Depuis quelques mois, la proposition d’instaurer un revenu universel d’existence a le vent en poupe. Tout revenu universel n’est pas souhaitable. Pour initier une nouvelle donne sociale et politique, ce revenu doit être suffisant et s’associer à une réforme fiscale, taxant tous les flux financiers et monétaires.
Les sept caractéristiques d’un revenu universel
1. Un revenu de base doit être universel : c’est en tant que membre de la collectivité humaine qu’un individu y a droit. Et cette universalité a d’autant plus de sens que tous les bénéficiaires contribuent au système de protection sociale, donc en particulier au financement des assurances maladie et retraite.
2. Il doit être universel dans l’espace. À ce titre, il vaut comme principe de réorganisation mondiale, et devrait dans un premier temps être lancé à l’échelle de l’Europe. Ce qui ne veut pas dire que son montant est uniforme ; il se règle sur le niveau de développement économique et social.
3. Il doit être universel dans le temps, donc de la naissance à la mort, ce qui ne signifie pas que son montant serait le même pour un enfant, un adulte ou une personne très âgée. Ce revenu d’existence ne peut pas plus être retiré à un membre vivant de la communauté que la vie ne saurait lui être ôtée.
4. Il doit être individuel. C’est un point indispensable pour qu’il assure l’autonomie et la liberté des individus, soumis par les systèmes de protection sociale actuels à la dépendance vis-à-vis du chef de famille. Il ne peut en aucun cas être retiré aux populations incarcérées, condamnées, ou mises sous tutelle (en particulier psychiatrique).
5. Il doit être cumulable avec l’exercice d’activités rémunérées marchandes ou salariées. Ce qui veut dire qu’il ne doit pas être soumis, comme le RSA et autres dispositifs d’aide sociale, à des plafonds de revenus tirés du travail rémunéré.
6. Il ne supprime pas le bénéfice du système de protection sociale (assurance maladie, indemnité de chômage ou de formation, régime de retraite complémentaire par rapport au socle commun fourni désormais par le revenu de base). Les allocations familiales, les allocations logement, les diverses aides sociales distribuées par les autorités locales, dont les bourses scolaires et le RSA, seraient en revanche absorbées dans le revenu de base.
7. Son niveau doit être le plus élevé possible en fonction de la richesse du territoire de référence. Ce montant est calculé en fonction des besoins fondamentaux de la population : logement, nourriture, santé, éducation et formation, culture, communication, loisirs, etc. Il prend donc la figure d’un revenu d’autonomie à même d’assurer le droit de tous à vivre décemment. Qui peut croire en effet qu’un RSA peut garantir l’autonomie des personnes ? Nous évaluons ce montant à environ 1 100 euros pour la France métropolitaine.
De la nécessité de compléter le système de protection sociale
L’enjeu du revenu universel est triple : enterrer le leurre du plein-emploi, au profit d’un droit beaucoup plus large de tous à vivre décemment ; reconstruire une société reposant, non plus sur la prolétarisation, mais sur la valorisation des savoirs, savoir-faire et savoir-être, sur leur acquisition et leur transmission tout le long de la vie ; enfin, se donner les moyens d’une réforme en profondeur de notre modèle social.
Il s’agit d’un revenu de « pollinisation » ayant la même vertu dans une société développée et écologique que l’activité déployée par les abeilles pour les végétaux, une activité non ordonnée a priori. Il s’agit de reconnaître le caractère producteur des lanceurs d’alerte, du pouvoir des citoyens et des consommateurs, de l’intelligence et de la sensibilité collectives, de l’ensemble des activités nécessaires à la création et à la vie quotidienne.
Construire ce revenu d’autonomie et de pollinisation
La portée sociale d’une réforme aussi révolutionnaire suppose un montant correspondant à l’ensemble des besoins de base, comme le SMIC actuel. Or, la somme de 1 100 euros distribués à 66 millions de personnes résidant en France, que leur nationalité soit française ou étrangère, douze mois par an, représente 871 milliards d’euros. L’institution d’un revenu de base ne consiste pas à redistribuer différemment le montant des prestations sociales actuellement existantes (800 euros par mois par personne en moyenne). Elle ne consiste pas non plus en une légère adaptation du revenu social d’activité ; ce n’est pas une mesure destinée aux seules personnes exonérées de l’impôt sur le revenu.
L’instauration d’un revenu d’existence assurant une réelle autonomie économique représente un changement de base de l’ensemble du système de protection sociale. En Europe, l’essentiel du financement de ce système obéit à un principe de répartition intergénérationnelle, intersectorielle, tendant vers l’universel, mais assis sur le travail effectif. La couverture sociale élargie par le revenu universel concerne tous les êtres humains.
Pourquoi, dès lors, ne pas changer totalement le système des impôts, en le remplaçant par une taxe uniforme sur toutes les transactions monétaires et financières (et non seulement, comme la taxe Tobin, sur les transactions internationales) ? La valeur des transactions financières annuelles dans le monde est dix fois égale au Produit Intérieur Brut (700 000 milliards de transactions contre 70 000 de PIB en Europe). Une taxe de 5 % sur toutes les transactions financières, perçue directement par les banques, représenterait 35 000 milliards d’euros dans le monde. Cette logique de taxation, proposée par René Montgranier dès les années 1980, prend acte du fait majeur qu’aujourd’hui la richesse se crée dans la circulation et les flux, beaucoup plus que sur les stocks (le capital, le revenu, le profit, le patrimoine).
Pour mémoire, en France le PIB a été en 2013 de 2 539 milliards d’euros ; sur 25 400 milliards de flux financiers, la taxe pollen à 5 % représenterait 1 270 milliards. En 2013, le budget de la France avait été de 386 milliards d’euros de recettes et de 455 milliards de dépenses ; le budget social de la nation avait été de 469 milliards d’euros de dépenses. La taxe pollen sur la circulation de l’argent rapporterait plus que les actuels prélèvements obligatoires.
Le remplacement de tout le système fiscal actuel (impôts directs, indirects) par cette taxe uniforme perçue par les banques serait doublement redistributif. En permettant le financement des dépenses de l’État, en réduisant le déficit budgétaire, en permettant le remboursement de la dette publique, on obtiendrait un effet de redistribution infiniment plus puissant et plus incitateur que le système actuel. Le système resterait progressif puisque proportionnel aux transactions financières réalisées, notamment les transactions internationales et les fuites vers les paradis fiscaux.
Une société de l’attention et du travail libre
La mise sur orbite d’un revenu universel suffisant, la possibilité donnée à tous d’arbitrer entre temps de travail et temps de resourcement, et une réforme fiscale basée sur la taxation des flux d’argent, depuis la tirette de la banque jusqu’au trading à haute fréquence, sont trois mesures d’une grande cohérence. Elles forment un tout social, politique et philosophique. Toutes trois prennent acte des révolutions technologiques et économiques en cours. La crise actuelle qui touche l’État et les finances publiques tient à la non intégration dans le calcul de la richesse des « externalités positives » résultant de la pollinisation (donc des interactions de la multitude) : nous produisons davantage de biens (culturels, intellectuels, relationnels) que ce qui est comptabilisé par les prix du marché. Ces externalités positives sont notre vraie richesse (occultée), de même que les externalités négatives comme le stress ou la pollution sont notre vraie dette (refoulée).
L’enjeu n’est plus, depuis longtemps, de mettre les paresseux aux boulots les plus ingrats, mais au contraire de nous libérer de ces chaînes-là. De retrouver cette nécessité du rêve, de la pause, de l’attention, de la disponibilité et de l’énergie créatrice, sans lesquels le travail n’a aucun sens.
Contre les plateformes de la prétendue « économie du partage », qui n’en a que le nom et semble plutôt une sorte d’économie « au compteur », le « coopérativisme de plateforme »est à même de bâtir demain une société des « communs », bien au-delà des seules dimensions économique et financière. Le revenu universel d’existence est un investissement de la société, distribué en échange de l’attention que nous nous prêtons aujourd’hui les uns aux autres, et qui est nécessaire à la reproduction, à la croissance et à l’amélioration de nos rapports sociaux.
L’obsession du plein-emploi
Depuis 36 ans, le taux de croissance annuelle de l’économie française n’a cessé de diminuer : de 5 % en 1975 à 1,2 % en 2016. Le chômage concerne 10 % de la population active en moyenne. Les pays riches qui se targuent d’un taux plus bas n’ont fait qu’exclure des statistiques les plus vulnérables ou les condamner aux pires formes d’exploitation. Sur plus de 20 millions de contrats de travail signés chaque année en France, deux tiers sont des CDD de moins d’un mois. Ce qui empêche les jeunes de stabiliser un mode de vie. Avec l’effet conjugué de la numérisation et de la robotisation, la fin du plein-emploi est l’objet de nombreuses études. Ainsi, a minima, l’OCDE estime que « 9 % des emplois en France ont un risque élevé d’être automatisés ». D’autres études évaluent les effets de l’automatisation, à moyen terme, à la disparition de 3 millions d’emplois. La théorie de l’innovation comme « destruction créatrice » de Joseph Schumpeter – le solde entre emplois détruits et créés devant s’équilibrer après un temps d’adaptation – n’est plus qu’un dogme dépassé par les chamboulements de l’industrie 4.0, des Big data, de l’intelligence artificielle et plus largement de l’automatisation, sans précédents dans l’histoire. Moins d’emplois pour beaucoup plus de travail suppose un autre modèle social. Se laisser obséder par les « inversions de la courbe du chômage », c’est se taper la tête contre l’arbre qui cache la forêt : le revenu universel, associé à la taxe pollen, aide à voir plus loin, vers les recompositions nécessaires et plurielles de nos rapports au travail.
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