Extrait de “L’accumulation du pouvoir ou le désir d’Etat” de Francois Fourquet -Octobre 1981-( Editions Recherches)L’essai que voici se présente comme la synthèse des résultats des recherches menées par le Cerfi (Centre d’études, de recherches et de formation institutionnelles) pendant une dizaine d’années. Le Cerfi avait été fondé en 1967 pour financer, grâce à des contrats de recherche sociale, le fonctionnement d’un organisme fédératif, la Fgeri (Fédération des groupes d’études et de recherches institutionnelles). La Fgeri et sa revue Recherches avaient été créées en 1965 pour lier entre eux, par un local, un périodique et un réseau de rencontres, des groupes militant dans différents milieux du travail social: psychiatres, psychanalystes et infirmiers du courant de « psychothérapie institutionnelle », enseignants et éducateurs spécialisés de « pédagogie institutionnelle », architectes, médecins, chercheurs, étudiants, etc.
Ce regroupement, dont le moteur était une équipe militante animée par Félix Guattari et liée à la clinique de La Borde, avait en vérité une inspiration politique originale. Au contraire des appareils figés du parti communiste et des organisations gauchistes, au contraire des militants fascinés et abêtis par la hiérarchie coutumière à ces appareils (le bureau politique, le comité central, les cellules de base), il s’agissait de former une nouvelle race de militants capables d’animer non pas un parti, mais un réseau de groupes autonomes discutant entre eux et agissant ensemble, capables aussi de reconnaître et d’affirmer leurs pulsions inconscientes, dont la dénégation était pour nous la cause première des impasses politiques des groupuscules de gauche. C’est dans ce champ-là que se cachait pour nous le secret de la synthèse entre Marx et Freud cherchée en vain pendant des années par toute une génération d’intellectuels. Synthèse pratique, et non pas théorique, car la synthèse intellectuelle la plus élégante n’avait pour nous aucune valeur si elle ne s’accompagnait pas d’une métamorphose de l’économie libidinale du militant révolutionnaire. Jusqu’alors nous avions rencontré deux modèles, le modèle social-démocrate SFIO et le modèle bolchevique, dont les militants maoïstes allaient incarner, au début des années 70, l’avatar le plus moderne. Nous rejetions la mollesse de l’un et le « cul-serré » de l’autre et cherchions autre chose: nous aimions la vie autant que la révolution !
Voilà pourquoi, dès les premiers jours du mois de mai 1968, nous nous sentîmes immédiatement de plain-pied avec le Mouvement du 22 mars initiateur de la révolte, et plusieurs d’entre nous se diluèrent en lui. Notre originalité politique se dissipa et nous fusionâmes avec la nouvelle génération engendrée par mai 68; désormais, nos problèmes n’étaient plus différents de ceux des multiples mouvements qui proliférèrent après mai en dehors des cadres politiques institués: ils cherchaient à poser et à résoudre les problèmes de la vie au lieu de spéculer sur la reconstruction du futur parti révolutionnaire. L’idée même de révolution n’avait plus le même sens, si tant est qu’elle en eût !
Mais l’effervescence de 68 eut une fin et il fallait survire. Nous n’étions plus étudiants et, comme beaucoup d’anciens militants, éprouvant à l’égard du pouvoir une répulsion sacrée, nous entrâmes dans la recherche ; de militants, nous devînmes sans cassure des intellectuels. Sur ce passage, et sur les problèmes moraux soulevés à ce sujet par nos inquisiteurs maoïstes, nous nous sommes déjà expliqués (1). Il est vrai que l’intellectuel a ses propres problèmes par rapport au pouvoir; mais à mon avis, plus il dénie l’existence de ces problèmes, plus il est assujetti au pouvoir qu’il dénonce. Je dis même: plus l’intellectuel dénonce le pouvoir, plus il le désire, et plus il méconnaît son désir. C’est qu’il existe entre l’intellectuel et l’homme d’Etat (qu’il soit fonctionnaire ou politicien) une complicité profonde, quoique complexe; et le présent essai m’a donné l’occasion d’apercevoir quelques recoins obscurs de cette complicité.
Quoi qu’il en soit, vers 1971-72, nous réussîmes à convaincre des fonctionnaires bien placés et pûmes décrocher des contrats qui nous permirent de faire vivre 4 ou 5 ans un groupe d’une vingtaine de personnes (2). En quelques mois, nous acquîmes une certaine notoriété dans les milieux de la recherche et de l’administration en diffusant certaines idées sur le désir, la demande, les équipements collectifs, la production et l’Etat. Les fonctionnaires ne se formalisaient pas du tout des critiques que nous adressions à l’Etat; la raison en était que les premiers critiques de l’Etat, ce sont les fonctionnaires eux-mêmes ! Et ils nous en redemandaient, de la « recherche », de telle sorte que nous fûmes peu à peu amenés à placer l’Etat au centre de nos réflexions et à bouleverser profondément nos schémas de pensée qui, au sujet de la société, étaient alors fortement marqués par le marxisme. Marx, c’est bien connu, ne s’est jamais vraiment occupé de l’Etat; il disait bien qu’il le ferait un jour, mais il était bien trop captivé par le couple prolétariat/bourgeoisie pour s’interroger sérieusement sur ce secteur qui n’est ni du capital, ni du travail, ni de la production, ni de la circulation. Quant aux successeurs de Marx, ils se sont bornés la plupart du temps à ressasser les vieilles formules du genre « l’Etat, instrument de la bourgeoisie », etc. ; les exégèses qui, dans les années 60, sévissaient à n’en plus finir sur Marx, le jeune, le mûr et le vieux (Althusser et ses adversaires), ne nous servaient strictement à rien. Par contre, des gens venus d’un tout autre horizon, Deleuze et Foucault notamment, nous ont aidé à sortir de l’ornière en nous faisant connaître Nietzsche, sa généalogie de la morale et sa volonté de puissance.
De cette époque (1969-1972) date la rencontre et le travail commun de Guattari et Deleuze, qui devaient donner naissance à une pensée originale et forte dont l’Anti-Œdipe (1972) fut le premier chef-d’œuvre. A partir de cette même année, nous réalisons et publions une série de grandes recherches qui, toutes, ont l’Etat pour matière et pour interlocuteur. Nous commençons à voir les problèmes de la société du point de vue de l’Etat, ce qui d’ailleurs finit par poser de sérieux problèmes d’identité à plusieurs d’entre nous. Nous ébauchons une pensée consistante de l’Etat; nos idées bouillonnent; nous les empruntons ça et là, et il nous arrive aussi d’en avoir de nouvelles! Car, de l’Etat, nous commençons à avoir une expérience et pas seulement une idée dogmatique; pendant des annnées, nous fréquentons les hommes de l’Etat; et peu à peu nous apercevons les pulsions qui les animent et comprenons les idéaux qui les motivent. Nous ne construisons pas une doctrine homogène; chacun tire de son côté; mais il y a un air de famille entre ces pensées au moment même où elles commencent à diverger. Dans la synthèse que je présente ici, c’est la convergence qui est mise au premier plan; mais c’est la divergence qui anime vraiment l’ensemble.
Il est vrai qu’au même moment, humainement, le Cerfi commençait à exploser. Avant d’être un groupe de chercheurs, nous formions une entreprise collective, un milieu dense, lié d’amours et déchiré de haines. Nous voulions utiliser la technique psychanalytique de groupe pour surmonter nos impasses affectives et résoudre nos conflits de pouvoir. Nous n’en fûmes pas toujours capables! En 1974, pour soulager la trop grande tension collective, il fut décidé de confier à deux d’entre nous le soin d’institutionnnaliser les tendances centrifuges du Cerfi. Nous créâmes un, deux, plusieurs petits Cerfi juridiquement et financièrement autonomes, qui se débrouillèrent pour trouver eux-mêmes leurs moyens de survie et gérer eux-mêmes leurs locaux et leur comptabilité. Seule, la revue Recherches restait un bien commun.
Peu après, en 1975, le gouvernement décidait de mettre fin à la recherche contractuelle dont nous vivions jusque-là et d’intégrer au CNRS une liste limitée de chercheurs susceptibles d’être agréés. D’instinct, immédiatement, nous sûmes que cette intégration signait notre arrêt de mort. Devenir fonctionnaires, ça signifiait la disparition d’un réseau décentralisé qui avait créé ses propres règles du jeu, sa propre régulation des conflits de pouvoir et, surtout, son autonomie financière. Nous prîmes publiquement une position hostile à cette politique d’intégration en exprimant notre méfiance à l’égard d’un énorme et unique appareil public de recherche en science sociale: cet appareil ne pouvait qu’enfermer les chercheurs individuels dans des problèmes de carrière au sein d’une hiérarchie savante qui, en disposant d’un quasi-monopole du financement, conduirait inévitablement à stériliser nos recherches dans une sorte d’Académie des Sciences Sociales.
Peu à peu, l’abondance financière, qui jusqu’en 1976 avait été la condition de la vitalité intellectuelle du Cerfi, se tarissait. Les contrats se faisaient rares et maigres. Il était clair que l’Etat était décidé à supprimer une fois pour toute la « recherche contractuelle » et les bureaux d’études qui, comme nous, en vivaient. L’avenir se faisant sombre, quelques-uns d’entre nous présentèrent leur demande d’intégration au CNRS. Malgré la valeur de leurs travaux, on ne prit même pas la peine de leur répondre. Le seul fait, pour un chercheur, d’avoir appartenu un jour au Cerfi, fût-ce pour très peu de temps, était un motif suffisant pour ne pas l’intégrer. Après tout, c’était bien logique: le CNRS nous faisait savoir qu’on ne pouvait manger la soupe qu’on avait dédaignée. On nous faisait individuellement payer notre résistance collective à une politique de centralisation de la recherche sociale. Pourtant cette résistance est d’ordre politique; elle relève de çette espèce de libéralisme apparu à gauche depuis mai 68 pour prendre le relais des thèmes libéraux qui avaient été, depuis le XIXe siècle, l’apanage de la droite. Peu de monde, aujourd’hui, réclame officiellement et sans réserve une extension d’Etat; ce qui ne l’empêche d’ailleurs pas de s’augmenter chaque jour.
Le chômage se faisant imminent, nous dûmes trouver une solution individuelle: courir comme des fous derrière les rares contrats encore possibles, comme des artistes courent le cachet en période de crise ; trouver un poste d’enseignement sur une matière proche de notre recherche; ou enfin carrément changer de métier. Depuis deux ans, c’est le sauve-qui-peut. Au fond, la politique d’intégration au CNRS a accentué la tendance spontanée du Cerfi à l’auto-fragmentation. Aujourd’hui, il n’y a plus de Cerfi central: il s’est vidé de sa substance au profit des associations-filles, et n’est plus qu’une coquille creuse qui gère la clôture des comptes. Comme il n’y a plus d’argent au centre du Cerfi, il n’y a plus que des réunions de liquidation. Nous nous aimons toujours, mais n’avons que peu de biens en indivision.
Un de ces biens est la revue Recherches (3) qui, pendant plus de dix ans, a non seulement publié nos « recherches sociales » au sens professionnel du terme, mais aussi a permis à plusieurs groupes ou réseaux entièrement indépendants du Cerfi de s’exprimer librement à travers la fabrication d’un numéro spécial de la revue (4). Recherches continue; elle retrouve son inspiration politique des années 60 : servir de support concret et de tribune publique à des groupes épars de chercheurs-praticiens liés par une sensibilité commune.
Parallèlement à cette dispersion institutionnelle, il y a une divergence intellectuelle; ou plus exactement: une divergence de nos positions subjectives par rapport à la théorie. Nous n’avons pas le même avis sur le pouvoir de la pensée, sur l’utilité de la recherche – fût-elle la recherche active – ou sur ce qui est bien ou mal en politique. Il y a donc quelque apparence de contradiction à publier aujourd’hui un document qui donne l’illusion d’une pensée collective cohérente. Il faut tout d’abord préciser que ce document a une histoire. Une première version en fut rédigée en 1979 dans le but de faire valoir le travail collectif du Cerfi. Il fallait donc dire l’essentiel en peu de mots. (Ce que nous avons produit de nouveau depuis 1979 a été intégré dans cette nouvelle version. )
Et puis surtout, la cohérence de cette synthèse n’existe que dans la pensée de son auteur. Du foisonnement d’idées qui a agité le Cerfi pendant dix ans, chacun d’entre nous pourrait tirer une perspective différente; et celle que je présente ici sous le thème commun de la « puissance » est si personnelle qu’au moment de sa première parution elle souleva chez mes amis des désaccords marqués ou une certaine indifférence. La tâche n’était pas simple; il s’agissait de rendre compte non seulement d’une démarche commune, mais aussi du déplacement de nos préoccupations et souvent de nos divergences. Mon travail était nécessairement réducteur: présenter sur un tableau à deux dimensions un écheveau de fils directeurs s’enchevêtrant, formant des nœuds, se dénouant tout à coup et filant droit vers une direction inconnue, s’arrêtant net et revenant en arrière pour s’emmêler à un autre nœud.
Il était difficile de donner une image de cette multiplicité dans un texte substantiel et de style homogène. Seule une présentation en fragments, citations, discussions ou disputes, bref une sorte de texte-collage, pourrait donner une idée de cette diversité. C’était impossible ici, et je n’ai pu éviter de figer le Cerfi en une photo unique. Cette photo, c’est de mon point de vue que je l’ai prise. J’ai assimilé les résultats trouvés par mes amis et éliminé ceux que je n’arrivais pas à digérer malgré mes tentatives. Et le résultat de cette énergique transformation est un texte nouveau, où peu de mes amis reconnaissent leurs petits, car ils ont été métamorphosés et intégrés dans ma propre problématique. Je peux même dire que les principales idées de cet essai – notamment la notion d’Etat-capteur et le dualisme du Roi et des Sujets – ne se trouve nulle part dans aucun écrit du Cerfi. Voilà pourquoi ceci n’est pas un résumé mais un essai, et plus précisément un essai de philosophie politique et économique inspiré par la vision d’un mouvement de longue durée qui affecte la trame intime de notre société industrielle. Et ce mouvement, c’est l’accumulation du pouvoir .
1. Dans la préface des Equipements du pouvoir (1973) ; dans L’idéal Historique (1974) ; dans les « chroniques » du n°17 de Recherches (mars 1975) et dans une polémique parue dans Libération (7 et 24 décembre 1974, 6 mars 1975).
2. Rappelons ici le rôle joué dans les années 70 par les responsables de quelques organismes publics chargés d’organiser la recherche contractuelle. Notamment, pour ce qui concerne le Cerfi, la Mission de la recherche urbaine (animée par Michel Conan), le Cordes (organisme de recherche du Commissariat au plan) et la Mission de la recherche sur les transports. Ces organismes agirent comme des fondations, ou des mécènes d’Etat: ils surent prendre des risques en faisant confiance à des chercheurs totalement inconnus, mais qui agitaient des idées nouvelles à l’époque. Ils financèrent non pas des individus, mais des équipes entières; non pas pour quelques mois, mais pour plusieurs années, le temps pour ces équipes de déployer leur potentiel et de montrer ce qu’elles étaient capables de faire. Après 1976, ces mécènes institutionnels furent privés de ressources et leurs responsables déplacés.
3. Il faut distinguer la revue des éditions Recherches (collection Encres), que nous avions fondées en 1977. Depuis cette année, les éditions ont pris leur indépendance et volent de leurs propres ailes.
4. Voir au § A. 24
Sur le même sujet
Articles les plus consultés
- Il faut défendre les invulnérables. Lecture critique de ce qu’on s’est laissé dire, à gauche, sur la pandémie de covid
- Le partage du sensible
- Que comprend-on de ce que « comprend » ChatGPT ?
- La quatrième mémoire
- Des écoles d’art et design en lutte Contribution à une (re)politisation du champ de l’art