Commentaires et littérature critique

Gilles Deleuze face aux images en mouvement

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LE MONDE | 14.06.06 Qu’est-ce que le cinéma comprend à la philosophie, et vice versa ? Bien
peu de philosophes ont tenté de répondre. Gilles Deleuze fut
l’exception, “le” philosophe qui écrivit sur le cinéma (L’Image-mouvement et L’Image-temps, éditions de Minuit, 1983 et 1985)
et qui considéra les cinéastes comme des penseurs. Ces deux livres
avaient été précédés de cours donnés à Paris-VIII-Saint-Denis, de 1981 à
1984, dans un baraquement au bord du périphérique. C’est une partie de
ces cours (environ six heures sur des centaines) qui est aujourd’hui
éditée en CD, sous la direction de Claire Parnet et Richard Pinhas.

http://www.lemonde.fr/web/article/0,1-0,36-783410,0.html

Il ne s’agit pas d’une histoire du cinéma. Deleuze aborde le cinéma en
termes d’images et de concepts, comme un mécanisme de la pensée, sans
jamais faire référence aux théories sémiologiques, structuralistes ou
psychanalytiques édictées par Jean Mitry, Roland Barthes, Christian
Metz, Noël Burch ou Raymond Bellour. Il réinvente le cinéma par la
philosophie, en partant de Bergson, et en particulier de son livre
Matière et mémoire qui, rappelle-t-il, fut publié en 1896, un an après
L’Arrivée d’un train en gare de La Ciotat de Louis Lumière.

Qu’est-ce qui unit Bergson et le cinéma ? D’abord l’analyse du mouvement
et la découverte que celui-ci est une succession d’instantanés.
Autrement dit : ce qui rend une image visible, ce n’est pas une lumière
(venue, par exemple, d’un projecteur), mais une autre image, projetée
avant ou après.

Fidèle à Bergson, Deleuze distingue trois types d’images-mouvement :
l’image-perception, l’image-action et l’image-affection. Imaginez,
dit-il, un cow-boy filmé de face, qui regarde l’horizon : c’est
l’image-perception, celle des champs, contrechamps et panoramiques.
Lorsque nous voyons ce qu’il voit, l’arrivée des Indiens à l’horizon :
c’est l’image-action, celle du travelling. Et quand le cow-boy reçoit
une flèche : c’est l’image-affection, celle du gros plan.

Ses analyses de séquences (entièrement orales, jugez l’exploit) sont un
régal. “L’image-affection, c’est le gros plan, et le gros plan, c’est le
visage”, insiste-t-il avec passion, analysant les deux “pôles” du
visage, selon qu’il désire, aime et hait, ou qu’il admire et pense (une
scène du Lulu de Pabst lui sert de modèle pour montrer comment l’héroïne
et Jack l’Eventreur passent insensiblement d’un pôle à l’autre, de
l’émerveillement à la terreur).

LA CRISE DE L’ACTION

Dans cette démonstration de la manière dont le montage s’empare des
images-mouvement pour donner à percevoir une image-temps, Deleuze note
une rupture, après la seconde guerre mondiale. Avec le néoréalisme
arrive la crise de l’action et débute l’ère des personnages réduits à
l’impuissance, “plongés dans des situations optiques et sonores pures”.

Ainsi Antonioni, filmant le poids du temps devant l’inexpliqué, ou
Fellini filmant la vie comme une succession de spectacles. Fellini
enthousiasme Deleuze parce qu’il montre que l’enfant, l’adulte et le
vieillard coexistent en nous, et rien ne lui paraît plus beau que ce
cinéma de la ritournelle, de “la chance d’un recommencement”.

Suivent de beaux développements sur les “états de cristal”, la façon
dont Visconti peint un monde en décomposition. Et sur la manière dont
Resnais rejoint Bergson, dans l’art de faire coexister “toutes les
nappes du passé”.

Gilles Deleuze Cinéma, coffret 6 CD, Gallimard, “à voix haute”, 34 €.