95. Multitudes 95. Eté 2024
Majeure 95. Évangéliques : combien de divisions ?

Évangélisme et « combat spirituel » à Singapour
Une politisation sous contrainte

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« Ne dites pas “combat spirituel” ! ». Lai Kheng Pousson, une méthodiste d’origine sino-malaise, est la cheville ouvrière de LoveSingapore, la branche singapourienne d’un réseau international fondé au début des années 1990 par Peter C. Wagner, le principal théoricien du « combat spirituel » (Spiritual Warfare). Cette idéologie politico-religieuse a contribué ces dernières décennies à une reterritorialisation de l’imaginaire évangélique, en faisant de l’affrontement entre le dieu chrétien et les esprits tutélaires attachés à des territoires la clé pour le destin des villes, des nations et de leurs habitants1. Elle constitue un puissant vecteur de politisation, enjoignant aux croyants de « prendre position » et mobilisant la démonologie comme « un vecteur de sensibilisation à des enjeux et des objectifs politiques et sociaux2 ».

Mais lorsque nous la rencontrons en février 20133, Lai Kheng Pousson insiste : « L’appellation “Spiritual Warfare Network” n’était pas notre choix, c’est parce que nous étions connectés à un mouvement global. […] Nous préférions l’appellation « United Prayer Track » [un réseau fondé à la même époque par des proches de C. Peter Wagner], plutôt que « Spiritual Warfare » qui n’est pas très amical pour tous ceux qui ne comprennent pas le combat spirituel, et pas amical non plus vis-à-vis du gouvernement. Quel combat ? Nous pensions que c’était inadapté à notre contexte, cela donnait une mauvaise image, une mauvaise représentation du caractère de Dieu4 ».

De fait, deux ans après sa fondation, en 1995, le « réseau de combat spirituel » singapourien s’est rebaptisé LoveSingapore. La marche de prière organisée chaque année au centre-ville de Singapour, connue jusqu’en 1998 sous l’appellation « Taking the City Walk », est devenue un walkathon, lors duquel des fonds sont collectés pour des œuvres sociales. « Nous mettons l’accent sur la bénédiction », explique Lai Kheng Pousson. « Il y a ce verset qui dit “Par la bénédiction des justes, une cité s’élève”, et nous croyons que nous avons ce pouvoir, par nos bouches, par nos mots. Nous prenons ce rôle prophétique donné par Dieu pour bénir la ville, nous prophétisons sur la ville ce que Dieu a sur le cœur5 ».

Du combat spirituel à la bénédiction, la reformulation de l’engagement évangélique à Singapour n’est pas seulement une affaire de mots, elle transforme aussi le rapport pratique à la politique et les modalités de l’action missionnaire. Sans renoncer à certains combats – notamment autour des « valeurs familiales » – l’évangélisme local a dû se plier à une régulation étatique contraignante. Il l’a fait d’autant mieux que ses dirigeants ont eux-mêmes intériorisé l’idéologie officielle de « l’harmonie religieuse » comme une des composantes d’un ordre social conservateur, incarné depuis l’indépendance par le gouvernement du People’s Action Party. Cette affinité idéologique a néanmoins buté à partir de 2007 sur une pierre d’achoppement : le débat sur la dépénalisation de l’homosexualité qui s’est conclu en 2022 par l’abrogation de la section 377A du code pénal sanctionnant l’homosexualité masculine.

Une régulation autoritaire du pluralisme religieux

La cité-État de Singapour est une ancienne colonie britannique, à l’origine une enclave chinoise à l’extrême sud de la péninsule malaise. Après avoir adhéré en 1963 à la Fédération de Malaisie, Singapour s’en est séparée et a accédé à son tour à l’indépendance politique en août 1965. Elle a connu depuis les années 1960 une forte croissance économique, qui s’est accompagnée de progrès sociaux importants notamment dans les domaines de l’éducation, du logement et de la santé. Mais le développement rapide d’une économie libérale ne s’est pas traduit par une transition d’un régime autoritaire vers une démocratie libérale. La politique menée par le People’s Action Party (PAP) au pouvoir depuis 1959 vise avant tout à maintenir la cohésion sociale afin de garantir la prospérité économique : « Le PAP continue de penser que la contestation politique constitue une diversion et une entrave majeure à l’objectif ultime de la croissance économique et de la paix sociale6 ». Cette préoccupation est liée à la composition ethno-religieuse de la société singapourienne et aux risques spécifiques qu’elle implique aux yeux du gouvernement.

Singapour comptait officiellement 5,69 millions d’habitants en 2020, auxquels il faut ajouter plus d’un million de travailleurs migrants qui ne bénéficient pas du statut de résident et sont maintenus aux marges de la société locale. Près des trois quarts de la population résidente sont catégorisés comme chinois·, 13,5 % comme malais et 3,2 % comme indiens. L’identité malaise se confond assez largement (à 99 %) avec l’appartenance à l’Islam et fait l’objet d’une vigilance particulière de la part du gouvernement, afin de contrecarrer à la fois les tentations prosélytes des églises chrétiennes et les discours radicaux susceptibles d’attiser les tensions entre communautés. L’hindouisme est quant à lui à 99 % une religion « indienne », mais cette majorité hindoue (57 % des Indiens) coexiste avec une forte minorité musulmane (23 %), 12 % de chrétiens et 3,4 % de sikhs.

Les enjeux politiques associés à la montée de l’évangélisme se concentrent avant tout sur la communauté chinoise. Ce sont en effet les changements d’affiliation religieuse survenus ces quarante dernières années en son sein qui ont contribué à la progression historique du christianisme (de 9,9 % en 1980 à 18,9 % en 2020) et à l’essor d’un évangélisme majoritairement pentecôtiste-charismatique. En 2020, 21,5 % des Chinois se déclaraient chrétiens, dont 67 % officiellement recensés sous l’appellation « autres chrétiens », qui désigne essentiellement le protestantisme7.

Ce basculement, qui s’accompagne d’un déclin de la religion chinoise traditionnelle, croise des dynamiques de générations et de classes sociales : en 2007, C.-K. Tong notait que « les chrétiens à Singapour sont plutôt jeunes, plus éduqués et avec un statut socioéconomique élevé8 ». L’idéologie du combat spirituel, qui promeut « une extension du dominion des chrétiens au sein de la société, afin de faire progresser le royaume de Dieu9 », rejoint ainsi en partie les aspirations des nouvelles classes moyennes-supérieures chinoises converties à l’évangélisme : à une capacité d’influence nouvelle dans les différents domaines de la vie sociale répond un discours invitant les chrétiens à « prendre autorité » sur la société.

De fait, Singapour a joué un rôle pivot dans la diffusion régionale de l’idéologie d’une droite chrétienne de type charismatique. En janvier 1989, 314 représentants évangéliques de 50 pays s’y sont réunis afin d’établir des stratégies pour « accomplir la Grande Mission [de l’évangélisation] avant l’an 2000 » et imposer les thèmes du « combat spirituel » lors du deuxième Congrès international pour l’évangélisation mondiale, six mois plus tard à Manille10. En 1993, C. Peter Wagner organisait à Séoul (en Corée du Sud) le premier rassemblement de l’International Spiritual Warfare Network et chargeait Lawrence Khong, un pasteur baptiste charismatique, d’établir officiellement à Singapour une branche nationale de ce réseau, à laquelle ont adhéré la plupart des dirigeants d’églises pentecôtistes-charismatiques singapouriennes. L’année suivante, 140 pasteurs évangéliques ont prié aux « quatre portes d’entrée de la nation […] pour proclamer l’autorité du Christ sur la ville » : des pratiques, souligne D. Goh, qui ont pour effet « de rendre les chrétiens conscients de la nation comme lieu, en investissant cet espace, par ailleurs très urbanisé et tourné vers la compétition capitaliste, d’une dimension de propriété et d’héritage collectif 11 ».

La décennie 1990 marque donc l’affirmation dans l’espace public singapourien d’une idéologie évangélique de la nation, portée par de nouvelles générations chinoises occupant des positions sociales relativement influentes. En contrepoint, le gouvernement élabore à la même période un nouvel outil de régulation autoritaire du pluralisme religieux, The Maintenance of Religious Harmony Act (MRHA), qui réprime tout manquement au devoir d’« harmonie religieuse ». La nouvelle législation répond à ce qui est perçu comme les premiers signes d’un glissement vers des formes d’expression intolérante des convictions religieuses et d’ambitions hégémoniques. Elle vise aussi à « tuer dans l’œuf » tout usage de la religion « à des fins politiques et subversives12 » (Sinha, 2005 : 27). Ce diagnostic concerne au premier chef l’activisme évangélique, décrit comme un « prosélytisme excessif [qui] dérangeait les autres groupes religieux, qui s’efforçaient à leur tour de contre-attaquer afin de retenir leurs fidèles […]. En observant ces évolutions dans les années 1980, le gouvernement en a conclu que le réveil religieux était une tendance mondiale ayant de réelles répercussions sur l’harmonie religieuse à Singapour. Il en a aussi conclu que l’entrée de la religion en politique devait être stoppée – tuée dans l’œuf, en fait. […] La peur du gouvernement, déclarait le vice-premier ministre Goh Chock Tong au Parlement en 1990, était qu’une confrontation entre les religions ou entre la religion et l’État n’affecte l’harmonie singapourienne […] “S’il n’y a pas d’harmonie, il n’y aura plus de Singapour paisible et prospère – c’est aussi simple que ça”, a dit M. Goh13 ».

Intériorisation de la contrainte et « Godly Patriotism »

Si les dispositions du MRHA n’ont jamais été invoquées à l’appui de condamnations judiciaires, elles ont contribué à l’intériorisation de la norme pluraliste par les acteurs religieux. Dans un article récent sur les effets juridiques et sociaux de cette loi, la juriste J. Neo (2020) recense toutefois trois incidents notables, dont deux mettent en cause des prédicateurs évangéliques14. En 2008, le pasteur Rony Tan (fondateur de la méga-église Lighthouse Evangelism) déclarait dans une vidéo Youtube que « [prier les divinités taoïstes, c’est comme] chercher la protection d’une société secrète de gangsters ». Après le déclenchement d’une enquête des services de sécurité, la vidéo incriminée fut rapidement supprimée et les excuses publiques formulées par R. Tan officiellement acceptées par les dirigeants des fédérations bouddhiste et taoïste singapouriennes15. On voit ici comment la contrainte exercée par le gouvernement pèse à la fois sur l’agresseur et les agressés, en les amenant à interagir selon les normes de « l’harmonie religieuse ».

Le second incident, en 2018, éclaire quant à lui la manière dont cette contrainte gouvernementale complique l’insertion des évangéliques singapouriens au sein d’un charismatisme mondial dont l’un des schèmes centraux est une géopolitique de l’affrontement entre le dieu chrétien et l’Islam. Un prédicateur américain invité par une église locale ayant évoqué « les musulmans [qui] sont en train de conquérir le sud de l’Espagne » et partagé son « rêve » que dans toute l’Espagne, l’église se lève pour repousser cette invasion, le gouvernement indiqua aussitôt qu’il « agirait de manière ferme s’il était prouvé que des déclarations avaient été faites qui étaient susceptibles de mettre à mal l’harmonie religieuse à Singapour ou qui mélangeaient religion et politique ». L’organisateur de cette « conférence chrétienne », après avoir d’abord crié à la « calomnie », dut se résoudre à présenter des excuses publiques, regrettant d’avoir « offensé la communauté musulmane » et rejetant la faute sur un prédicateur étranger ayant « manqué d’égard » (insensitive).

Ces deux incidents font jouer plusieurs registres de sanction, conjuguant coercition gouvernementale et mise à l’index publique. Mais la mise en œuvre des principes de « l’harmonie religieuse » par les dirigeants évangéliques singapouriens passe moins par ce type de rappels à l’ordre que par une intériorisation durable de la norme pluraliste, fondée sur des affinités idéologiques avec le gouvernement singapourien.

Au niveau national, le discours du réseau LoveSingapore prend ainsi la forme d’un « Godly Patriotism16 » : une exaltation du destin national de Singapour (« l’Antioche de l’Asie17 ») et un respect proclamé de l’État conservateur, lui aussi envisagé comme « une composante du dessein divin18 » symbolisée par la figure biblique du roi Cyrus, « un roi dans la Bible qui est un non-croyant, mais qui est un instrument de Dieu pour aider le peuple d’Israël, faciliter la reconstruction du temple de Jérusalem19 ». La conviction que le gouvernement du PAP peut contribuer à « tourner Singapour vers Dieu » conforte la « vision » évangélique d’une transformation possible de la société singapourienne « selon les valeurs du Royaume (Kingdom Transformation) ». « LoveSingapore est pro-gouvernement, parce que nous avons un très bon gouvernement, pro-familles, de bonnes valeurs, excellent dans sa gouvernance », explique Lai Kheng Pousson20.

« La construction discursive de l’État moral », souligne T. Chong, « a été vitale pour conserver la confiance des segments conservateurs et religieux de la population21 ». Cette représentation morale s’appuie sur une double définition de l’État : à la fois « morally upright » (un État qui ne tolère pas la corruption, le népotisme et le clientélisme) et « morally conservative »: l’État est « un gardien digne de confiance pour ses citoyens, souvent vus comme vulnérables et particulièrement sensibles aux influences extérieures22. Dès lors, tout en s’inspirant des orientations idéologiques du « combat spirituel », les dirigeants du réseau en infléchissent les pratiques et les thèmes pour les adapter au cadre national singapourien.

Au niveau des églises locales, la perspective du combat spirituel inspire la multiplication des groupes de maison (conçus par les églises les plus offensives comme une stratégie de maillage du territoire) et le développement de community services, une action sociale et missionnaire tournée vers les populations non-chrétiennes des quartiers où sont implantées les églises : des actions comprises comme une manière d’« assumer leur responsabilité territoriale au sein de la communauté où Dieu nous a placés23 ». Comme le résume D. Goh, « au niveau national, la cartographie spirituelle produit un nouvel imaginaire de la nation, mais au niveau des quartiers elle contribue à l’intégration de l’église dans les communautés locales24 ».

Ces programmes d’action sociale conduisent en outre à rapprocher ces églises du gouvernement singapourien, en les impliquant dans des relations contractuelles au service des politiques gouvernementales en faveur de « l’harmonie sociale » : accompagnement psychosocial (counseling) d’élèves de l’enseignement primaire et secondaire ou de jeunes « à risques », programmes de préparation au mariage pour les 18-21 ans ou accompagnement (mentoring) de familles à faible revenu, etc. Enfin, les églises pentecôtistes les plus modérées (notamment les Assemblées de Dieu), ont vu dans ces community services une manière de « ne pas politiser le pupitre », en se distinguant explicitement des positions publiques plus offensives adoptées à partir des années 2000 par les dirigeants de LoveSingapore, en lien avec le débat sur la dépénalisation de l’homosexualité25.

Le débat sur la section 377A : apories de l’évangélisme singapourien

De fait, en dépit de fortes affinités idéologiques, la manière dont le gouvernement singapourien s’efforce d’articuler son rôle de gardien moral avec une adaptation pragmatique aux exigences de la compétition mondiale – et aux normes juridiques internationales – suscite épisodiquement les inquiétudes des dirigeants évangéliques locaux, préoccupés de voir le PAP « devenir plus tolérant envers les valeurs du mode de vie libéral et de plus en plus enclin à prendre des décisions politiques moralement discutables26 ». Une inflexion apparaît à partir des années 2000 dans l’attitude du gouvernement, qui tend désormais à justifier certaines adaptations par la nécessité d’être à l’écoute des évolutions de la société, dans un souci manifeste de conforter sa propre légitimité. Or cette inflexion intervient au moment même où l’évangélisme prend pied dans l’espace public singapourien et se trouve étroitement lié à l’État, à la fois par le biais de politiques contractuelles et par les espoirs qu’il a placés dans le rôle prophétique d’un gouvernement identifié au roi Cyrus.

Le débat autour de la dépénalisation de l’homosexualité masculine, relancé en 2007 par une pétition pour l’abrogation de la section 377A du code pénal sanctionnant l’homosexualité masculine, place dès lors les évangéliques face à un conflit de loyauté. Il s’est amplifié en 2013 dans l’attente de la décision de la cour d’appel, saisie par un couple d’hommes homosexuels. Plusieurs pasteurs de méga-églises charismatiques – dont le président de LoveSingapore Lawrence Khong – ont alors mobilisé le registre de la « panique morale27 », en désignant le « lobby gay » comme un danger menaçant les valeurs et les principes fondateurs de la société singapourienne. Ce type de rhétorique entre en tension avec les principes singapouriens de l’harmonie sociale, notamment parce qu’il exclut la possibilité d’un débat pluraliste, comme le souligne l’inquiétude exprimée en janvier 2013 par Love Singapore à l’occasion d’une rencontre entre un ministre et l’association lesbienne Sayoni28. « Cette guerre peut être gagnée et l’église en sortira victorieuse… Préparez-vous à une profonde polarisation au sein de notre société autour de cette question des gays et lesbiennes », écrit par exemple le pasteur de la Cornerstone Community Church sur sa page Facebook, tandis que Lawrence Khong « exhorte le gouvernement à assumer sa “responsabilité morale” et à protéger les droits constitutionnels de libre expression et de liberté religieuse29 ».

Le 9 août 2022, en clôture de ses quarante jours annuels de prière pour la nation, LoveSingapore priait à nouveau pour « que notre gouvernement prenne des mesures efficaces pour protéger les jeunes et les plus vulnérables de notre société de l’influence indésirable des LGBTQ30 ». Mais cette décennie de mobilisations évangéliques (auxquelles a répondu l’affirmation progressive des associations LGBTQ locales dans l’espace public) s’est conclue quelques jours plus tard par une défaite. Le 22 août 2022, le Premier ministre décidait finalement l’abrogation de la section 377A du code pénal, en soulignant que « les personnes gays sont désormais mieux acceptées » et que cette abrogation mettrait le pays en accord avec « les mœurs sociales d’aujourd’hui ». Il annonçait simultanément « une meilleure protection légale de la définition du mariage comme union d’un homme et d’une femme31 ».

Le même jour, LoveSingapore diffusait un communiqué de Lawrence Khong, qui illustre comment la contrainte de la régulation étatique peut conduire les acteurs évangéliques les plus offensifs à convertir in fine des « objections intégralistes » (visant à défendre des convictions vécues comme des vérités transcendantes) en une expression d’opinions divergentes32 :

« 1. Du point de vue des principes bibliques, l’Église ne peut pas soutenir l’abrogation de la section 377A.

2. Néanmoins, nous savons que la section 377A peut être abrogée sans le soutien de l’Église. Dans ces circonstances, notre demande est que cette évolution soit accompagnée de nouvelles protections et de meilleurs garde-fous, plus solides, stratégiques et efficaces que la section 377A elle-même33 ».

Tout en exhortant à toujours « prier pour la nation » et à « demeurer engagés sur les questions sociales et culturelles », le communiqué marque en fait un repli sensible par rapport à l’ambition de « tourner Singapour vers Dieu » : « Nous devons proclamer l’Évangile et faire des disciples. Notre espoir n’est pas dans les lois ou les décisions politiques. Notre espoir est en Jésus seul. Le monde continuera de s’éloigner encore et encore des voies de Dieu. Mais nous ne devons pas abandonner ».

Les obstacles à la vision évangélique de la nation

Les mobilisations contre la dépénalisation de l’homosexualité à Singapour sont emblématiques des causes à partir desquelles l’évangélisme produit de la politisation, sur le mode d’une épreuve de foi – les chrétien véritables se devant de s’engager dans ce qui est décrit comme l’affrontement entre les valeurs bibliques et celles du monde séculier. A contrario, le cas singapourien éclaire aussi trois conditions requises pour que l’évangélisme pèse durablement sur le débat public.

La première tient à son assise sociale, qui s’appuie historiquement sur l’essor du pentecôtisme au sein des classes moyennes-supérieures chinoises. De ce point de vue, la moindre progression du christianisme au cours des dix dernières années (de 18,3 à 18,9 % entre 2010 et 2020), son faible poids au sein de l’élite politique locale et la montée des « sans religion » dans la tranche d’âge des 15-34 ans34 fragilisent la légitimité de l’évangélisme comme mouvement social.

Deuxièmement, contrairement à d’autres contextes nationaux où le pluralisme religieux officiel s’adosse en fait à une domination implicite du christianisme, l’évangélisme ne peut pas bénéficier ici des failles du pluralisme religieux. Il est soumis, au même titre que les autres communautés religieuses, au pluralisme strict mis en place par le gouvernement autoritaire du PAP et aux mécanismes de sanction systématique de tout manquement aux règles de « l’harmonie religieuse ».

Enfin, l’interdiction du « mélange » entre religion et politique et la domination d’un seul parti sur le système politique local ne laissent aux évangéliques que l’argument de la moralité publique, déjà largement préempté par le gouvernement.

La concrétisation de la « vision » évangélique d’une nation singapourienne se tournant « vers Dieu » reste donc pour le moment entravée par une série de contraintes et de dynamiques contraires.

1Y. Fer, « La théologie du “combat spirituel : Globalisation, autochtonie et politique en milieu pentecôtiste/charismatique », in J. Garcia-Ruiz et P. Michel (eds), Néopentecôtismes, Paris, Labex Tepsis, 2016, p. 52-64.

2P. Gonzalez, Que ton règne vienne. Des évangéliques tentés par le pouvoir absolu, Genève, Labor et Fides, p. 260.

3Cet article sappuie sur une enquête de terrain menée en février 2013 avec Gwendoline Malogne-Fer à Singapour, complété depuis par un suivi de la littérature scientifique et de lactualité religieuse de ce pays. Les principaux résultats de lenquête de 2013 ont été publiés dans  Y. Fer et G. Malogne-Fer, « Le pentecôtisme à Singapour : construction nationale, pluralisme religieux et engagement missionnaire », in P. Bourdeaux et J. Jammes (eds.), Chrétiens évangéliques dAsie du Sud-Est. Expériences locales dune ferveur conquérante, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2017, p. 261-286.

4Entretien du 5 février 2013 avec Lai Kheng Pousson à Singapour.

5Ibidem.

6B. Singh, « Singapour. Maintenir léquilibre entre la prospérité, la croissance sociale et la démocratisation graduelle », Revue internationale de politique comparée, vol. 18, 2011, p. 112-116.

7En 2020, le bouddhisme rassemblait 31,1 % de la population résidente de plus de 15 ans (et 40,4 % des Chinois). 18,9 % se déclaraient chrétiens, 15,6 % musulmans, 8,8 % taoïstes. Les « sans religion » représentaient 20 % de la population, les « autres religions » 0,6 % (Recensement national 2020, Department of Statistics Singapore, 2021).

8C.-K. Tong, Rationalizing Religion: Religious Conversion Revivalism and Competition in Singapore Society, New York, Brill, 2007, p. 49.

9P. Gonzalez et J. Stavo-Debauge, « Politiser les évangéliques par le “mandat culturel. Sources, usages et effets de la théologie politique de la droite chrétienne américaine » in J. Ehrenfreund et P. Gisel (eds.), Religieux, société civile, politique, Lausanne, Antipodes, 2012, p. 273.

10R. Holvast, Spiritual Mapping in the United States and Argentina 1989-2005. A Geography of Fear, Leiden, Brill, 2009, p. 80.

11D. P.-S. Goh, « State and Social Christianity in Post-colonial Singapore », Journal of Social Issues in Southeast Asia 25(1), 2010, p. 79.

12V. Sinha, « Theorising “Talk about “Religious Pluralism and “Religious Harmony in Singapore, Journal of Contemporary Religion 20(1), 2005, p. 27.

13The Straits Times, « Religious Harmony : 20 years of keeping the peace », 24 juillet 2009.

14Le troisième incident implique un imam ayant déclaré en arable « Que Dieu nous aide contre les juifs et les chrétiens ».

15« Buddhist, Taoist leaders accept pastors apology », article du Straits Times reproduit sur le site Buddhist Door Global, 10 févier 2010 (consulté le 31 mai 2023).

16LoveSingapore, 40 Day Prayer, édition de 2012.

17La croissance du christianisme singapourien a inspiré dès les années 1970 des « prophéties » reprises aujourdhui par lévangélisme local : Billy Graham en 1978, puis Yonggi Cho en 1982 ont parlé dune « Antioche de lAsie » (Love Singapore, 2000 : 117-118), une ville déchanges appelée à diffuser le christianisme dans la région.

18D. P.-S. Goh, « State and Social Christianity in Post-colonial Singapore », Journal of Social Issues in Southeast Asia 25(1), 2010, p. 81.

19Esaïe 45 et Esdras 1. Entretien avec Lai Kheng Pousson, le 5 février 2013 à Singapour.

20Ibidem.

21T. Chong, « Filling the Moral Void: The Christian Right in Singapore », Journal of Contemporary Asia 41(4), 2011, p. 573.

22Ibidem, p. 571-572.

23LoveSingapore, Dare to Believe : the LoveSingapore Story, Singapour, LoveSingapore, 2000, p. 126.

24D. P.-S. Goh, « State and Social Christianity in Post-colonial Singapore », Journal of Social Issues in Southeast Asia 25(1), 2010, p 80.

25Rev. Chia Beng Hock (Bethel Assembly of God), entretien du 6 février 2013.

26T. Chong, « Filling the Moral Void: The Christian Right in Singapore », Journal of Contemporary Asia 41(4), 2011, p. 578.

27Ibid.

28Teresa Wong, « Minister to meet church group over gay issues », The Straits Times, 19 janvier 2013.

29« Pastors comments sprak fresh debate over Section 377A », Yahoo! News Singapore, 21 janvier 2013.

30LoveSingapore, 40 Day Prayer, 2022.

31« 377A : Singapore to end ban on gay sex », www.bbc.com (consulté le 1er juin 2023).

32Sur cette notion dobjection intégraliste et sa confrontation aux règles de la démocratie libérale, voir J. Stavo-Debauge, Le loup dans la bergerie. Le fondamentalisme chrétien à lassaut de lespace public, Lausanne, Labor & Fides, 2010.

33« A Pastoral Note from LoveSingapore », post Facebook du 22 août 2023 (consulté le 29 mai 2023).

34Entre 2010 et 2020, la part dans le recensement national des « sans religion » passe de 21 à 24,2 % chez les 15-24 ans et de 19,9 à 26,2 % chez les 25-34 ans, la plupart des convertis évangéliques appartenant quant à eux plutôt à la tranche dâge des 45-54 ans.