Dans le monde qui n’est pas celui de l’infiniment petit, mais le monde social, ce que l’on dit invisible est généralement ce qui est là, juste sous notre nez, mais auquel on ne prête aucune attention, notamment quand il s’agit de travail, parce qu’on a été éduqué à penser que certaines activités n’avaient aucune valeur ou intérêt, convaincus pour la plupart que passer le balai, ramasser une poubelle ou des fraises, supporter des usagers/patients/clients récalcitrants ne requiert aucune dextérité ou compétence particulière. Et tout à coup, au moment même où les rues se sont vidées, où la nature « a repris ses droits » (étrange expression pour signaler le retour des animaux, leur visibilité dans ce que nous pensions être nos espaces), on les a vus : c’est-à-dire qu’on a compris leur importance, on a saisi leur indispensabilité, au point de détourner une expression qui consacrait auparavant l’assomption des fringants gestionnaires destinés à nous tirer vers le haut, nous les masses récalcitrantes.
Exit les premiers de cordée, gloire aux premiers de corvée. Des premières plus exactement : femmes en première ligne, médecins, infirmières, caissières… mais aussi dans l’espace domestique (charge des enfants et des personnes fragiles, tâches ménagères, etc.), tandis que ce sont principalement des hommes plus libres de leurs temps, qui ont saturé l’espace public de commentaires et/ou de publications scientifiques. Ils se sont pris la tête sur le monde d’après, prenant quelques longueurs d’avance, pendant que les femmes pataugeaient dans l’ici et maintenant. Dans une continuité de gestes indispensables avant, pendant et qui le seront toujours après, tout comme le faisceau de relations à entretenir, maintenir avec les présents et les absents, celles et ceux qui sont loin ou enfermés dans des institutions.
Ce qui était en haut n’est donc pas descendu en bas. Plus visible le travail du care et les femmes (majoritairement) qui le font, l’est sans doute devenu, pour un temps. Mais qu’adviendra-t-il si celles-ci sont toujours muettes ? Car voir (donc interpréter à partir de sa propre perception) et entendre (accueillir le point de vue de l’autre), ce n’est pas la même chose. Et il manque encore, pendant et après cette crise, d’écouter les voix, plurielles, non alignées, dissonantes parfois parce qu’épuisées et énervées, de celles et ceux qui ont réalisé un travail risqué, ou ont assuré la gestion ingrate du quotidien. Des voix différentes qui risquent de manquer à tous les niveaux de la société (tout comme font défaut les ouvriers agricoles saisonniers des pays des Sud dont les populations urbaines ignoraient jusqu’à l’existence). Par exemple, les femmes de ménage étant confinées, sur qui la gestion de l’ordinaire est-elle retombée, même dans les groupes privilégiés ?
Car si les publications des femmes scientifiques et intellectuelles ont chuté d’un coup durant la pandémie, ce fait nous informe sur une autre caractéristique de l’invisibilité du travail des femmes : les inégalités de genre en regard du travail domestique et d’éducation des enfants, ou de soin aux personnes âgées et vulnérables, se maintiennent dans tous les milieux et indépendamment de leur couleur politique. Même les intellectuelles semblent avoir été rattrapées par la production du vivre. Le patriarcat a encore la peau dure ; le Coronavirus a joué un rôle de révélateur à cet égard. Et il n’a rien changé, comme il n’a rien transformé des volontés politiques en œuvre qui préparent le même hôpital, la même université, juste un peu plus à distance, méprisant dans les processus de guérison comme dans les processus éducatifs l’importance de ce qui se voit le moins : les relations et les liens qui se nouent dans les interstices, les couloirs, les bibliothèques, la cantine.
Dans une pensée patriarcale, et même si celle-ci ne dit pas son nom, relookée dans le costard cravate du new management, ce qui est invisibilisé, c’est toute la sphère des environnements ordinaires. Comment on naît, comment on meurt, et entre-temps comment on s’alimente, on se maintient propre. À croire que pendant des siècles, les savants de tous crins n’ont jamais eu une pensée pour qui lavait leurs chaussettes. Et seule une lointaine servante de Trace a ri officiellement de ce que l’un d’entre eux, le dénommé Thalès, aurait mieux fait de regarder où il mettait les pieds. Que toutes les femmes rient sous cape de ce genre de bêtises ne change rien à l’affaire. Ce n’est pas ce rire qui écrit l’histoire.
Toujours au pouvoir, les machos, qu’ils soient beaufs ou cadres dynamiques « en marche ». Jetteront-ils allègrement leurs masques de papier comme on voit que cela commence à se faire ? Parce que prendre soin de ce satané masque, le laver, le repasser, le mettre à la poubelle quand il convient et correctement, c’est commencer à penser à son environnement et aux autres, humains et non humains qui le peuplent, non pas d’une manière abstraite, mais grâce à la valeur des gestes ordinaires en faveur de l’environnement. Un environnement bien différent de celui associé au sauvage, aux grands espaces ou à la vaste nature cruelle et sans pitié. Importance des poubelles ou des petits sacs qu’on emmène avec soi, en prévision quand il n’y en a pas, pour ne pas souiller le monde. Pour ne pas compter que quelqu’un derrière soi va ramasser ce qui traîne, sortir de l’adolescence, quoi. Ce masque qui nous rend invisible, escamote notre bouche et notre expressivité, pourrait être une petite ressource, un pense-bête, pour une pensée de l’ordinaire.
[voir Faciale, Masques, Non essentiel, Soignants]
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