La liberté mise au travail (I)

” L’associational revolution “

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Partout dans le monde, les années 1990 auront vu le tiers-secteur gagner en popularité. À suivre Lester M. Salomon, un des plus grands spécialistes en la matière, cette dernière décennie aurait été celle de l’associational revolution,le tiers-secteur acquérant à la fin du xxème siècle un rôle aussi important que celui joué autrefois par les États-Nations.

Si l’on regarde le cas de l’Italie, il apparaît très clairement que ce phénomène, loin d’être nouveau, s’inscrit dans le prolongement d’une tradition de mutualisme et de philanthropie qui, prenant naissance au xIxème siècle, s’enracine dans la culture ouvrière et syndicale ainsi que dans la doctrine de l’église. Encore aujourd’hui ce sont ces deux piliers qui soutiennent pour une large part l’essor de « l’associationnisme ». Pour le monde catholique qui fait face à une diminution des vocations religieuses et qui cherche à valoriser les fidèles laïques, il s’agit d’un moyen efficace d’intégration de ces derniers dans les activités ecclésiastiques. Pour la gauche, le recours au volontariat est conçu comme un moyen de contrebalancer la baisse sensible de la participation et de l’adhésion politique. L’implication sociale des jeunes ne s’exprime plus sous la forme de la conflictualité radicale qui caractérisait les années 1970 mais s’oriente plutôt vers des formes d’action circonscrites à des problèmes très spécifiques qui, justement pour ce motif, sont conçues comme douées d’une efficacité concrète. Dans ce choeur de louange adressé au tiers-secteur, la voix des courants conservateurs n’est pas la moins audible. S’inspirant de la tradition libérale, ils sont les premiers à vouloir déléguer les fonctions et les activités collectives au privé pour limiter le rôle de l’État à ses prérogatives minimum, et à voir dans la promotion

de la liberté d’action individuelle dans le champ du social le complément nécessaire au principe de la liberté d’action privée dans la sphère de l’économie. Soutenant le développement des associations, les différentes droites ne font ainsi que continuer leur bataille pour une transformation du Welfare State qui passerait par la privatisation d’un certain nombre de services sociaux, à commencer par celui de l’éducation. De droite à gauche en passant par le centre, le tiers-secteur apparaît ainsi de plus en plus clairement comme l’instrument idéal capable de dépasser le modèle socio-économique dominant. La forme juridique de l’association, de la fondation ou encore de la coopérative est porteuse d’expérimentation de nouveaux modèles d’agrégation sociale. Cet écheveau de nouvelles formes juridiques recèle en effet des potentialités de transformation de la relation entre peuples et culture, comme des moyens de valoriser le concept de « développement économique et social ». Le Commerce Égal et Solidaire comme la Banque Éthique en sont une illustration probante, au même titre que la tendance de certains « centres sociaux historiques », comme Leoncavallo de Milan, à se constituer en association afin de développer leurs activités « alternatives » tout en restant à l’intérieur d’un « cadre légal » et socialement acceptable.

Du point de vue de la recherche théorique, le tiers-secteur constitue également un laboratoire intéressant. Beaucoup y voient une opportunité d’orienter nos sociétés développées vers des formes d’économie du don où le principe de la réciprocité, pour utiliser les catégories de K. Polanyi, viendrait empiéter sur celui de l’échange marchand et de la redistribution étatique. D’autres y voient le prodrome d’un mouvement conduisant au « travail libéré » et à une modification du rapport entre le temps de vie et le temps de travail qui pourrait à terme modifier substantiellement la vie de l’homme en société.

Ceci explique le consensus général autour du tiers-secteur et, parallèlement, la croissance exponentielle des attentes que la collectivité place en celui-ci. Pour jauger cette dernière, il suffit de voir combien est grande aujourd’hui la volonté de confier à ce qu’étaient autrefois les seules « oeuvres de charité » les magnifiques débouchés et progrès de l’actuelle société capitaliste.

Afin de mieux cerner les modalités optimales qui permettraient d’accroître le monde, autrefois bridé ou immergé, de « l’associationnisme », l’Italie a fini par se tourner du côté des États-Unis où le tiers-secteur est un des plus développé au monde. Le modèle américain offre cependant un cadre très différent de celui que les Européens peuvent imaginer. Outre-Atlantique, les plus grandes organisations du tiers-secteur ressemblent en effet étrangement aux grandes entreprises commerciales d’une façon à laquelle le vieux continent n’est pas habitué. Elles possèdent des patrimoines conséquents, dégagent chacune un chiffre d’affaires de plusieurs centaines de milliers de dollars, spéculent en bourse et proposent des plans de donations qui s’apparentent davantage à des plans d’investissement financier à haut profit qu’à des attributions réellement généreuses et désintéressées.

En ceci, on remarquera qu’il n’y a rien de contradictoire avec la définition du tiers-secteur qui n’exclut pas la recherche du profit mais interdit simplement que ces profits soient redistribués aux actionnaires. De surcroît, si l’on suit la majorité des études américaines, la capacité à dégager des profits serait progressivement devenue l’un des critères fondamentaux d’une organisation « saine ». Si d’un point de vue théorique rien n’interdit que le but de l’association soit le même que celui du secteur marchand, les logiques propres à ces organisations, leurs stratégies de long terme, leurs critères d’évaluation des résultats, et le type d’activités développées, peuvent être parfaitement identiques à ceux d’une entreprise traditionnelle, exception faite bien sûr de la distribution des bénéfices.

Aux États-Unis, les hôpitaux et les universités publiques et privés, à but lucratif ou non, coexistent, développant des activités voisines avec des résultats similaires. Il n’y a donc pas à s’émerveiller de la résistance faite en Europe, où le concept de tiers-secteur est radicalement différent et où les institutions du Welfare State sont plus développées, à l’adoption d’un modèle à l’américaine. C’est pour ce motif que la loi italienne, bien qu’accordant à l’instar de l’Internal Revenue Code américain un traitement de faveur au tiers-secteur, procède avec beaucoup de prudence, et appose des règles très strictes au fonctionnement des organisations dans le but de limiter les fraudes et les abus. Pour autant, loin d’être figé, le cadre juridique italien est en train d’évoluer sensiblement. Dans une certaine mesure, cette évolution procède d’un glissement silencieux de la vieille association d’origine catholique ou ouvrière vers « l’entreprise non-marchande » à l’américaine. L’adoption récente en Italie du terme anglo-saxon no profit peut faire figure d’indice de ce changement radical de perspective : ce qui autrefois renvoyait à la « charité » est redéfini non pas de façon autonome mais en négatif, comme une non-chose, et cette chose est le profit, la caractéristique par excellence des organisations qui oeuvrent dans une réalité capitaliste. Le profit est donc le critère fondamental, et l’entreprise commerciale la référence, auxquels peuvent être rapportées toutes les réalités d’une société comme la nôtre, y compris celles qui, originairement, étaient restées extérieures à la logique du rendement. En Italie, l’associational revolutionne se caractérise pas seulement par la croissance quantitative d’un phénomène préexistant, mais aussi par sa modification qualitative, qui tend à transformer le tiers-secteur en un appendice du monde de l’entreprise. C’est sans doute ce qui en permet le développement dans une société capitaliste comme l’actuelle. C’est cet aspect qui distingue le no profit des années 1990 de la « charité » d’autrefois.

La dérive vers un tiers-secteur « entrepreneurial » à l’américaine est encore plus flagrante au regard de la terminologie adoptée par la loi. Si la loi italienne (on se réfère ici essentiellement aux textes 460/1997) ne réussit que résiduellement à définir le monde du mutualisme et de la philanthropie, le rapportant en négatif à celui de l’entreprise (la « société commerciale » dans le droit italien) surtout, elle ne distingue les organisations commerciales de celles à but non-lucratif qu’à partir de critères quantitatifs qui paraissent pour le moins arbitraires.

Ces critères ne répondent en effet nullement à un principe logique qui établirait une différence qualitative fondamentale entre les unes et les autres : un tel principe n’existe ni dans la théorie économique, politique, sociologique ni même dans la jurisprudence. À défaut d’une telle distinction, le seul critère retenu par la loi pour délimiter ce qui renvoie au tiers-secteur est la proportion du chiffre d’affaires dégagé par une organisation de ses activités commerciales. Or, il n’y a aucune raison pour qu’un musée soit considéré comme une société commerciale si les ventes des livres et des posters du magasin de souvenirs représentent 67 % du chiffre d’affaires global, et qu’il ne soit pas une entreprise commerciale si cette activité ne dépasse pas la barre des 65 %. En principe, rien n’interdit qu’un tel seuil soit modifié par des mesures législatives successives qui, induites par des changements historiques, pourraient conduire, en théorie, jusqu’à l’absence totale de critères discriminants. Ainsi, rien n’interdit que malgré la prudence du droit italien et européen en la matière, on n’en vienne pas tôt ou tard à se rapprocher de la quasi-indétermination propre au modèle américain.

Le problème n’est pas tant l’existence d’abus possibles, à commencer par le travestissement d’entreprises en associations dans le but de bénéficier de l’image positive propre au tiers-secteur et plus encore de profiter des dégrèvements fiscaux. Les législations européennes se sont assez bien équipées pour affronter ce type de situation. Le problème de fond, qui reste à ce jour irrésolu, est que le tiers-secteur, dans sa structure comme dans son mode de fonctionnement est en train de verser dans le monde de l’entreprise et du marché. Imitant sans le vouloir l’exemple américain, il porte en germe le risque de trahir les espoirs de tous ceux qui voient encore en lui un outil de reconstruction des relations économiques et sociales sur des bases diverses.

Cette dérive que j’ai soulignée est aujourd’hui davantage potentielle que réelle. Pour de nombreuses organisations, la question financière est encore loin d’être une priorité, et beaucoup d’individus opérant dans le tiers-secteur sont encore tentés comme par le passé de privilégier les objectifs humains et sociaux sans prêter trop attention aux contraintes économiques. Cependant dans cette période où les ressources disponibles font l’objet d’une contraction généralisée, où les donateurs deviennent plus attentifs aux modalités d’utilisation de leurs fonds, et où la demande de services à la personne et à la collectivité croît et se diversifie, le risque est réel pour les organisations du tiers-secteur de devoir se soumettre aux exigences financières qui progressivement tendent à rendre les activités de moins en moins « soutenables » économiquement : travailler à perte de manière structurelle semble en effet impliquer tôt ou tard l’obligation de déposer le bilan. Au seuil du troisième millénaire, les organisations du tiers-secteur font alors face à un dilemme de taille : ou bien elles s’approprient les logiques de l’entreprise sociale à l’américaine, avec le risque cependant de trahir leur principe premier ou bien, pour conserver intact ce dernier, elles courent le risque de devoir renoncer intégralement à l’activité qui les intéresse, une fois étranglées par cet aspect financier qu’elles auraient sous-estimé.

En réalité l’adoption intégrale du modèle américain ne saurait permettre de résoudre les principales questions qui se posent aujourd’hui en Italie et en Europe, où le poids du secteur privé croît au côté de celui du public dans la gestion du social. Le fait qu’une part des services à la personne et à la collectivité soit désormais confiée à des organisations privées laisse ouverte la question de la relation existant entre ces dernières et les institutions étatiques. Sur ce dernier point, les États-Unis présentent un cadre complexe et contradictoire qui n’offre aucune solution définitive à ce problème : contrairement à l’idée reçue, une part importante des fonds dont dispose le tiers-secteur provient d’allocations publiques. Ce financement étatique n’est pas sans créer de problèmes. D’un côté, il tend à transformer l’organisation sans but lucratif en une de ces multiples entreprises contractuelles travaillant pour le compte de l’État, cette mutation renforçant la dérive entrepreneuriale déjà évoquée. D’un autre côté, la dépendance du tiers-secteur vis-à-vis des institutions tend à fragiliser économiquement celui-ci (notamment lorsque comme aujourd’hui aux États-Unis de nombreuses organisations ont dû faire face à une réduction des subventions publiques) mais aussi à réduire son autonomie décisionnelle en le liant plus fortement aux vicissitudes et aux cycles politiques. Un autre point de vue pourrait soutenir l’idée que le maintien du contrôle étatique sur les services sociaux désormais confiés aux organisations privées est susceptible de sauvegarder le principe de la couverture universelle de l’offre de ces services. Dans le cas américain, où les organisations financées par les citoyens sont plus nombreuses qu’en Europe, il est cependant évident que leur activité rime surtout avec le particularisme, la spécialisation et la discrétionnalité. Il est aussi évident que cette réalité concourt à barrer l’accès d’une large frange de la population américaine à la couverture médicale, à l’éducation et à d’autres prestations vitales.

Le problème est que cette situation n’est que trop rarement reconnue dans sa complexité, y compris par les experts et les personnes travaillant dans le secteur concerné. La dérive vers le modèle entrepreneurial a pour corollaire l’intérêt croissant des économistes, entrepreneurs, consultants, et autres opérateurs bancaires et financiers à l’égard des organisations mutualistes et philanthropiques. Loin de permettre la reconnaissance de cette transformation en acte, ce nouvel intérêt a surtout déplacé le coeur du débat vers des questions de gestion de fiscalité, de comptabilité. Au-delà de ces aspects techniques et pratiques, la réflexion théorique tend principalement à se centrer sur les seules opportunités du tiers-secteur, passant sous silence les limites afférentes à ce critique peut s’expliquer par la peur de tuer dans l’oeuf une réalité qui seulement aujourd’hui semble prendre son envol. Pourtant, et parce qu’il se trouve dans cette phase d’essor rapide, le tiers-secteur doit plus que jamais ressentir l’urgence qu’il y aurait à s’interroger sur ses propres limites, sur sa capacité réelle à satisfaire les besoins exprimés par la société, sur la possibilité concrète qu’il peut avoir, ou non, de transformer la réalité. Il est plus que jamais nécessaire d’acquérir une conscience critique et de ne pas se fier aveuglément aux promesses que l’actuelle emphase sur le tiers-secteur semble porter et qui pourraient tôt ou tard faire l’objet d’une profonde désillusion.