuxième vague. Pour ce féminisme, la science-fiction a été un champ d’expériences de pensée qui résistent aux raisons qui justifieraient que le monde tel que nous le connaissons devait être ainsi et pas autrement, c’est-à-dire aux grands récits modernes de progrès et de développement. Voir à ce sujet Johanna Russ, To Write Like a Woman. Essays in Feminism and Science Fiction, Indiana University Press, 1995, ainsi que Emilie Hache, « The Future Men Don’t See », in D. Debaise et I. Stengers (eds.), Gestes spéculatifs, op. cit.
18 On ne sera jamais assez prudent face au risque de confusion entre le sens du possible et la référence au probable, qui doivent être distingués en tant que différant en nature. Le probable relève par définition, comme l’atteste le calcul des probabilités, d’une transposition ou d’un réagencement de ce qui a déjà eu lieu ou de ce qui est en cours. Le probable appartient à une logique de la conformité : ce qui a compté dans le passé, ce qui permet de le caractériser, conservera ce pouvoir dans le futur. Le possible, quant à lui, fait importer l’irruption éventuelle d’autres manières de sentir, de penser, d’agir, qui ne peuvent être envisagées que sur le mode d’une insistance, sapant l’autorité du présent quant à la définition de l’avenir.
19 W. James, Le Pragmatisme, trad. fr. N. Ferron, Paris, Flammarion, 2007, p. 268-270.
20 I. Stengers, « La Guerre des sciences », réédité en 2003 dans Cosmopolitiques I, Paris, La Découverte, p. 20. Voir aussi I. Stengers, La Vierge et le neutrino, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond/Le Seuil, 2006, chapitre I et passim.
21 G. Deleuze, « Qu’est-ce que l’acte de création ? » in Deux régimes de fous, Paris, Minuit, 2003, p. 295-296.
22 La pensée d’une vie dans les ruines est due à Anna Tsing, The Mushroom at the End of the World. On the Possibility of Life in Capitalist Ruins, Princeton, Princeton University Press, 2015.