Catastrophes

Grippe aviaire : pourquoi on a tout mis sur le dos des canards sauvages

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LE MONDE | 13.05.06 |Comment parler, au mieux et au plus grand nombre, de cette nouvelle réalité épidémiologique qu’est la grippe aviaire ? Depuis plus d’un an, cette épizootie en constante progression – associée au risque d’émergence d’une pandémie meurtrière – fait l’objet d’une large couverture médiatique internationale. Son extension renvoie en effet, de manière récurrente, à l’annonce d’une possible catastrophe planétaire pour l’espèce humaine.
Certains médias en viennent aujourd’hui à s’interroger sur leur couverture du phénomène. Demain, les organes d’information pourraient-ils être accusés d’avoir alimenté une forme de désir collectif de catastrophe ? Le Monde a interrogé plusieurs spécialistes et responsables directement confrontés à cette nouvelle menace sanitaire en leur demandant quel regard ils portaient sur son traitement journalistique.

“De manière générale, j’estime que la presse n’est jamais véritablement coupable des informations qu’elle fabrique et qu’elle diffuse, dès lors que l’on considère que cette presse n’est, pour l’essentiel, qu’une forme de caisse de résonance de la puissance et des inconséquences des responsables politiques et professionnels, souligne le professeur Alain Goudeau, chef du département de bactériologie-virologie du CHU de Tours (Indre-et-Loire). De ce point de vue, la progression de l’épizootie de grippe aviaire et les menaces qui y sont liées n’ont pas échappé à la règle.”

Olivier Dehorter, ornithologue au Muséum national d’histoire naturelle (MNHN), ne dit pas autre chose. Il souligne le rôle prépondérant joué par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) dans la médiatisation de l’épizootie. “Certains scientifiques ont réellement eu le sentiment que l’OMS montait cette histoire de grippe aviaire en épingle pour des questions liées à son budget, qui a été réduit ces dernières années”, dit-il. “Les documents émanant de l’Organisation à destination des scientifiques ont d’ailleurs parfois été perçus comme moins alarmants que les communiqués de presse”, ajoute M. Dehorter, rejoignant l’analyse de plusieurs experts français.

Surmédiatisée, l’épizootie de grippe aviaire a-t-elle pour autant été maltraitée ? “Au début, il y a eu beaucoup de confusion : des médecins étaient interrogés sur des questions vétérinaires, ce qui a contribué à créer un flou entre la maladie animale et une possible pandémie humaine, estime François Moutou, épidémiologiste à l’Agence française de sécurité sanitaire des aliments (Afssa). Par ailleurs, certains aspects ont été sous-traités comme, par exemple, les immenses problèmes économiques posés par l’épizootie dans les pays pauvres.”

D’autres aspects, notamment le rôle des oiseaux migrateurs dans la propagation de la maladie vers l’Europe et l’Afrique ont été largement abordés dans les médias. Trop ? “A un moment donné, l’attention s’est focalisée sur les oiseaux sauvages et a totalement occulté les possibles causes humaines de la diffusion de l’épizootie, que ce soit le commerce légal ou les trafics de volailles”, dit Guy Jarry, ancien directeur adjoint du Centre de recherche sur la biologie des populations d’oiseaux (CRBPO).

La faute aux seuls journalistes ? Pas seulement. “Les gouvernements ont généralement demandé des expertises sur l’impact des migrateurs et jamais sur les routes commerciales, ou sur la porosité de certaines frontières aux trafics, analyse M. Dehorter. Reporter la responsabilité sur la faune sauvage permettait d’une certaine manière de se dédouaner, puisque les gouvernements n’ont pas de marge de manoeuvre sur les mouvements migratoires…” “A partir de février, certains médias ont commencé à faire la part des choses sur ce sujet”, tempère toutefois M. Jarry. Aujourd’hui, si le rôle de la faune sauvage n’est pas écarté, aucune contamination de migrateurs de retour d’Afrique n’a été observée en Europe.

Pour sa part, le professeur Goudeau estime que, dans son ensemble, la presse a été prompte à mettre en scène les mesures de prévention annoncées par le gouvernement. Et ce, regrette-t-il, “sans mettre en lumière le fait que le tissu hospitalier public français – qui travaille aujourd’hui à flux tendu – sera dans la totale incapacité de répondre à l’épidémie que causerait dans notre pays un virus grippal humain hautement pathogène”.

Pourquoi la “mayonnaise médiatique” a-t-elle aussi bien pris ? Bernard Vallat, vétérinaire, actuel directeur général de l’Organisation mondiale de la santé animale (OIE), fait l’analyse d’une manière de désir collectif de catastrophe. “Les peurs collectives contribuent à resocialiser les sociétés contemporaines qui ont basculé dans l’individualisme, dit-il. La peur des grandes épidémies, le spectre de la peste bubonique et du choléra sont inscrits pour longtemps dans la mémoire collective. Chaque journaliste est lui-même l’objet de ces pulsions, qu’elles soient rationnelles ou non.” En outre, ajoute M. Vallat, “les rédacteurs en chef savent que cela se vend bien”.

Conséquences de cette pression ? Souvent marquée, au début, par l’amalgame entre maladie animale et possible pandémie humaine, explique M. Vallat, la couverture médiatique “a pu conduire, dans un premier temps, de nombreux décideurs politiques à surestimer les ressources publiques devant être affectées à la prévention de la pandémie potentielle et à freiner les investissements indispensables pour prévenir et combattre la maladie à sa source animale dès qu’elle est apparue en Asie, autorisant ainsi le virus à coloniser les trois quarts de la planète”.

Selon le directeur général de l’OIE, “la surmédiatisation de la crise de l’influenza aviaire a toutefois eu plusieurs conséquences positives concernant notamment l’élaboration de plans nationaux de lutte et de dispositifs de réaction rapide”.

Pour le professeur Claude Got, spécialiste de sécurité sanitaire, l’épizootie de grippe aviaire avait “toutes les qualités pour produire un feuilleton au long cours avec ses rebondissements et le recours permanent à la dramatisation.” “Le souvenir de l’épidémie “qui a fait plus de morts que la grande guerre”, dit M. Got, l’aptitude potentielle du virus H5N1 à s’humaniser, la beauté des images d’oiseaux vivants, la tristesse de les voir mourir, l’inexorable migration de la maladie vers l’Europe centrale et l’Afrique, la vulnérabilité des élevages industriels, tout cela permettait de l’imaginable effrayant mais d’une probabilité inconnue.”

Le raisonnable, selon M. Got, n’est pas dans le spectacle médiatique, mais bien dans la préparation collective à affronter une épidémie de grippe par la planification de la préparation du vaccin, la définition du bon usage des antiviraux et la coopération internationale pour contrôler au mieux l’épizootie aviaire.

“Bien évidemment, c’est moins spectaculaire que le suspense et l’inquiétude recherchés par les médias immédiats, résume M. Got. Des médias ici friands de sécurité sanitaire oubliant que, dans le même temps, des propriétaires de voitures inutilement puissantes écrasent, gaspillent et polluent, des fumeurs nous enfument et les promoteurs du grignotage devant un poste de télévision de produits bien emballés et à la composition illisible, engraissent et ruinent la santé des humains sédentaires.”