56. Multitudes 56
Majeure 56. Devenir-Brésil post-Lula

La lutte des réfugiés Entre droit de fuite et droit de rester

et

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Dans la mesure où les mouvements migratoires deviennent de plus en plus complexes et « mixtes », permettant aux réfugiés et aux migrants une fuite en commun – voyageant ensemble, utilisant les mêmes moyens de transport, les services des mêmes réseaux contrebandiers et, souvent, exposés aux mêmes risques et abus –, surgit, principalement dans les pays développés, une préoccupation croissante visant à restreindre le droit d’asile. S’ensuit un ensemble d’efforts des États afin de rendre plus rigoureuses les règles et les pratiques d’acceptation des réfugiés visant à produire une distinction artificielle entre les mouvements migratoires qui seraient forcés par la violence politique et ceux qui seraient davantage spontanés et volontaires, motivés par des questions économiques. Toutefois, la distinction entre le migrant « quelconque » (motivé par des questions « économiques ») et le réfugié traduit aujourd’hui l’une des difficultés majeures qu’affronte le droit d’asile. Il s’agit du trait le plus marquant de la crise actuelle de ce droit au sein des pays dits « centraux ». Mais la nouvelle crise des réfugiés du monde globalisé a aussi d’autres caractéristiques, à commencer par un changement de direction des flux. Si, durant la période de l’après-guerre, les demandeurs d’asile circulaient presque exclusivement à l’intérieur de l’espace des pays « industrialisés », ils se concentrent aujourd’hui majoritairement au sein de la partie la plus pauvre de la planète. Alors que le nombre de demandes d’asile est en croissance dans les pays les plus riches, cette crise est essentiellement une crise des « pays en développement » où 80 % des demandeurs d’asile trouvent refuge. Contrairement à la thèse d’Agamben qui perçoit la vie du réfugié presque comme une vie nue – dans une phase extrême d’éloignement des droits de l’homme et des droits civiques –, l’expérience des réfugiés incarne la politique d’une vie en résistance. Elle incarne « une politique de la vie qui s’invente et s’exprime comme réplique symétrique du biopouvoir organisant ces espaces [ciblés par l’action humanitaire] et excluant la politique » (Agier, 2006, p. 12). Ce qui a lieu est une sorte d’auto-institution d’un sujet politique, un mode de représentation active de la subjectivation. Penser ces nouvelles relations et dynamiques exige de concevoir la situation des réfugiés comme un rassemblement d’expériences constituées par la force d’invention et d’imagination. Les concevoir dans un processus permanent de différenciation sans commencement ni fin. Cela suppose d’appréhender l’exercice du refuge comme exercice d’autonomie et de droit de fuite. En effet, le refuge étant plus qu’un simple bénéfice du droit humanitaire reçu passivement par les victimes du nouvel ordre global, il doit être pensé comme résistance et comme relation au pouvoir (Foucault, 1993).

Mobilité, autonomie et résistance

Dans leur ouvrage GlobAL (2005), Giuseppe Cocco et Antonio Negri soutiennent que la formation de la force de travail, surtout au Brésil, mais également au Mexique et en Argentine suivant quelques variations, s’est présentée sous deux dimensions : d’un côté, l’esclavage ; de l’autre, les luttes et les résistances à la fixation à la terre. En articulant le concept de résistance au thème des migrations mondiales, les auteurs concluent que la mobilité humaine – moteur historique du développement capitaliste – ne peut être expliquée uniquement à partir de facteurs économiques et exogènes. Le désir de liberté et d’autonomie, qui pousse à rompre les frontières territoriales et juridiques, à affronter les barrières et à ouvrir les clôtures, est une force constituante et immanente qui nous oblige à entrer en contact avec nos propres limites. Dans le contexte du débat sur la dépendance et le développement en Amérique latine, Cocco et Negri ont utilisé les importants travaux de Yann Moulier Boutang dont le concept de mobilité comme « actif » est un des éléments les plus puissants. En partant de la conception deleuzo-guattarienne sur le primat philosophique du mouvement sur l’immobilité, Moulier Boutang (2005) affirme que le « pouvoir du capitalisme et de ses dispositifs de contrôle se déployait beaucoup plus dans le réencodage, la re-territorialisation, la coupure des phylums que dans la fluidification ou le décodage, phénomènes ambivalents en eux-mêmes ». L’allocation de main-d’œuvre dans le cas de la population exogène n’est pas le motif exclusif de la réglementation de la mobilité interne et de la mobilité externe, elle est aussi largement conditionnée par la quantité et la qualité des flux de mobilité (Moulier Boutang, 1998, p. 50). Dans ce sens, on dira que les immigrés et les réfugiés, en faisant partie de ces flux de mobilité de la classe ouvrière en fuite, exercent leur liberté précisément à travers leur mobilité. D’autre part, le concept d’autonomie rejoint celui de « droit de fuite » de Sandro Mezzadra (2005) comme positivité de la notion de fuite (entendue en tant que défection). Ici, le droit de fuite n’est pas vu dans une perspective juridique, mais dans le sens de la lutte pour l’égalité et du refus d’intégration. Cette approche renvoie directement à celle d’un sujet actif cherchant à se libérer et valorise les politiques reconnaissant la subjectivation des migrants. Conformément à la tradition néo-opéraïste se trace ainsi une ligne de continuité entre, d’un côté, la fugue des migrants et le refus du travail et, de l’autre, l’événement d’une fuite des usines ayant déterminé la crise du fordisme. Ainsi, Mezzadra critique les analyses selon lesquelles le désir de citoyenneté serait l’élément mobilisateur des migrants et des réfugiés : « Les explications dominantes des mouvements de luttes des migrants adoptent en général une analyse en termes de citoyenneté de manière à s’appuyer […] sur le désir des migrants de devenir citoyens. Aborder l’idée d’autonomie des migrations suggère quelque chose de différent. Elle tient compte du fait que les migrants – avec ou sans papiers – agissent de fait comme citoyens et signalent qu’ils sont déjà effectivement des citoyens […]. Ce qui requiert une conceptualisation de la citoyenneté différente de celle adoptée par les études mainstream centrées sur la vision de l’intégration des migrants dans un contexte juridique et politique existant préalablement. De l’autre côté, nous mettons l’accent sur l’importance des pratiques et des demandes de ceux qui, bien qu’ils ne soient pas citoyens au sens juridique du terme, contribuent décisivement au développement d’une nouvelle compréhension des transformations de ces mêmes contours juridiques de la citoyenneté » (Mezzadra 2012, p. 24).

Le contexte brésilien

Près d’un million et demi d’étrangers vivent au Brésil, ce qui correspond approximativement à 4 % de la population totale. L’idée répandue selon laquelle le Brésil est une terre d’accueil provient sans doute d’une expérience passée d’immigration massive, surtout au début du siècle dernier. Mais en réalité, cette image n’est autre que le vestige d’une certaine nostalgie ou d’un mythe ; peut-être exprime-t-elle des tendances, des désirs ou même des peurs, mais en aucune façon le scénario actuel. À l’exception de certains cas précis – par exemple, l’affaire controversée impliquant l’italien Cesare Battisti ou la récente entrée massive d’Haïtiens – les immigrés et les réfugiés ne constituent pas un sujet pertinent pour l’opinion publique et pour la société en général. En dépit de l’augmentation du nombre d’immigrants et de réfugiés venant au Brésil, en particulier ces trois dernières années (depuis 2009), le taux de population étrangère reste faible, aussi bien en valeur relative qu’en chiffres absolus. Dans la mesure où le Brésil gagne en importance dans le monde, surtout grâce à sa croissance économique et à l’activisme de son ancien président (Lula), mais aussi à la visibilité que lui confèrent les grands événements sportifs prévus pour ces prochaines années, la question de l’immigration et de l’asile devient de plus en plus incontournable. La crise économique des pays du Nord est l’élément principal qui définit le changement significatif des flux de personnes déplacées et de migrants, inversant certaines routes traditionnellement établies et positionnant le Brésil comme une des destinées préférées. Ceci n’est toutefois pas un événement isolé au Brésil. La crise en Europe et en Amérique du Nord a conduit à l’inversement du flux migratoire. Aujourd’hui, il y a plus de personnes quittant l’hémisphère Nord pour l’Amérique latine que l’inverse, comme c’était traditionnellement le cas. En dix ans, le nombre d’immigrés au Brésil a augmenté de 86,7 %, et le nombre de visas permanents a bondi de 535 en 2010 à 5 802 en 2012, un chiffre dix fois supérieur. Dans cette même période, le nombre de visas humanitaires est passé de 5 à 4 706. À São Paulo, où se trouvent le plus grand nombre de migrants et où le nombre d’étrangers (y compris les demandeurs d’asile) augmente plus que dans n’importe quelle autre partie du pays, l’administration municipale (dirigée récemment par Fernando Haddad, du Parti des Travailleurs) a créé une Commission des Politiques Migratoires au sein du Secrétariat des Droits de l’Homme. Quant aux réfugiés, depuis la fin de l’année 2012, lorsque le gouvernement brésilien a décidé que les Angolais et les Libériens perdraient le statut de réfugié en vertu de l’application de la clause de cessation du statut de réfugié prévue par la loi, le nombre des personnes protégées devrait se réduire à 3 000 personnes. Cela constitue un nombre assez réduit, surtout lorsque l’on considère la taille continentale du pays. D’autre part, malgré la relative importance sociale et politique accordée à la question, le Brésil dispose d’une législation et d’un appareil institutionnel assez avancés pour soigner les réfugiés et les demandeurs d’asile. Ce fut le premier pays de la région à ratifier la Convention de 1951 et le premier à créer en 1997 sa propre législation sur le sujet. Il fut également le premier pays de la région à avoir un organe spécialisé dans l’analyse et le jugement des demandes d’asile, le Comité National pour les Réfugiés (CONARE), créé en 1998. La loi brésilienne sur l’asile est appréciée notamment pour son exhaustivité et sa générosité : en plus d’intégrer toutes les garanties prévues par la Convention de 1951, élargies à partir du Protocole de 1967, la loi 9.474/97 innove en étendant la protection aux personnes qui quittent leur pays en raison de violations graves et généralisées des droits de l’homme, reconnaissant ainsi le concept créé à partir du contexte africain et inscrit dans la Déclaration de Carthagène de 1984. Mais, en réalité, la politique d’accueil des réfugiés est actuellement traversée par des conflits et cela dans la mesure où le Brésil et l’Amérique latine deviennent en général les seules destinations possibles pour les personnes déplacées, étant donné que l’entrée en Europe et en Amérique du Nord devient de plus en plus difficile. La tendance à la restriction commence déjà à produire ses effets en Amérique du Sud, principalement après que l’Équateur – jusqu’à récemment considéré un pays aux pratiques les plus ouvertes et progressistes à l’égard des migrants et des réfugiés – a adopté des lois plus restrictives, dont les effets se feront certainement ressentir dans la région, y compris au Brésil. Bien qu’il dispose d’un appareil juridique important pour accueillir les réfugiés, le Brésil possède une législation migratoire extrêmement rétrograde et inefficace. Fruit d’un contexte politique spécifique – puisqu’elle a été élaborée dans le cadre de la doctrine de sécurité nationale qui caractérisait le régime militaire – la loi 6.815/80, connue sous le nom de Statut de l’Étranger, n’encourage aucunement l’entrée d’immigrants ou leur régularisation postérieure. Les projets de loi qui prétendaient solutionner la situation sont déjà également dépassés, après avoir attendu plus d’une décennie l’action des législateurs. Et, face au nombre croissant d’étrangers à la recherche d’un travail au Brésil et à la demande de main-d’œuvre par les employeurs brésiliens, le gouvernement s’est vu obligé de nommer une nouvelle Commission avec la responsabilité de créer une loi qui puisse répondre aux besoins actuels.

Problèmes anciens, nouveaux destins

Entre 2010 et 2012, le nombre de demandes d’asile au Brésil a augmenté de 254 % et les chiffres du premier semestre 2013 indiquent une tendance à l’augmentation croissante. Cependant, la grande majorité des demandeurs d’asile ont vu leurs demandes rejetées (58 % du total) et l’on peut supposer que ces derniers ont rejoint la masse des immigrés qui vivent dans le pays en situation irrégulière, dont le nombre peut varier de 60 000 à 300 000, et atteint peut-être 600 000. Aujourd’hui, les deux principaux flux de réfugiés au Brésil sont composés de Congolais provenant de la République Démocratique du Congo et de Colombiens. Les réfugiés congolais au Brésil – dont la majorité vit à Rio de Janeiro – sont des militants politiques d’opposition persécutés par leur gouvernement, des jeunes hommes recrutés de force par les rebelles, des femmes victimes de viols, des journalistes menacés, des commerçants dont les villages ont été pillés, etc. Nombreux vivaient du commerce ambulant, faisant circuler des marchandises entre les différentes villes. Peu ont une formation scolaire équivalente au lycée et il ne doit pas y en avoir plus de cinq avec une formation supérieure. Ils parlent peu le français – la langue officielle de leur pays – et même ceux qui ont appris le portugais avec des Angolais, lorsque les frontières des pays se sont fondues grâce à l’échange de quelques milliers de réfugiés, ils refusent de parler une autre langue qui ne soit pas leur dialecte : le lingala, le swahili, le kikongo, etc. Il est difficile de comprendre les nombreuses histoires de violence qu’ils racontent, de même qu’il est difficile de comprendre où ils ont puisé la force de voyager vers un lieu si lointain. Les Colombiens quant à eux souffrent des conséquences d’un conflit qui dure depuis déjà plus de quatre décennies et qui a provoqué le déplacement de 4,7 millions de personnes, dont 389 000 réfugiés. En général, les Colombiens qui arrivent au Brésil fuient la violence des groupes paramilitaires ou des guérillas. Ils sont victimes d’extorsion (« vacunas ») de la part des groupes paramilitaires, qui pratiquent également des actes de « nettoyage social » contre les homosexuels et autres groupes minoritaires. Il y a aussi des victimes des groupes guérilleros qui recherchent des jeunes pour agrandir leurs armées ou qui menacent des agriculteurs pour augmenter la production de drogues. La majorité des Colombiens est parvenue à obtenir une protection en Équateur, dont les pratiques d’accueil des réfugiés ont été saluées comme un exemple pour la région. En plus des Colombiens, des Congolais et l’arrivée des Haïtiens qui a en grande partie attiré l’attention sur les récents flux migratoires, des personnes d’autres nationalités arrivent dans le pays, principalement par la région Nord du pays. Environ une trentaine de personnes en moyenne, par jour, se rendent dans le seul État d’Acre. Ce sont des citoyens du Bangladesh, du Nigeria, du Sénégal et de la République Dominicaine. Au sujet des Haïtiens, le gouvernement possède déjà un profil : la majorité des immigrés est composée d’hommes (9 pour une femme), dont la plupart sont des hommes mariés âgés de 25 à 35 ans qui ont laissé leurs familles dans leur pays d’origine. Jusqu’à la fin de l’année 2012, les Angolais constituaient la majorité des réfugiés au Brésil. Conformément aux données du Comité National pour les Réfugiés (CONARE), entre 1992 et 1993, un pic historique de réfugiés angolais a été atteint. Si, auparavant, il n’y avait pas encore de réfugiés angolais enregistrés au Brésil, en 1994 ils étaient déjà presque 800 (SOUZA, 2010). La guerre civile expulsa près de 600 000 Angolais et Angolaises vers différents pays, tels que, en plus du Portugal et du Brésil, la République Démocratique du Congo (à l’époque, le Zaïre) qui fut la première nation à reconnaître l’indépendance de ce pays. La lutte pour l’indépendance a marqué le début de la violence mais elle a atteint son apogée dans les années succédant la victoire. La guerre s’est terminée officiellement seulement au mois de février 2002, laissant derrière elle le coût estimé de 500 000 à un million de morts et 200 000 blessés graves. Il s’agit du pays avec le plus grand nombre de mutilés de guerre dans le monde. Ainsi, les années 1980 marquèrent le début des premiers flux d’Angolais arrivant au Brésil. Ils étaient étudiants, fils de fonctionnaires des principaux échelons hiérarchiques du gouvernement. Ce fut seulement à partir des années 1990, toutefois, que les jeunes issus des milieux plus pauvres commencèrent à fuir vers le Brésil en raison d’une intensification de la violence. Ils fuyaient le pays pour échapper aux recrutements forcés effectués par l’Armée angolaise (Teophilo, 2001). Les réfugiés et immigrés angolais, aussi bien ceux en situation régulière que ceux en situation irrégulière (qu’on appelle communément les « sans-papiers »), se sont installés à Vila do João et Vila Pinheiros, deux des nombreux bidonvilles du Complexo da Maré. Classé comme un quartier par la Préfecture, le Complexo da Maré est le lieu avec la plus forte concentration de population à bas revenus de la municipalité de Rio de Janeiro. Il est plus grand que les autres favelas cariocas, tels que la Rocinha, le Complexo do Alemão, la Mangueira, la Cidade de Deus ou le Vigário Geral. Possédant les indicateurs sociaux les plus bas et occupant la 129e position sur 131 dans la classification de l’Indice du Développement Humain (IDH), le Complexo do Maré est constitué de seize favelas et possède une population approximative de 132 000 habitants, fortement caractérisée par un nombre élevé de migrants du Nord-est et de descendance africaine (65 % des habitants). Sa population participe principalement au marché du travail clandestin et à d’autres activités autonomes, étant donné qu’une bonne partie des ménages est dirigée par des femmes.

La fuite comme crise et exception

Si le pouvoir s’impose de manière globale sur la vie, l’exception incarne une dimension positive à travers la possibilité d’insubordination, qui se diffuse socialement pour généraliser les conditions de l’antagonisme (Cocco, 2009, p. 117). À côté du pouvoir, écrit Negri (2001), se trouve toujours une puissance et à côté de la domination, une insubordination : « […] il s’agit de creuser, de continuer à creuser, à partir du point le plus bas : ce point […] se trouve là où les gens souffrent, là où ils sont les plus pauvres et les plus exploités ; là où les langages et les sens sont les plus à l’écart de tout pouvoir d’action et, pourtant, ce pouvoir existe ; puisque tout cela, c’est la vie et non la mort ». Malgré toute la pauvreté et le manque de recours matériels, les migrants et les réfugiés produisent de la connaissance et disposent ainsi d’une énorme puissance d’invention. Le migrant, le réfugié, bref le sujet de l’exode surgit comme figure emblématique d’une ontologie de la production dans laquelle la résistance est antérieure au pouvoir et précède – comme le disait Simondon – la propre individuation des sujets qui l’exercent (Corsini, 2007). Dans la plupart des pays recevant les demandeurs d’asile en provenance de zones urbaines – c’est-à-dire ceux qui n’ont pas vécu au sein des camps de réfugiés – le pouvoir essaie de distinguer les demandeurs d’asile des réfugiés économiques. Cette distinction se réalise à partir d’un encadrement juridique qui nous permet – paradoxalement – de percevoir la crise au cœur de la question de l’asile. Crise immanente aux efforts biopolitiques visant à contrôler les flux populationnels pour surdéterminer les régimes de travail. Toutefois, c’est cette crise même – comme véritable suspension du droit, ou comme l’exception dont parle Agamben – qui ouvre la possibilité de résistance des migrants et des réfugiés (que Agamben ne voit pas). D’un côté, la crise – ou l’exception – soustrait l’immigrant ou le réfugié à la loi ; de l’autre, celui qui fuit fait de son droit l’expression même de sa puissance.   De manière générale, les réfugiés – qu’ils rentrent ou non dans les termes des définitions techniques et juridiques en vigueur – sont perçus comme des personnes privées du droit à la citoyenneté, des « victimes impuissantes » pouvant être acceptées en raison d’une morale humanitaire ou d’une éthique d’assistance. Mais, comme l’évoquent Saskia Sassen ou Rem Koohlaas, les grandes villes concentrent généralement un contingent croissant de personnes socialement désavantagées, composé principalement de pauvres, d’immigrants et réfugiés, de masses d’habitants de quartiers périphériques des mégapoles du monde en développement. C’est précisément à ce niveau-là que la présence des flux migratoires n’est plus marginale et prend une importance politique excédant les conceptions juridiques formelles de ce que serait la citoyenneté. Dans leurs luttes pour la liberté, les migrants et les réfugiés font partie intégrante de la citoyenneté des lieux où ils sont accueillis et où ils s’installent. La récente entrée massive d’Haïtiens au Brésil le confirme : par leur simple présence, en luttant pour reconstruire leurs vies, ils ont déjà fait entrer au sein de l’agenda politique brésilien un débat sur la fragilité de notre législation en ce qui concerne le droit des demandeurs d’asile, provoquant des changements importants, tel le droit au visa humanitaire suite à des catastrophes naturelles. Autrement dit, la présence massive et puissante de travailleurs immigrés dans les espaces des grandes villes globalisées se trouve être la condition même d’une politique citoyenne et d’une démocratie radicale et directe, dans une perspective qui excède l’idée de démocratie fondée sur la représentation. L’enjeu de la lutte et de la réflexion politique est aujourd’hui celui de produire une citoyenneté ne signifiant pas uniquement l’accès aux papiers et visas nécessaires, mais également un accès aux modalités de lutte et de mobilisation refusant activement toutes les formes de précarisation et de clandestinité.

Bibliographie

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