80. Multitudes 80. Automne 2020
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Quartiers populaires

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Les quartiers populaires ont été comme d’habitude la cible privilégiée du discours guerrier et infantilisant de l’exécutif, ainsi que de ses pratiques sécuritaires. Qui peut-on mieux cibler que les habitants des quartiers populaires, quand on veut montrer que l’État est vraiment nécessaire parce qu’il y a des gens soupçonnés de « « ne pas faire les choses bien » ?

J’ai revu le film culte de Spike Lee Do The Right Thing, trente ans après sa réalisation, et c’est un compagnon de route très efficace durant ces plusieurs semaines de confinement. Si la traduction littérale du titre est plutôt non-adverbiale, invitant à « faire la chose qu’il faut », la rue française l’a reprise sous l’expression « faire les choses bien » : dans un certain contexte, être à la hauteur.

Que cela soit dans le film de Lee, où le personnage qu’il incarne s’interroge en permanence sur le bon positionnement à tenir face à la montée de la tension dans son quartier (entre les habitants et la police, entre les habitants eux-mêmes), ou dans sa récupération française, notamment au sein du mouvement hip-hop hexagonal qui interroge à travers l’idée de faire les choses bien la possibilité de défendre certaines valeurs dans une atmosphère de violence, l’expression Do The Right Thing a donc une portée profonde et positive.

L’injonction de faire les choses bien a pris des tours d’autant plus absurdes qu’elle provenait d’un pouvoir politique (et la France n’est pas isolée en cela) qui avait abondamment cafouillé, de la destruction des masques à l’organisation incompréhensible du premier tour d’un scrutin municipal.

En face, celles et ceux qui ont « fait les choses bien » ont plutôt « fait les choses », comme le dit une chanson culte du rap français, sans attendre l’assentiment du pouvoir et même souvent en revendiquant de s’en distinguer. L’élargissement permanent du discours de reconnaissance gouvernemental, des soignants dont on découvrait soudain toute la chaîne indispensable, aux caissières en passant par les livreurs ubérisés, avait évidemment ceci de ridicule qu’il s’adressait en réalité à toutes les victimes ordinaires du néolibéralisme triomphant. Ce dernier se révélant tel qu’il est : en improvisation permanente, contraint dans son impréparation structurelle de se raccrocher aux branches qu’il a sciées méthodiquement, d’héroïser progressivement celles et ceux qu’il a tant méprisés. L’inconscient se manifeste cependant encore lorsque le directeur de la santé affirme « ne pas avoir d’explication » pour la mortalité exceptionnelle en Seine-Saint-Denis, ou encore quand le préfet Lallement déclare que les patients en réanimation « n’ont pas respecté le confinement ».

Dans les quartiers populaires, pas besoin d’expliquer longtemps pourquoi l’expression « distanciation sociale » est accueillie avec ironie et fatalisme. Premièrement, l’état du patrimoine rend bien plus difficile qu’ailleurs l’application des consignes. Ensuite, comment imaginer une seconde que la ségrégation sociale et urbaine ne produise pas mécaniquement une forme de résistance aux consignes, notamment de la part de cette fraction de la jeunesse abandonnée par les pouvoirs publics ? De nombreuses associations de terrain font remonter cette interrogation terrible : comment demander à ces enfants, ces jeunes que la société a si peu protégés, de se « mobiliser » pour et avec celle-ci ?

La lucidité pousserait plutôt à considérer que les tensions qui ont marqué certains quartiers après plusieurs semaines de confinement – notamment à Villeneuve-la-Garenne (92) et aux alentours, suite à un accident de moto impliquant un véhicule de police – ont finalement été très mesurées face à la violence de la consigne tout sauf égalitaire du « restez chez vous » et à son application répressive.

L’équilibre n’a tenu, comme d’habitude, qu’à l’engagement des acteurs de terrain… soudain indispensables eux aussi, même s’il y a deux ans, leurs alertes avaient été jetées à la poubelle avec le Plan Banlieue. Là aussi, encore, « on fait les choses bien »… On calme les jeunes, on colmate les brèches de la rupture pédagogique, on distribue à manger parce que dans de nombreux quartiers, on a découvert la faim. Un des effets tristement positifs de cette crise aura d’ailleurs été de mieux faire connaître la situation sociale et sanitaire de ces territoires. Impossible de fermer les yeux sur ces centaines de mètres de queue devant les distributions alimentaires.

À travers un montage bien trouvé, l’association banlieusarde Ghettup mettait en scène une tour HLM, avec une flèche indiquant à chaque étage la présence d’un de ces métiers « au front », « au charbon », pour rappeler le rôle actif et protecteur des habitants des quartiers populaires à l’égard de la société toute entière pendant cette période de crise.

Do The Right Thing, en effet. En démocratie, cette interrogation permanente est indissociable d’une enquête sur les capacités de chacun. Le virus a désigné les incapables et les indispensables, et dévoilé les immenses ressources de la société. Les indispensables ont d’ores et déjà clamé leur volonté de ne pas être « récupérés ». La suite du chemin, « la bonne chose à faire », c’est faire avec eux.

[voir Associations, Solidarités]