86. Multitudes 86. Printemps 2022
Icones 86. Guillaume Lemarchal

Guillaume Lemarchal, des paysages mutants aux paysages ciblés

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Paysages en mutations

« L’espace du paysage est d’abord le lieu sans lieux de l’être perdu…
Nulles coordonnées, nul repère… nous sommes sortis du chemin. »

Henri Maldiney cité par Jean Marc Besse, Voir la terre 1

Le paysage déroute ; dans le paysage nous sommes désorientés. Si nous reprenons cette réflexion de Maldiney, citée par Jean Marc Besse pour interroger les enjeux d’une distinction entre paysage et géographie, si le paysage participe plus de la stimmung (état d’âme provoqué par une représentation) que d’une perception qui met à distance et objective, les photographies de Guillaume Lemarchal nous plongent dans une désorientation au carré. Ses travaux photographiques des deux dernières décades, nous livrent des paysages de ruines modernes, de béton, dont la fonction n’est plus lisible. Les lieux où elles émergent ne sont pas localisables. Ils ressemblent à des isolats, détachés d’un ensemble plus complexe qui a disparu ; épaves gisant sur une côte marine, au bord d’un fleuve, au milieu de glaces, bâtiments ruinés dont les failles hébergent une flore vivace, bunkers submergés par les flots, décombres entourés de champs. Les choses sont indissociables de leurs entours de ciels, lumières, airs, mers, milieux qui les rongent autant qu’elles les hybrident. Le paysage absorbe ces débris d’architecture et la coalescence de l’un et l’autre est encore plus sensible quand la brume, la neige ou les glaces enveloppent et unifient l’ensemble. Conditions atmosphériques qu’affectionne l’artiste.

Comme on parle des zones blanches, pour des lieux qui ne sont pas cartographiés, ces images représentent des paysages non identifiés – et non identifiables tant qu’un archéologue ne les a pas nomenclaturés. L’artiste donne cependant des indices géographiques ; il est intéressant de s’y reporter car plutôt que situer et contextualiser ils augmentent encore la confusion du repérage. Les pays, Crimée, Abkhazie, Ukraine, Russie, Géorgie, Arménie, Turquie, Estonie, Tawain, où Lemarchal a posé le pied de son appareil photographique révèlent un tropisme vers l’est et le nord. Si ces indications sont significatives pour l’obtention d’un visa, elles le sont moins pour identifier les lieux capturés par le photographe ; celui-ci privilégie des espaces frontaliers ambivalents par définition, des zones de conflits ou de tensions passées qui ont défiguré le paysage par la construction d’équipements militaires aujourd’hui désertés. Et on pourrait penser que son travail puisse être subsumé par le texte de W.G Sebald : De la destruction comme élément de l’histoire naturelle. Mais le photographe ici chasse moins la défaite que les métamorphoses dues aux agents atmosphériques, podologiques, végétaux. Il ne prend pas des images de paysages, il capte ou produit des affects du paysage. Il est dans la mélancolie de la défiguration et la joie de la refiguration. Bien sûr, il y a une filiation romantique et le goût de la ruine, bien sûr il y a un attrait pour les destructions industrielles, que Robert Smithson fut un des premiers artistes à explorer, desquelles Lewis Baltz a été le premier photographe à réaliser des photos, mais il y a chez G. Lemarchal un intérêt plus contemporain pour des ruines qui se délitent en même temps qu’elles se réinventent grâce aux agents physiques et atmosphériques, pluriels et toujours actifs.

Paysages sous-contrôles

En Arizona, à la frontière avec le Mexique, Lemarchal a été à la rencontre d’autres paysages, il en a ramené des paysages barrés. La lumière, les couleurs, les variations géographiques et climatiques ont disparu de ses images, lissées par un bleu cyan homogène. De surcroît le paysage désertique hérissé de cactus sagaros se perçoit à travers une grille ou plus exactement un viseur. « Un viseur est un dispositif servant à pointer une arme sur une cible. On appelle aussi viseur le dispositif servant à pointer un appareil photographique ou une caméra sur le sujet à photographier ou à filmer. Un viseur permet aussi de voir une cible avec une meilleure précision. » (wikipedia). Le photographe a « shooté » ainsi différents endroits du désert de Sonora par où est censé passer le mur de Trump, élevé pour arrêter le flux de migrants venus du Mexique, d’Honduras, du Guatemala, mais aussi d’Haïti, d’Équateur. Il a posé son appareil là où d’autres arment leur lunette et parfois leur fusil pour surprendre et parfois descendre un fugitif désireux de rejoindre « l’Eldorado » – désormais situé au nord de la ligne de séparation entre le Mexique et les USA. Si la photo n’a pas enregistré de mur, la raison en est que cette partie du désert est si aride, si chaude, si cuisante, si dépourvue d’ombre, qu’elle est surnommée le cimetière des migrants. Néanmoins certain·es majeur·es et mineur·es s’y risquent parce que les autres chemins, moins mortels, sont contrôlés par les Patrol Borders. La police patrouille en pick-up dans cette zone traversée par les migrants dont elle connaît les parcours. La probabilité de se faire arrêter et refouler sur ces chemins est grande, tandis que croît l’espoir d’arriver à terme et de franchir la frontière par les voies périlleuses ; l’espoir mais pas la chance tant la chaleur est intense et les ressources en eau nulles. Des bouteilles d’eau sont laissées à dessein par des associations d’aidants, mais ceux et celles qui s’aventurent sur ces territoires ne le savent pas toujours. Quant à la police des frontières qui surveille aussi les « humanitaires », elle prend soin de vider le contenu des jerricanes qu’elle croise. Une autre raison incite les migrants à emprunter une zone frontalière si dangereuse : entre les villes de Nogales et de Yuma (coté USA), Nogales et San Luis Colorado (côté Mexique) la frontière est plus poreuse pour des raisons géographiques et anthropologiques. Du nord au sud entre Phoenix (USA) et Puerto Penasco (Mexique), d’est en ouest entre Nogales et Yuma s’étend le désert de Sonora où vivent les tribus amérindiennes. Leur territoire a été scindé lors de la convention de Gadsden en 1853 conclue ou imposée entre le Mexique et les USA qui achetèrent aux Mexicains une superficie qui couvre aujourd’hui une partie de l’Arizona et du Nouveau Mexique. Cependant les populations qui furent séparées par cette ligne de démarcation ont conservé le droit de circuler librement de part et d’autre de la frontière. Des murs ont été élevés dans les zones urbaines coupées en deux, Nogales/Nogales, Jaurez/El Paso, Calexico/Mexicali ; les frontières sont dans le désert de Sonora matérialisées par des barrières de bois facilement contournables, ou symbolisées par de simples balises, mais de plus en plus des barrières métalliques ont été installées empêchant les voitures de passer. Elles obligent les Amérindiens à faire des kilomètres pour passer de l’autre côté, ce qui donne lieu à des conflits entre le gouvernement des Tohono O’odham et des États-Uniens qui prétextent du trafic des narcotrafiquants pour imposer leur mur. Ce qui accroît encore le dilemme des Amérindiens menacés par le commerce de la drogue sur leurs terres, et l’élévation des murs qui condamnent leur culture à la désintégration. Il existe une discontinuité de la ligne frontalière dans ce désert qui incite les migrants à s’aventurer dans ces régions inhospitalières où ils ne trouveront ni nourriture, ni eau, mais la mort le plus souvent. Ce dont témoignent les corps, les habits, les espadrilles en peluche, réputées ne pas laisser de trace sur ces sols poussiéreux. Ces effets abandonnés dans le désert sont recueillis par les associations humanitaires.

Guillaume Lemarchal n’a pas voulu choisir la voie des témoignages, comme l’avait fait Chantal Akerman par exemple dans De l’autre côté (2003). Il s’en tient toujours au silence et « au paysage en apnée », selon l’expression de Michèle Chomette. Ses paysages sont un concentré de territoires désertiques, de zones de démarcation, de signes de surveillance omnipotente et de « shoots ». Le papier photo sur lequel il a choisi d’imprimer ses paysages est celui des cibles éditées par la NRA (National Rifle Association), et vendues sur internet. Elles sont de différentes tailles, de différents formats, destinées aux Américains désireux de s’exercer au tir. L’artiste s’en sert de support. Enduite d’un mélange chimique photosensible, la cible, en séchant, devient bleue. Alors quand le cliché – le négatif – posé sur la préparation est exposé à la lumière, le transfert de l’image s’opère et le paysage s’imprime sur la page bleue. Ce procédé ancien, le cyanotype, date du XIXe siècle, époque des premières images de la conquête de l’ouest. Il en est une imprimée sur un timbre US 3 cents à la gloire d’une nouvelle acquisition par les USA d’une région ayant appartenu au Mexique et cédée pour une somme dérisoire. L’événement glorifié inscrit sur le timbre se nomme « 1853 Gadsden purchase » ; y figure le nouveau tracé de la frontière entre le Mexique et les USA et plus bas, sur fond de montagne, une diligence tirée par des bœufs qui se frayent un chemin entre les cactus du désert de Sonora. Les paysages sont les mêmes : montagnes, rocaille, les buissons de créosote, hauts cactus ; les conquérants sont également les mêmes : des cowboys, aujourd’hui doublés de gardes-frontières. Durant la période d’expansion des États-Unis, la zone frontalière était considérée comme une étendue instable où les vies des « sauvages » et des « civilisés » coexistaient conflictuellement. La « menace de l’Indien » est aujourd’hui remplacée par celle des migrants mexicains et latinos qui veulent « envahir » le territoire américain.

Le montage photographique n’épuise pas l’intérêt de ces photos de paysage en faisant coïncider le shoot photographique et le shoot du fusil, il introduit aussi une discordance dans la représentation du paysage. La cible avec ces cercles concentriques arrime le paysage à une grille qui le découpe et le quantifie. Les croix des viseurs ont le même effet. Le paysage est découpé en tranches graduées, l’asservissant à une logique comptable. Ce qui le rapproche de la carte qui dirige, mesure, objective le territoire, mais l’éloigne de la désorientation, de la contemplation, de l’inquiétude propres à l’expérience paysagère. Les paysages sont oblitérés, quelque chose de plus puissant, une visée dominatrice, une vision orthonormée les a subjugués. L’artiste a tatoué ses propres photographies de paysage, il y a apposé le sceau de la surveillance et de la mort. Les lignes de tensions qui autrefois le séduisaient, sont devenues des « lignes de haute tension » dont l’approche sensible et immersive est hautement décommandée. Lemarchal a abandonné le paysage et travaille aujourd’hui avec des couvertures de survie !

1Actes sud, Ensp/Centre du paysage, Arles, 2000, p. 121.