Restitutions : fictions et réalités
Dans un musée qui ne sera pas nommé, Killmonger, le rival de Black Panther, fait face à un masque pillé au cours du sac de Benin City en 1897. Le jeune homme fixe le masque en cage. Il ne tardera pas à le voler à grands renforts d’effets spéciaux et de ruses rocambolesques qui ont fait la renommée des films hollywoodiens. Ce qui est proprement réjouissant dans la dernière production à succès des Studios Marvel, c’est la manière dont l’industrie de la fiction devient vecteur d’utopie politique. Ce que l’on y voit, fugitivement, c’est le « retour » d’un objet arraché par la force à ses propriétaires, c’est le retour d’un manque, d’un fantôme. Le film fantasme le retour d’un fantôme.
La dénonciation des conditions de collecte du patrimoine africain détenu dans les grands musées occidentaux n’est pas nouvelle. En cela, on peut dire que Black Panther descend en droite ligne de Michel Leiris. Dans son journal, à la date du 6 septembre 1931, celui-ci décrivait avec honte l’achat forcé pour 20 francs, et contre la volonté des villageois de Dyabougou, d’une des pièces maîtresses du musée du Quai Branly – Jacques Chirac : « Quand je m’aperçois que deux hommes – à vrai dire nullement menaçants – sont entrés derrière moi, je constate avec une stupeur qui, un certain temps après seulement, se transforme en dégoût, qu’on se sent tout de même joliment sûr de soi lorsqu’on est un Blanc et qu’on tient un couteau dans sa main »1. Cette stupeur n’empêchera pas Leiris de prendre possession de l’objet et de s’enfuir avec.
En novembre 2017, à Ouagadougou, Emmanuel Macron exprimait sa volonté d’opérer des « restitutions temporaires ou définitives du patrimoine africain en Afrique ». L’allégresse des étudiants burkinabé n’a eu d’équivalent que le scepticisme outré de certains conservateurs français. Mandatés par l’Élysée, l’économiste et écrivain sénégalais Felwine Sarr et l’historienne de l’art Béatrice Savoy ont remis en novembre 2018 un rapport sur les conditions de restitutions du patrimoine de l’Afrique subsaharienne, immédiatement mis en ligne et publié pour être à la disposition du grand public2. La polémique a aussitôt surgi, certains prophétisant un futur marqué de « repentance coloniale » qui « viderait » les musées européens, d’autres s’insurgeant qu’avec une telle démarche, il faudrait « tout » rendre. De quoi a-t-on peur exactement ? Quel est ce monstre horrifiant à tête de Méduse caché sous l’invocation de la « repentance » ?
La « collecte », doux euphémisme hérité des guerres coloniales
Précisément, ce qui pétrifie tant, c’est le visage d’une colonisation violente, brutale, ayant planifié de manière méthodique l’appropriation de biens culturels et leur transfert dans les grandes institutions européennes. Non pas comme une conséquence annexe de la conquête militaire, mais comme l’un des objectifs principaux de la conquête coloniale3. C’est cela que nous ne voulons pas voir. Sur place, les officiers ont été constamment en lien avec les musées européens, ils rendaient des comptes précis des « collectes » d’artefacts, ils programmaient les opérations à venir en fonction des prises espérées. Sarr et Savoy montrent bien à quel point ce vocabulaire de la « collecte » est biaisé : dérivé du latin colligere, il signifie « ramasser, relever ». Le terme sous-entend que l’art pourrait ainsi être ramassé, cueilli, comme s’il n’avait pas de propriétaire légitime, comme s’il pouvait renaître. Or précisément, les deux auteurs rappellent que le principe même de culture se « génère par la transmission, la reproduction, l’adaptation, l’étude et la transformation de savoirs, de formes et d’objets au sein des sociétés ». Le départ de centaines de milliers d’œuvres du continent africain a laissé des séquelles : c’est cela qu’il s’agit de regarder en face.
L’Afrique a particulièrement souffert de ces entreprises de collecte, bien davantage que les autres continents, si l’on compte en masses d’objets transférés. Il y a bel et bien en cela une spécificité africaine par rapport autres territoires ayant, eux aussi, subi la colonisation. Tandis que les musées africains sont privés des chefs-d’œuvre nationaux, le musée du Quai Branly dénombre dans son inventaire 70 000 pièces de provenance africaine. Le principe de restitution n’a donc pas vocation à « vider » les musées européens, mais à rétablir un équilibre en faveur des sociétés qui ont été pillées. De plus, il est évident de constater que ces 70 000 pièces ne sont pas toutes exposées simultanément au public, mais dorment pour leur écrasante majorité dans les réserves. Envisager des restitutions, ce n’est donc pas brandir le spectre d’une fuite généralisée des œuvres d’art vers l’Afrique, mais prendre acte du déséquilibre sans égal des collections d’art dans le monde, de l’immensité des collections conservées en France et des séquelles que ces pertes occasionnent dans les pays colonisés.
Restitutions : réalités et controverses
L’entreprise de restitution n’est pas une utopie qui serait simple rêverie de militants. Trop souvent, l’accusation de militantisme a discrédité les projets de retour des collections patrimoniales africaines. Trop souvent, leur supposée infaisabilité juridique a coupé court aux velléités de réparations. La fiction nous aide à envisager la possibilité de ce que l’on croyait infaisable : Killmonger plaide pour le retour des statues et haches rituelles du Nigéria dans une production hollywoodienne. L’utopie n’est pas cantonnée au domaine du rêve.
Sarr et Savoy envisagent trois temporalités différentes de restitutions. Il ne s’agit pas ici de restitutions temporaires – la restitution temporaire étant qualifiée par eux, très justement, d’oxymore – mais de restitutions effectives, de transferts de propriété. Une première étape consiste en un état des lieux des collections françaises (qui reste à faire dans de nombreux cas) et la remise solennelle de plusieurs pièces symboliques réclamées depuis de nombreuses années. Plusieurs propositions ont été listées dans le rapport, parmi lesquelles l’Élysée a retenu le trésor royal de Béhanzin, comptant vingt-six pièces, qui sera donc rendu au Bénin. Une seconde étape systématiserait les inventaires et lancerait une vaste entreprise de partage des numérisations avec les pays africains. Ceci suppose une révision du droit à l’image des musées nationaux. Par ce biais, il serait possible d’amorcer une coopération de long terme ainsi que de constituer des ateliers et commissions paritaires chargées de traiter les demandes de restitutions des états africains. Une dernière étape prolongerait ces partenariats pour la translocation effective d’œuvres africaines, dans un processus continu appuyé sur la pérennité des ateliers et commissions paritaires
Les institutions africaines susceptibles d’accueillir le retour des œuvres existent. Contrairement à ce que certains médias se plaisent à affirmer, les musées africains ne sont pas tous vétustes et indigents. Une telle généralisation à l’échelle de l’Afrique devrait d’emblée être disqualifiée : l’Afrique n’est pas un pays, faut-il le rappeler ? Le moderne Musée des civilisations noires de Dakar a déjà hébergé des ateliers de réflexion autour des restitutions, ainsi que le Musée Théodore Monod d’art africain de l’IFAN, également à Dakar. Ces deux prestigieuses institutions constituent des cadres d’accueil parfaitement adéquats. Le Musée national du Mali à Bamako a bénéficié d’une profonde rénovation, il participe également à la lutte contre le trafic illégal d’objets retirés de fouilles illicites. La Fondation Zinsou d’art contemporain au Bénin est aussi très active dans la lutte pour le retour du patrimoine africain, de même que le Musée national du Cameroun ou le Musée royal de Foumban. On pourrait multiplier les exemples.
Concernant le transfert de propriété, des voix invoquent le principe d’inaliénabilité du patrimoine français et d’insaisissabilité de ses objets. Pourtant, il existe des précédents d’adaptation du droit français. Le recours à des lois d’exception a, par exemple, permis le retour de restes humains comme la dépouille de Saartjie Baartman, restituée à l’Afrique du Sud en 2002. Le droit international, pour ce qui est des spoliations nazies, permet également les restitutions d’œuvres volées pendant la Seconde Guerre mondiale. Sur ce modèle, Sarr et Savoy proposent une modification du code du patrimoine, de manière à reconnaître la violence de l’accaparement des œuvres africaines inhérente au contexte colonial. Les butins de guerre, les vols, les achats sous la contrainte seraient ainsi reconnus illicites, suite à un examen par des commissions spécialisées longuement investies dans la coopération avec les pays africains. Ainsi, les effets personnels d’El Hadj Oumar et d’Ahmadou Tall pourraient être rendus au Sénégal et au Mali, qui en font la demande depuis de nombreuses années. Le butin de guerre les concernant comprend des sabres – dont la charge affective et la mémoire sont encore vivaces chez leurs descendants -, des bijoux et objets précieux conservés au Musée de l’Armée et au Musée du Quai Branly, ainsi que plus de cinq cents manuscrits conservés à la Bibliothèque nationale de France.
Cet exemple de la dispersion du patrimoine de la famille Tall suscite deux types de réflexions. D’abord, cette démarche de retour des œuvres d’art ne peut se faire que dans un contexte global de coopération entre la France et les différents états de l’Afrique subsaharienne pour accompagner les collections. Il s’agit d’inaugurer un véritable dialogue qui serait respectueux de la mémoire des guerres coloniales, qui prenne acte de ce passé et qui, surtout, adopte une position de soin à son égard. Il s’agit en effet de soigner, de réparer, de panser les blessures causées par la perte sur le temps long de cette masse d’objets d’arts. Ce moment précieux des restitutions offrirait une opportunité unique de dialoguer sur une mémoire coloniale qui n’en finit pas de ressurgir. D’autre part, il faudra aux musées et aux universités françaises du temps et des moyens pour procéder aux inventaires des collections et reconstituer l’histoire des objets. L’histoire de l’art africain constitue un parent pauvre de la recherche en France, qui manque cruellement de postes, de chercheurs, de doctorants, d’enseignants. Or, on ne peut soigner sans connaître. Ce moment des restitutions doit être saisi avec élan pour procéder à l’étude des collections, leur inventaire, leur numérisation, leur mise en valeur.
Ce que peut la fiction
Dans une fable située à Bangoulap au Cameroun, le romancier français Arno Bertina imaginait en 2015 une restitution massive des collections africaines dans un futur proche situé opportunément en 2018. Non content d’avoir prophétisé le mouvement des Gilets jaunes et la contestation sociale dans Des châteaux qui brûlent, Bertina avait également anticipé avec humour ce mouvement des restitutions dans Des lions comme des danseuses. Il y décrivait les démêlés juridiques d’une cour royale bamiléké avec le Musée du Quai Branly : après avoir obtenu la gratuité de l’accès aux collections pour les ressortissants camerounais, les juristes de la cour de Bangoulap tentent des demandes de restitutions, avec menaces de saisir l’Unesco. Les fonctionnaires français sont pris de désarroi : « Chacun savait, Quai Branly, et surtout ceux qui avaient auparavant travaillé au Trocadéro, que la plupart des dossiers d’œuvres étaient lacunaires. On avait beau jeu d’affirmer qu’elles avaient été achetées, car certains explorateurs ou certains représentants de l’État français – quand ce n’était pas certains scientifiques eux-mêmes – avaient sans doute troqué ces œuvres contre peu d’argent, ou des babioles, ou des menaces. Aucune transaction inattaquable, certainement. Certes, il était possible d’affirmer qu’en les volant on les avait sauvées, mais c’était quand même tordu »4. Au-delà des coïncidences, Bertina pose clairement la question de la charge morale des collections africaines du Quai Branly : chacun y sait qu’un travail de mémoire autour de ces œuvres est nécessaire. La fiction vient se substituer à cette lacune de la mémoire institutionnelle. Même lorsque les trajectoires des œuvres sont bien documentées, comme celles collectées par la mission Dakar-Djibouti grâce au journal de bord de Michel Leiris, le musée n’assume pas le récit des circonstances de leur entrée dans le patrimoine français. Le Kono de Dyabougou acheté à bas prix et un couteau à la main par Michel Leiris est exposé au Quai Branly sans que cette histoire ne soit racontée.
Le déficit de mémoire collective autour de ce patrimoine, savamment entretenu par les institutions, autorise des fictions à s’engouffrer dans la brèche. Un peu avant le célèbre Black Panther, le cinéaste nigérian Lancelot Oduwa Imasuen imaginait déjà un épisode de vol, cette fois au British Museum. Le scénario de son film 1897 Invasion, produit par l’industrie de Nollywood5 au Nigéria, documente le sac de Benin City par les troupes britanniques. Igie, un jeune étudiant nigérian à Londres, est déterminé à rendre à leurs communautés les œuvres prisonnières du British Museum. Pris sur le fait, un long procès s’ensuit, qui donne lieu à une remémoration de la conquête coloniale en costumes d’époque et fort belles scènes de batailles. Se clôturant sur un non-lieu, la juge britannique acte ainsi le vol des œuvres par l’armée britannique. Revanche des perdants sur ceux qui « écrivent l’histoire », pour paraphraser Michel de Certeau.
Que nous dit cette profusion d’œuvres littéraires et cinématographique fantasmant une revanche symbolique ? Il y a bien sûr une amusante coïncidence des temporalités, où les auteurs semblent avoir anticipé sur les décisions du président français. Mais il ne s’agit pas uniquement de séduisants jeux de plagiats par anticipation ou d’annonces prophétiques. Ces fictions racontent le profond et lent oubli des sociétés coloniales sur leur propre passé. C’est cet oubli organisé des circonstances des guerres coloniales qui légitime l’inaliénabilité des collections africaines en France. C’est cet oubli politique qui légitime les discours alarmistes sur la « fuite » des œuvres d’arts africains. A rebours d’une vision myope de l’histoire de France – où l’on feint d’oublier subitement d’où viennent ces objets –, ce temps des restitutions nous engage à affronter la réalité de ce qu’ont été les conquêtes coloniales et les missions de collectes ethnographiques. C’est à ce prix qu’un dialogue d’égal à égal pourra se nouer avec les états et institutions africaines. Il est temps de faire advenir les fictions.
1 Michel Leiris, Miroir de l’Afrique (recueil posthume comprenant ses principaux écrits d’ethnologie africaine), édition de Jean Jamin, 1996, p. 195.
2 Restituer le patrimoine africain : vers une nouvelle éthique relationnelle,
Rapport remis au Président de la République le 23 novembre 2018, p.27. https://www.icom-musees.fr/ressources/rapport-sur-la-restitution-du-patrimoine-culturel-africain-vers-une-nouvelle-ethique
3 Restituer le patrimoine africain : vers une nouvelle éthique relationnelle, op. cit, p. 27.
4 Des Lions comme des danseuses, Éditions de la Contre-allée, 2015, p. 29.
5 L’industrie du cinéma nigérian, puissance considérable, se situe à la deuxième place mondiale, en nombre de films produits par an, après l’Inde (Bollywood) mais devant les Etats-Unis (Hollywood).