Notre ami François Rosso (1951-2022), présent dans le collectif de rédaction de Multitudes depuis sa fondation, a suivi son fils de 37 ans, Nicolas, parti l’année dernière. Né en Calabre, et toujours italien, François avait rejoint en 1957 son père, cheminot dans la sidérurgie lorraine. Il commence à militer dès les Comités d’action lycéens de 1968, puis dans les comités de soldats et la lutte contre le nucléaire. Travaillant comme comptable chez Usinor, il est de la minorité active de la CFDT dans les luttes contre la restructuration de la sidérurgie.

Secrétaire général de la section CFDT Usinor-Thionville, il rédige, en 1977, avec ses amis Jean-Yves Rognant et C. Romain, Les propositions de la CFDT, pour une autre sidérurgie :

[…] Les revendications contenues dans la plateforme des objectifs prioritaires de la Fédération générale de la métallurgie-CFDT dépassent le seul cadre de la défense de l’emploi, elles engagent un processus de transformation de la situation des travailleurs. […] En exigeant les 40 heures en cinq jours avec les samedis et dimanches de repos, l’organisation capitaliste du travail est contestée. […] L’application de la cinquième équipe améliorerait considérablement les conditions de travail et de vie des postés qui tournent autour de la vie sociale comme la terre autour du soleil. Pour la CFDT, le travail posté est essentiellement imposé pour des raisons économiques. Elle se définit donc comme objectif de maîtriser son instauration ou son maintien. […] Mais d’autres mesures, outre la création de la cinquième équipe, sont envisageables.

[…] En Lorraine, la moyenne de vie des sidérurgistes est de 59 ans. Il est urgent également d’instaurer l’abaissement de l’âge de la retraite à 60 ans pour tous et à 55 ans pour les travailleurs postés et d’améliorer les conditions de travail et de vie pour que les bénéficiaires de cette mesure puissent en profiter et continuer ensuite à vivre. Mettre en place un salaire en deux éléments comportant un salaire de progrès, le même pour tous, et un salaire de fonction est la réponse à la conception actuelle du salaire hiérarchisé à l’absurde. En refusant de quitter leur région, en exigeant le droit de vivre et de travailler chez eux, en luttant pour la satisfaction de leurs revendications, les sidérurgistes entendent ne pas faire les frais de la gabegie capitaliste. C’est de la prise en compte de leurs aspirations et de leurs luttes que naîtra la sidérurgie de demain. (Extraits de J.-Y Rognant, C. Romain & F. Rosso, Où va la sidérurgie ? Syros, 1977).

La fermeture de la plupart des installations de la sidérurgie modifie considérablement le mode de vie des habitants des vallées lorraines. Beaucoup font des allers et retours quotidiens au Luxembourg voisin. L’installation des centres commerciaux aux carrefours routiers les plus importants contribue également à élargir le bassin de vie. François et la CLCV participent à la recherche collective organisée par le Ministère de la Transition écologique sur le thème de la « ville émergente ». La dispersion de l’habitat au fil des opportunités commerciales et d’emploi, fait apparaitre de nouvelles conurbations, distinctes des anciens villages et donc des territorialités politiques établies.

Employé par EDF qui a repris les installations de la sidérurgie, il s’engage sur le front de la consommation et du logement avec la CSCV (Confédération syndicale du cadre de vie, devenue CLCV, Confédération logement et cadre de vie). Il se bat contre la dévalorisation du logement social, et pour le développement de la vie collective dans les cités. La théorie de Toni Negri sur le caractère productif de la consommation et le caractère intellectuel de tout travail productif le séduit. Il assiste à quelques séminaires de Toni et traduit avec Anne Querrien le petit livre Exil (Mille et une nuits, 1998). Il est encore plus séduit par un livre de l’économiste suisse italophone, ami de Toni Negri, Christian Marazzi. Ils traduisent ensemble La place des chaussettes, le tournant linguistique de l’économie et ses conséquences politiques (Éditions de l’éclat, 1998). Suivent deux autres traductions de livres de Christian : Et vogue l’argent (Éditions de l’Aube 2003), un livre qui explique très bien les mécanismes de la croissance de la finance à l’aveuglette qui va nous envoyer dans le mur en 2008. L’édition ayant été prépayée par un service de prospective du Ministère de la transition écologique, le livre n’a pratiquement pas été diffusé, ni discuté ! Enfin ils traduisent, toujours de Christian Marazzi, La finanza bruciata qui aurait dû être en français La finance sur le gril (à la question) et qui est devenu La brutalité financière, grammaire de la crise (Éditions de l’Éclat, 2013). Là encore le livre n’a pas eu la diffusion qu’il méritait. Il est peut-être paru un peu tard par rapport au démarrage de la « crise ».

Menacé de licenciement par la fermeture (ou la vente ?) de la centrale thermique à laquelle il avait été affecté, François fait une maîtrise en sociologie à l’Université d’Evry, où il donnait des cours de comptabilité à la filière Métiers de la ville. Il passe par la validation des acquis de l’expérience et rédige un mémoire sur la tarification électrique sociale. Il est embauché à RTE, Réseau technique d’électricité, dont le siège est à Paris La Défense. Il s’occupe de l’acceptabilité des pylônes dans le paysage. Il organise la première grève du siège de RTE.

La finance étudiée dans les livres se développe aussi dans la vie. François devenu président de la SOMILOR, Société mutualiste des industries lorraines, se voit obligé, par les nouvelles règles prudentielles, de fusionner sa mutuelle dans un vaste consortium qui protège de nombreux salariés français : Harmonie Mutuelle. C’est l’occasion pour les Lorrains de rencontrer les mutualistes des pays de Loire, plus en avance semble-t-il dans cette direction. C’est à nouveau la constitution d’une vaste organisation nationale, comme cela avait été un peu le cas avec la CSCV-CLCV. Parallèlement une loi, poussée notamment par la CFDT, vient obliger les employeurs à prendre en charge 50 % de la cotisation de mutuelle, comme ils le font déjà pour le versement-transport. Mais ce sont les employeurs qui font les appels d’offre pour choisir la mutuelle et définir le panier de prestations. La santé est en train de devenir un enjeu politique national, pas simplement à cause de la Covid, mais un enjeu qui s’éloigne peut-être du destinataire final, conçu seulement comme consommateur de prestations. François s’occupe de la presse mutualiste, du journal Essentiel Santé d’Harmonie Mutuelle, que reçoit tout adhérent. Recommandations pratiques y côtoient présentations d’expériences intéressantes, et explications médicales. Il s’agit de sensibiliser le mieux possible, de tenir compte des différences régionales.

François s’intéressait aussi à l’économie sociale et solidaire. Ses facultés de synthèse l’avaient propulsé représentant de cette part de la société pour la région Grand Est. Son dernier article dans Multitudes portait sur le sort difficile fait à cette option dans les instances européennes, et sur, là aussi, la nécessite de lutter, une fois de plus : « L’Europe, une économie sociale à affirmer », Multitudes no 74, printemps 2019.

Cherchant toujours à enraciner les ouvertures dans les témoignages positifs du passé, il abordait les discussions de Multitudes de manière originale, quelquefois un peu longue pour les amis pressés. Il plantait ainsi un repère différent et nous aidait à cerner notre champ. Le travail par zoom ne permet guère une telle présence qui s’appuie sur toutes les autres présences alentour, qui cherche la synthèse, l’unité, l’amitié. Depuis deux ans déjà il nous manquait. Nous manquent aussi Gisèle Donnard, Emmanuel Videcoq, François Matheron, présents à la naissance de Multitudes.