En quelques semestres, les universitaires français travaillant dans le domaine des lettres, des langues, de la linguistique, de l’histoire, des sciences humaines et sociales se sont réveillés praticiens (sinon spécialistes) des « humanités numériques ». Leur conversion date, bien entendu, du jour où ils ont compris que rajouter cette étiquette à leurs projets de recherche augmentait considérablement leur chance de capter des financements. À l’heure des resserrements budgétaires et de la transformation des ressources pérennes en appels à projets ponctuels, les labels « Hum Num » sont tombés sur ces domaines de recherche comme des sauterelles sur un champ de blé mur. Comment nos bonnes vieilles sciences humaines auraient-elles pu résister à un appel au changement qui rapporte gros – sans rien coûter en termes de transformation réelle, d’effort intellectuel et de remise en question ?
Ce discours cynique n’est sans doute pas complètement dénué de fondement. Mais il rate l’essentiel. Les initiatives se multiplient et font réseaux ; le paysage de la recherche en humanités commence à comprendre les implications plus profondes du numérique. Certaines choses bougent. Parfois assez vite. Mais pas forcément assez loin. Ce sont les implications plus lointaines des rapports entre humanités et numérique que cette mineure de Multitudes s’efforce de repérer[1].
Quinze ans d’humanités numériques
À la suite du site fabula.org, qui a su très tôt mobiliser les vertus d’Internet pour lancer de nouvelles dynamiques de recherche, toute une génération de jeunes chercheurs a monté des listes de discussion, des blogs, des carnets de recherche réellement novateurs. Marin Dacos et le Centre pour l’édition électronique ouverte (Cléo) ont monté une constellation impressionnante d’activités jouissant d’un rayonnement dépassant largement les cercles universitaires classiques, grâce à la plateforme OpenEdition qui propose des livres en accès libre, gère le site revue.org et accueille les carnets de recherche Hypothèses.
Après des ouvrages à vocation d’introduction qui s’interrogeaient sur les mutations numériques de l’humanisme[2], après des collectifs donnant un panorama riche et suggestif de ce champ émergeant[3], le temps est déjà venu de publier les premiers bilans d’une première décennie de recherches. Le Temps des humanités digitales[4], coordonné par Olivier Le Deuff, réunit un bon nombre des chercheurs de premier plan qui ont animé ces activités dans le domaine francophone. Il rappelle que c’est le prêtre jésuite italien Roberto Busa qui peut être crédité d’avoir été parmi les premiers, dès l’immédiat après-guerre, à avoir mobilisé les ordinateurs pour imaginer des lectures machiniques de l’œuvre de Saint Thomas d’Aquin, relayé bientôt par le courant des humanities computing ; que ce sont les années 1980 qui ont vu ce type de travail se multiplier avec le développement des ordinateurs personnels, le lancement de la TEI (Text Encoding Initiative, visant à formaliser le système de balisage des textes selon des méta-catégories standardisées) et des premières listes de diffusion servant de séminaires déterritorialisés ; mais que l’expression digital humanities, traduite par « humanités numériques » ou « humanités digitales », ne décolle véritablement qu’avec l’explosion d’Internet au tournant du millénaire.
Les différentes contributions rassemblées dans cet ouvrage collectif cartographient les grands enjeux de ce champ émergeant : le numérique instaure de nouveaux modes d’archivage mais aussi, voire surtout, de lecture des sources ; de l’histoire à l’esthétique, en passant par la littérature et la conception des bibliothèques, ce sont tous les savoirs et toutes les pratiques universitaires qui se trouvent reconditionnés par une nouvelle « transdiscipline » qui vient traverser et hybrider les différents domaines ; les humanités numériques sont porteuses de nouveaux modes de travail (plus collaboratifs), de nouveaux lieux de production (des medialabs à parfum de fablab), de nouveaux publics (excédant largement les seuls cercles universitaires).
Tout cela commence à être mieux connu, suscitant beaucoup d’espoirs et de promesses même si, dans les faits, la majorité des institutions d’enseignement et de recherche n’ont que très peu modifié leur façon de concevoir et de réaliser leur travail. Tout cela risque pourtant de n’aboutir qu’à des ajustements à la marge, venant conforter des cécités et des exclusions héritées d’un passé encore très présent, si la réflexion sur les humanités numériques ne prend pas un tournant explicitement politique – ou, plus précisément, médiapolitique.
Politiques de l’ouverture
Une certaine aspiration politique en direction de la démocratisation des savoirs semble inhérente au mouvement global des humanités numériques. Émergées au moment où Internet apparaissait comme une promesse d’échange sans barrière et d’accès universel, libre et gratuit, elles ont été porteuses de revendications indissociablement épistémologiques, sociales et politiques. Le Manifeste des Digital Humanities lancé en mai 2010, lors d’une réunion de THATcamp à Paris, affirmait fortement ce principe d’ouverture : « Nous, acteurs des digital humanities, nous nous constituons en communauté de pratique solidaire, ouverte, accueillante et libre d’accès. […] Nous lançons un appel pour l’accès libre aux données et aux métadonnées. Celles-ci doivent être documentées et interopérables, autant techniquement que conceptuellement[5] ». Dans la logique de ce manifeste, Marin Dacos défend aujourd’hui le principe de « bibliodiversité », contre le régime de « monoculture » vers lequel nous dirige la coïncidence de pratiques d’évaluation automatisées par facteur d’impact, de l’exclusion des sciences humaines et sociales d’une plateforme comme le Web of Science et du rôle dominant accordé à certains core journals dont les partis-pris idéologiques imposent leur autorité à tout un champ de recherche[6].
À plus petite échelle, mais avec des implications non moins politiques, on peut suspecter les humanités numériques de porter les revendications de certaines catégories socioprofessionnelles traditionnellement dominées dans les milieux universitaires. Outre un fossé générationnel, on sent percer un fossé de statut entre, d’une part, des ingénieurs et assistants de recherche habituellement cantonnés dans un rôle subalterne d’archivage, de compilation, de computation, voire d’édition et de design, et, de l’autre côté, des enseignants-chercheurs fiers de « faire des découvertes » et de publier livres et articles, mais ne s’abaissant qu’à contre-cœur à devoir apprendre à coder. Or la prégnance croissante du numérique sur les pratiques de recherches et de publication tend aujourd’hui à soumettre les « grands professeurs » à de « petits ingénieurs » dont les services sont de plus en plus incontournables et désirables, mais non encore véritablement appréciés. La revendication de décloisonnement et de collaboration portée par les humanités numériques se traduit ici en des questions très concrètes de hiérarchies professionnelles et symboliques.
Au sein des micro-politiques des études de Lettres, les humanités numériques sont parfois perçues comme un cheval de Troie de la « professionnalisation » ou de l’américanisation, voire comme un simple effet de mode. Le manifeste de 2010 s’efforçait pourtant de neutraliser cette fausse opposition entre humanités traditionnelles et humanités numériques : « Les digital humanities ne font pas table rase du passé. Elles s’appuient, au contraire, sur l’ensemble des paradigmes, savoir-faire et connaissances propres à ces disciplines, tout en mobilisant les outils et les perspectives singulières du champ du numérique » (§2). Tel est bien l’enjeu politique ultime de ce champ émergeant : si nous avons besoin des humanités numériques, c’est pour que la numérisation en cours de nos processus sociaux et mentaux bénéficie des dynamiques d’ouverture et de critique développés par les humanités.
Un développement en trois strates
On saisira peut-être mieux ces enjeux politiques des humanités numériques en scandant leur développement à travers trois strates, appelées à se superposer entre elles bien davantage qu’à se remplacer l’une l’autre. Ce qu’on appellera les humanités numériques 1.0 s’attachent, depuis Roberto Busa, à explorer et expérimenter comment des moyens de traitement numériques peuvent enrichir notre accès, nos connaissances et notre compréhension de corpus (littéraires, artistiques, historiques) déjà constitués comme tels. Qu’il s’agisse de l’œuvre doctrinale de Thomas d’Aquin, de l’Encyclopédie de d’Alembert et Diderot, de l’édition du Grand Cyrus de Madeleine de Scudéry ou des manuscrits de Stendhal[7], on se situe ici dans ce que Franck Cormerais a récemment appelé une « approche “restreinte” des humanités digitales [qui] s’intéresse principalement à la numérisation des corpus, à l’encodage textuel, à la fouille des textes ou extraction, à la lexicométrie et à la cartographie des données[8] ». En d’autres termes, les humanités numériques 1.0 s’efforcent d’appliquer de nouveaux outils numériques à des corpus déjà existants.
Ce travail n’est nullement ancillaire : derrière l’expression faussement réductrice de « numérisation de corpus », appliquée de façon indiscriminée au traitement industriel aveugle opéré par Google Books et au travail érudit mené par une équipe de philologues, on devient vite sensible à l’importance de toute une série de choix, d’inventions, de spécialisations qui renouvellent à la fois les disciplines et les corpus qui en bénéficient. Alexandre Gefen remarque pertinemment qu’en fonction du raffinement, de la rigueur et de la puissance heuristique des procédures impliquées, « c’est par un facteur cinquante qu’auront été multipliés le temps de travail, la taille du fichier et la densité informationnelle exploitable »[9] . Ce type de travail n’est donc nullement « restreint », puisque c’est de lui qu’émergent l’infinité de questions indissociablement philologiques et théoriques qui enrichissent à la fois notre accès aux documents (textuels, visuels, sonores) et les modes de lecture et d’interprétation qu’ils appellent. On peut donc caractériser les humanités numériques 1.0 comme s’efforçant d’inventer et d’appliquer de nouveaux outils numériques permettant de renouveler notre compréhension de corpus déjà existants.
Plutôt qu’à opposer cette approche « restreinte » à une approche « globale » comme le fait Franck Cormerais, il semble utile de revenir à un autre texte à vocation de manifeste, publié sur Internet en 2008 sous le titre de Digital Humanities Manifesto 2.0 – et dont nous donnons dans cette mineure la première traduction française (après qu’il a été traduit, parfois dès sa parution, en allemand, italien, portugais et chinois). C’est Jeffrey Schnapp, aujourd’hui professeur de littérature romane et comparée à l’université de Harvard et directeur du metaLAB (at) Harvard, qui en a lancé les bases dans un geste ludique et provocateur émulant la mode des manifestes qui était alors dans l’air du temps – bases qui furent reprises et augmentées ensuite par une dynamique collective incluant Todd Presner, Peter Lunenfeld, Johanna Drucker, ainsi qu’une « expérimentation menée sur un blog Commentpress mobilisant plus d’une trentaine de commentateurs, critiques et autres lance-flammes venus de Second Life et du WWW, avec l’aide d’une vingtaine de participants à un séminaire que Jeffrey Schnapp et Todd Presner donnaient cette année-là à UCLA[10] ».
Ces humanités numériques 2.0 se reconnaissent à leur caractère qualitatif (allant bien au-delà du seul traitement automatique de grandes quantités de données), interprétatif (inscrivant le travail d’archivage, de description ou de mise en forme au sein d’une réflexion où l’heuristique n’est jamais dénuée de questionnements herméneutiques), expérientiel (impliquant le chercheur ou la chercheuse comme sujets socio-politiques agissant à partir de modes cognitifs, de sensibilités, de besoins et de solidarités multiples et parfois contradictoires), affectif (incluant les dimensions de désirs, de peurs et d’espoirs qui animent nos agendas de recherche) et génératif (ne se contentant pas de « numériser » des corpus préexistants, mais profitant de la puissance du numérique pour découvrir, explorer, constituer, composer, créer des corpus inédits, voire impensables auparavant). Si les deux premiers traits (qualitatif et interprétatif) concernent en fait déjà les travaux des hum num 1.0, comme on l’a vu ci-dessus, les trois derniers (expérientiel, affectif, génératif) marquent bien l’ajout d’une nouvelle strate de questionnements et de pratiques.
L’un des intérêts de revenir à ce manifeste de 2008 – outre la jubilation décapante et stimulante dont il rayonne comme au premier jour – vient de ce qu’il inscrit ce tournant des humanités numériques au sein d’un positionnement explicitement politique. Quand il était encore au Stanford Humanities Lab, Jeffrey Schnapp, spécialiste de la culture italienne et du futurisme, avait été l’un des premiers à faire travailler la théorie politique des multitudes issue de l’opéraïsme italien dans le domaine des humanités anglo-saxonnes[11]. Le manifeste prend la forme d’un pied de nez adressé à un train-train disciplinaire qui menace de condamner les études de lettres, de linguistique, de philosophie ou d’histoire de l’art à un étiolement les rapprochant du statut actuel de la théologie. Mais il est aussi un appel à inventer des modes d’action qui mobilisent le numérique pour augmenter la puissance de formes de pensée – politiques, militantes, populaires, créatives – aujourd’hui exclues des campus universitaires.
L’enjeu des humanités numériques 2.0 est en effet de tramer de nouvelles formes de connexions, d’écoutes, d’échanges et de collaborations entre les mondes encore trop isolés des recherches universitaires, des pratiques artistiques et des interventions activistes – en mobilisant les nouvelles possibilités du numérique pour reconfigurer les partages entre les savoirs, les pouvoirs, les compétences et les pertinences. Ou plus simplement : les humanités numériques 2.0 s’efforcent d’utiliser les propriétés connectives du numérique pour pluraliser et redynamiser les interprétations créatives qui font le mérite des humanités.
À cette deuxième strate des humanités numériques – plus créative et plus politiquement engagée – il semble judicieux d’en ajouter une troisième, qu’a commencé à esquisser David M. Berry dans un ouvrage collectif publié en 2012[12]. Son introduction décrit un tournant computationnel (encore à venir) des humanités numériques, tournant dont nous lui avons demandé de préciser la nature dans l’article qu’il a composé pour ce dossier de Multitudes. Des humanités numériques 3.0 mériteraient de prendre pour objet central la question de la subjectivation computationnelle – c’est-à-dire la façon dont des corps humains éduqués au sein d’institutions sociales et d’appareils computationnels mis en réseau sont conduits à se bricoler des subjectivités capables simultanément de fonctionner envers l’extérieur et de faire sens depuis l’intérieur. S’inspirant des thèses de Bill Readings[13], David M. Berry montre ici que l’histoire des universités européennes et nord-américaines, au cours des deux derniers siècles, a passé d’un régime dominé par un idéal de raison, à un régime centré sur une certaine définition (nationale) de la culture, voire de la littérature, qui s’est épuisé depuis une bonne vingtaine d’années et dont le vide est (mal) rempli par une pseudo-culture de « l’excellence » – qui n’est en réalité qu’une inculture du chiffre.
Le numérique – en tant que version radicale mais aussi sublimable du chiffre – pourrait bien devenir le nouveau pôle de reconstitution des institutions universitaires. Sauf que le numérique étant désormais partout, la nouvelle université peine à se trouver une place propre – et les pauvres vieilles humanités en son sein encore plus. Si les humanités numériques 2.0 profitent de la dynamique centrifuge de diffusion des appareils et des méthodes de computation, des humanités numériques 3.0 pourraient se reconcentrer en essayant de comprendre comment – partout, en tout point du réseau, et à travers tous les domaines d’action – la numérisation en cours de nos relations sociales et de nos activités mentales altère, reconditionne, menace ou favorise nos processus de subjectivation. Comprendre et interpréter les avatars, les mécanismes et les dynamiques de la « computationnalité » – celle qui nous constitue comme sujets humains, de même que celle qui nous traverse en provenant de machines pour aboutir à des machines – devient alors une tâche essentielle pour le présent et pour l’avenir. Entre autres institutions, et en connexion avec d’autres espaces sociaux, les universités pourraient retrouver une fonction majeure en prenant une telle tâche à bras-le-corps, dans la mesure où on les conçoit à la fois comme des lieux d’exploration des procédures de numérisation et comme des espaces de recul critique envers les potentiels et les dangers de cette numérisation[14].
David M. Berry met l’accent sur la nécessité d’inclure dans les cursus universitaires à la fois des compétences de codage et de programmation, constituant une « littéracie » computationnelle partagée, et des capacités critiques envers les formes (capitalistes, sécuritaires, manipulatrices, exploitatrices) que prend notre gouvernementalité algorithmique[15]. Bref : Des humanités numériques 3.0 s’efforceraient d’humaniser le numérique, en se préoccupant du sort des subjectivités computationnelles émanant de nos réseaux informatisés.
Archéologie des media et humanités numérotiques
Il ne serait pas complètement faux mais certainement réducteur d’identifier les hum num 2.0 à la vague euphorique-utopique qui a fait rêver d’un internet émancipateur, au début des années 2000, et les hum num 3.0 au retour de manivelle qui fait aujourd’hui dénoncer de toutes parts les manipulations commerciales et les surveillances sécuritaires s’infiltrant en nous à travers nos smartphones. Certains dénoncent déjà de nouvelles formes de « démences digitales » induites par l’utilisation de nos appareils numériques[16]. Même si David M. Berry se réfère explicitement à la « théorie critique », inspirée de loin par certaines humeurs sombres de l’École de Francfort, son invitation à casser les boîtes noires de la computation en acquérant une maîtrise pratique des langages de programmation s’inscrit dans une perspective de revendication émancipatrice, bien plus que de dénonciation ou de paranoïa[17].
Comme on l’a dit plus haut, les trois strates des hum num n’entretiennent pas entre elles des rapports de succession (chacune se substituant à la précédente, comme le feraient trois « phases »), mais de coexistence bien davantage complémentaire que conflictuelle. Redynamiser les humanités pour nous aider à comprendre les enjeux de la numérisation qui nous traverse tous (qu’on le veuille/sache ou non) appelle au type de travail joyeux, diffus, expérientiel et créatif revendiqué par les hum num 2.0. Pour l’historien comme pour le littéraire, rien ne peut remplacer le travail pratique de constitution et de balisage d’archives (visuelles, sonores, textuelles) auquel se livrent les hum num 1.0, dont émanent les dilemmes concrets qui viennent constamment renouveler les réflexions plus théoriques, en les alimentant de problèmes toujours nouveaux et toujours plus nuancés que les catégorisations abstraites. L’effort de compréhension des enjeux subjectifs de la numérisation peut se nourrir également des travaux philologiques menés au niveau des hum num 1.0 en profitant de l’exhumation, de l’étude interprétative, de la mise en ligne des œuvres, des documents et des appareillages du passé, qui ont constitué les premières explorations imaginaires ou les premières implémentations pratiques des processus communicationnels et computationnels dont nous vivons actuellement une phase de développement particulièrement spectaculaire.
C’est justement l’articulation souple de ces trois strates et de ces trois efforts complémentaires que mobilise de façon exemplaire l’archéologie des media, un champ de recherche indisciplinaire exploré depuis une vingtaine d’années en Allemagne, dans les pays scandinaves et anglo-saxons, et qui commence à peine à pénétrer en France[18]. Le troisième article de ce dossier propose un entretien de 2010 au cours duquel Garnet Hertz demandait à Jussi Parikka de définir les grands contours de l’archéologie des media, sur laquelle ce dernier préparait alors son ouvrage de 2012, devenu depuis un classique[19]. Construire une distance caractéristique du regard archéologique afin de mieux comprendre comment nos nouveaux media numériques affectent nos subjectivations désormais inéluctablement computationnelles – telle pourrait être une formulation succincte de la visée de ce champ de recherche.
Cela peut passer par la relecture et la reconsidération d’œuvres du passé contenant des imaginaires médiatiques surprenants (Athanasius Kircher, Charles Tiphaigne de La Roche, Albert Robida), dont le décalage avec nos pratiques et nos habitudes actuelles entraîne des effets de défamiliarisation éclairants et suggestifs[20]. Cela passe également par l’excavation de machines oubliées (camera obscura, lanterne magique, clavecin-imprimant, panorama, phénakistiscope) ou par une réflexion sur les implications de l’obsolescence rapide de nos appareils et logiciels sur la vie des œuvres médiatiques – grâce à des notions comme les « media morts » ou les « media zombies »[21]. Cela passe encore par la convergence troublante qu’ont entretenue au cours des deux derniers siècles le médiatique et le médiumnique, le développement des technologies de communication électrique (télégraphe, radio, TV, Internet) et les considérations spiritistes ou conspirationnistes – à travers l’assimilation imaginaire des flux d’électrons aux flux d’informations et aux courants de conscience[22]. Dans chacun de ces cas, le détour archéologique est là pour nous aider à mieux envisager l’avenir en décollant notre nez des illusions du présent. Que vaudront nos subjectivités computationnelles lorsque nos machines et logiciels de computation se trouveront mis hors-service – par le malheur « inattendu » d’un très prévisible « accident » nucléaire, ou par la stratégie commerciale strictement « normale » de l’obsolescence programmée ?
En mettant ici l’accent sur les interactions multiples qu’entretiennent recherches universitaires et expérimentations artistiques dans le cadre de l’archéologie des media, Jussi Parikka met bien en lumière le caractère créateur, expérimental, génératif, bizarre, et parfois cyborgésien que peuvent prendre certaines entreprises d’humanités numériques. Dans une conférence parisienne récente, Wolfgang Ernst, autre théoricien majeur de l’archéologie des media, forgeait le mot de « numérotique » en conflagrant joyeusement nombre et numéro, numérique et érotique[23]. En remettant l’expérientiel et l’affectif au cœur des hum num 2.0, en posant la question des modes de subjectivation favorisés ou entravés par la computation, en problématisant la proximité dérangeante du médiatique et du médiumnique, les contributions réunies par ce dossier nous invitent toutes trois à reconnaître l’affleurement des inquiétudes d’Eros qui reviennent hanter notre rapport aux machines. Schnapp et al. introduisent un trait de soulignement (« _ ») pour problématiser la nature à la fois queer et jouissive de ce qui fait « copule » entre les humanités et le computationnel (digital_humanities). Au vu de cette copulation apparemment contre-nature, la meilleure traduction de digital_humanities serait peut-être celle d’humanités numérotiques – ne serait-ce que par antiphrase puisque, comme le remarque Cécile Meynard, le travail concret d’entrée des données, de balisage, d’harmonisation, de vérification n’a rien de vraiment « sexy », et relèverait plutôt du pathos que de l’éros…
Médiapolitique des savoirs et des interprétations
Au-delà des jeux de positionnements entre disciplines internes à l’université, au-delà de la renégociation de la place des universités elles-mêmes au sein des nouvelles formes de circulation et de composition des savoirs, les humanités ont bien un rôle central à jouer dans la numérisation en cours de nos sociétés et de nos intelligences – pour autant qu’elles fassent l’effort de s’élever à la hauteur d’un tel rôle. Former à la fois des savants capables de profiter de ce que les disciplines interprétatives ont de plus rigoureux et des bidouilleurs-hackers avides de craquer les boîtes noires de la computation – voilà non pas un choix cornélien ou une mission impossible, mais l’invitation à une copulation potentiellement jouissive. Le recours au crowdsourcing et à « l’économie contributive » est certes un premier pas prometteur, mais il sent trop souvent le free labor des nouveaux modes d’exploitation numériques pour ne pas susciter une certaine méfiance[24]. La copule qui doit unir les humanités et le numérique est éminemment politique – au sens premier où c’est d’elle que va dépendre le caractère humain ou inhumain de nos polis de demain.
Au-dessus des trois strates qu’on a essayé de décrire sommairement, l’horizon des humanités numériques est en effet à concevoir comme médiapolitique. Les praticiens des humanités – traditionnelles ou numérotisées – ont en commun, entre eux ainsi qu’avec les artistes, d’être des spécialistes des media : spécialistes des textes imprimés, des discours, des langages, des paroles, des artefacts bureaucratiques ou artistiques, spécialistes des institutions et des techniques de communication et d’expression qui servent d’intermédiaires et de médiateurs entre les actions humaines. Dès 2002, Christophe Bruno implantait de la poésie dans Google AdWords, s’en attirant une censure dont il tirait une réflexion expérimentale fondatrice de l’analyse du « capitalisme sémantique » (ou « capitalisme linguistique »), celui-là même que Frédéric Kaplan situe aujourd’hui au cœur même de nos pratiques de médiations : « nous quittons une économie de l’attention pour entrer dans une économie de l’expression. L’enjeu n’est plus tant de capter les regards que de médiatiser la parole et l’écrit »[25].
En complétant nos mots dans la barre de recherche avant que nous ayons fini de formuler les questions que nous posons à Internet, les GAFA (Google-Amazon-Facebook-Apple) numérisent et algorithmisent nos subjectivités, depuis l’intérieur même des processus circulaires qui nous font percevoir le monde (économie de l’attention) et qui nous aident à y repérer et marquer notre place (économie de l’expression). Or ces processus circulaires orbitent autour de la problématique qui est fondatrice des (in)disciplines réunies sous l’étiquette des « humanités » : la problématique de l’interprétation et de sa dynamique circulaire. Au lieu de limiter l’apport du numérique à aider les humanités à faire leur (ancien) travail plus rapidement, efficacement, accessiblement (hum num 1.0), il convient d’explorer les possibilités qu’offre le numérique pour redimensionner le domaine des humanités, les re-socialiser et les re-politiser (hum num 2.0), mais il convient surtout de comprendre que c’est le déploiement du numérique lui-même qui débouche inévitablement sur des questions que les humanités se trouvent être les mieux placées pour éclairer – pour autant qu’elles ne s’affairent pas à regarder ailleurs ! – des questions de subjectivation computationnelle, d’écologies de l’attention et de l’expression (hum num 3.0).
Les questions médiapolitiques semblent aujourd’hui se régler de haut dans les quartiers généraux des grandes multinationales ou des agences de surveillance, dans les conglomérats de la grande presse et de l’audio-visuel, dans les bureaux de quelques ministères et de quelques start-ups. C’est à nous qu’il appartient de faire qu’elles se discutent, se contestent et s’expérimentent dans les universités et les medialabs – en échanges avec ce qui se fait déjà dans les associations, les revues, les hackerspaces, les squats et les zads. Comme le relève pertinemment l’entrecroisement de « trajectoires révolutionnaires » tramé dans l’excellent ouvrage Constellations du collectif Mauvaise Troupe, beaucoup d’activistes se demandent si le numérique n’est pas passé du statut d’« intrinsèquement subversif » au statut de « contextuellement ennemi »[26]. Les questions médiapolitiques les plus intéressantes qui se posent aujourd’hui aux humanités numériques proviennent peut-être à la fois du côté d’un « accélérationnisme » mobilisant les nouvelles technologies pour court-circuiter les paralysies capitalistes[27] et du côté d’un radicalisme « post-numérique » prenant au sérieux la nécessité des circuits courts et tempérant les avantages de la connexion par les vertus de l’autonomie et de la « convivialité » d’Ivan Illich.
Autrement dit : ceux qui s’opposent aujourd’hui aux effets de mode entourant les hum num 1.0 (ou 2.0), au nom de la défense d’une certaine tradition artisanale des humanités, sont aussi bienvenus dans les débats médiapolitiques des hum num 3.0 que les hackers virtuoses et les programmeurs endurcis. La numérotisation de nos rapports sociaux et de nos subjectivités est en train de se faire, que cela nous plaise ou non. Autant ne pas les laisser se faire pour nous par d’autres. Autant aider les humanités à prendre la parole pour aider le numérique à s’humaniser.
[1] Mes remerciements vont à David M. Berry, Christophe Brunot, Estelle Doudet, François-Ronan Dubois, Jeff Guess, Emmanuel Guez, Quentin Julien, Charlotte Kocalenios, Isabelle Krzywkowski, Sandra Laugier, Marie Lechner, Anthony Masure, Cécile Meynard, Jussi Parikka, Marc Saint-Upéry, Jeffrey Schnapp Nicolas Thély et Gwenola Wagon pour leur assistance, suggestions et contributions à ce dossier.
[2] Milad Doueihi, Pour un humanisme numérique, Seuil, 2011.
[3] Marin Dacos (dir.), Read/WriteBook. Le livre inscriptible, OpenEdition, Marseille, 2010 et Pierre Mounier (dir.), Read/Write Book 2. Une introduction aux humanités numériques, OpenEdition, Marseille, 2012. Les deux sont disponibles en libre accès sur le site de OpenEdition (http://books.openedition.org).
[4] Olivier Le Deuff, Le temps des humanités digitales. La mutation des sciences humaines et sociales, éditions FYP, 2014.
[5] Disponible en ligne sur http://tcp.hypotheses.org/318, § 5 et 9 (consulté le 20/03/2015).
[6] Marin Dacos, « Bibliodiversité et accès ouvert », disponible sur http://marin.dacos.org/bibliodiversite-et-acces-ouvert (consulté le 15/02/2015).
[7] Voir respectivement https://encyclopedie.uchicago.edu ; www.artamene.org ; et http://manuscrits-de-stendhal.org
[8] Franck Cormerais, « Humanités digitales et (ré)organisation du savoir », in Le Deuff, Le temps des humanités digitales, op. cit., p. 138.
[9] Alexandre Gefen, « Les enjeux épistémologiques des humanités numériques », à paraître dans Socio, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, no 4, 2015.
[10] Courriel de Jeffrey Schnapp, janvier 2015. Les principaux auteurs ont ensuite publié un ouvrage qui reste la meilleure initiation aux humanités numériques : Anne Burdick, Johanna Drucker, Peter Lunenfeld, Todd Presner, Jeffrey Schnapp, Digital_Humanities, MIT Press, Cambridge (MA), 2012.
[11] Jeffrey T. Schnapp et Matthew Tiews, Crowds, Stanford Univerity Press, Palo Alto, 2006, ainsi que le site http://press-media.stanford.edu/crowds/withflash.html
[12] David M. Berry (dir.), Understanding Digital Humanities, Palgrave Macmillan, Basingstoke, 2012.
[13] Bill Readings, Dans les ruines de l’université (1996), trad. fr. Nicolas Calvé, Lux, Montréal, 2013. Pour une bonne critique du livre de Readings, voir Jeffrey T. Williams, « History as a Challenge to the Idea of the University », JAC. A Journal of Rhetoric, Culture and Politics, no 25 (2005), p. 55-74, disponible en ligne sur www.jaconlinejournal.com/archives/vol25.1/williams-history.pdf
[14] David M. Berry a développé ces deux aspects dans ses deux ouvrages personnels les plus récents : The Philosophy of Software, Palgrave Macmillan, Basingstoke, 2011 et Critical Theory and the Digital, Bloomsbury, New York, 2014.
[15] Voir sur ce point Thomas Berns et Antoinette Rouvroy, « Le nouveau pouvoir statistique », Multitudes no 40 (2010), p. 88-103.
[16] Voir sur ce point la bonne discussion proposée par Marcel O’Gorman dans « Taking Care of Digital Dementia », CTheory, 18/2/2015, disponible en ligne sur www.ctheory.net/articles.aspx?id=740 (consulté le 10/03/2015).
[17] Les subjectivations computationnelles relèvent de phénomènes complexes et d’une portée immense, qui excèdent de très loin le présent dossier, mais sur lesquels Multitudes reviendra en y consacrant la majeure du numéro 61.
[18] On peut saluer à ce titre la parution du numéro 75 de la revue MCD Magazine des cultures digitales, septembre-novembre 2014 consacré à l’archéologie des media, ainsi que la série d’événements proposés en 2014-2015 sous le titre Médias Médiums par le Labex Arts H2H (site www.mediamediums.net/fr) et le cycle de conférences Archéologie de media programmé par l’INHA pour l’année 2015.
[19] Jussi Parikka, What is Media Archaeology ?, Polity Press, Cambridge, 2012.
[20] Voir par exemple Siegfried Zielinski, Deep Time of the Media, MIT Press, Cambridge MA, 2010.
[21] Voir par exemple Fiedrich Kittler, Film, gramophone, machine à écrire et Media optiques, traductions françaises à paraître prochainement aux Presses du réel.
[22] Voir l’ouvrage exemplaire de Jeffrey Sconce, Haunted Media. Electronic Presence from Telegraphy to Television, Duke University Press, Durham, 2000.
[23] Henri Mineur avait pourtant déjà publié en 1956 un ouvrage, apparemment très sérieux, intitulé Techniques de calcul numérotique. À l’usage des mathématiciens, astronomes, physiciens et ingénieurs.
[24] Voir sur ce point le dossier Luttes de classes sur le web dans Multitudes no 54 (2013).
[25] Christophe Bruno, « The Google AdWords Happening », www.iterature.com/adwords (avril 2002, consulté le 16 mai 2015) – voir aussi www.christophebruno.com ; Frédéric Kaplan, « Quand les mots valent de l’or », Le Monde diplomatique, novembre 2011, disponible en ligne sur www.monde-diplomatique.fr/2011/11/KAPLAN/46925 (consulté le 18 mars 2015).
[26] Collectif Mauvaise Troupe, Constellations. Trajectoires révolutionnaires du jeune XXIe siècle, Éditions de l’éclat, Paris, 2014, p. 457.
[27] Voir sur ce point le dossier « Accélérationnisme » proposé dans le numéro 56 de Multitudes, ainsi que l’ouvrage collectif dirigé par Laurent de Sutter à paraître aux PUF.