L’originalité de la Confédération paysanne, c’est de ne pas défendre tout et n’importe quoi sous prétexte qu’il s’agit « d’intérêts » agricoles. C’est le refus du corporatisme, idéologie utilisée pour défendre l’intérêt des gros agriculteurs, des propriétaires, de tous les conservateurs qui détiennent les pouvoirs en agriculture. Aujourd’hui, les firmes agroalimentaires savent aussi utiliser les sentiments corporatistes pour flatter les paysans et masquer leur politique de sélection-concentration. Historiquement, le corporatisme a été utilisé pour dresser les paysans contre la classe ouvrière et réciproquement, afin d’éviter toute alliance explosive. Dès son origine, la Conf’ et les organisations qui l’ont précédée, se sont distinguées en affirmant que l’agriculture n’est pas une, que tous les agriculteurs n’ont ni les mêmes logiques ni les mêmes intérêts.
Naissance de la Confédération
Les racines de la Conf’ remontent à une dissidence au sein du CNTA (Centre national des jeunes agriculteurs) et de la FNSEA (Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles) dans les années 1965-1970. À cette époque, les modernistes et les conservateurs s’affrontaient, mais, au sein des modernistes – notamment au CNTA –, deux approches sont très vite apparues. Pour faire simple, disons que les partisans d’une agriculture d’entreprise, dans une logique de patron, s’opposaient aux défenseurs d’un mode d’agriculture solidaire, qui se situaient dans le camp des travailleurs. Les premiers étaient qualifiés d’apolitiques (ou se disaient tels), et les seconds de révolutionnaires (et ne s’en offusquaient point). Ces courants ont cohabité de façon très conflictuelle au sein de la seule organisation officielle FNSEA-CNTA, jusqu’en 1974-75. Durant cette période, les minoritaires se sont organisés en associations de Paysans-Travailleurs, pour coordonner une opposition interne. Puis, en 1974, la rupture fut consommée par la création du syndicat des Paysans-Travailleurs. Néanmoins, une partie des opposants choisit de rester au sein de la structure officielle : « on préfère être minoritaires dans une grande maison que majoritaires dans une petite », disaient-ils. Certains attendront la création de la Conf’, en 1987, pour franchir le pas.
La période des années 1970-1980 est particulièrement riche en pratiques et en choix syndicaux qui ont façonné le lit de la Conf’ d’aujourd’hui. Aux tensions entre les humanistes (chrétiens) et les modernistes libéraux d’avant mai 1968, a succédé une période de radicalisation des premiers en phase avec les revendications de mai 1968. Les échanges ouvriers-paysans-étudiants se sont alors multipliés. Les « longues marches » des « prédicateurs mao » se sont parachutées chez des « paysans éclairés ». Ce brassage d’idées et de milieux fut très riche… même si les conversions furent rares ! La confrontation entre le pragmatisme et l’humanisme des paysans et les idéaux souvent très dogmatiques des étudiants, a néanmoins favorisé chez les militants une approche plus politique, plus dialectique de leur combat pour plus de justice et d’équité. En 1970, Bernard Lambert – leader paysan du courant contestataire – publie un bouquin, Les Paysans dans la lutte des classes, qui provoque beaucoup de vagues !
Dès lors, les luttes s’inscrivaient dans une logique de remise en cause de la société capitaliste. L’expression « lutte des classes » était usuelle chez les Paysans-Travailleurs et les actions se référaient à cette logique. Il s’agissait de créer un rapport de force contre le cumulard de terres, la banque, la firme intégratrice, etc. Des démarches très volontaristes (avec peu de retour) étaient organisées en direction des ouvriers en lutte (soutien alimentaire à des grévistes par exemple).
Le point d’orgue de l’alliance paysans-ouvriers en lutte fut la grande manif du Larzac en 1973, pour s’opposer à l’extension d’un camp militaire. Organisée par l’association des Paysans-Travailleurs et « les Lips » – syndicalistes en lutte pendant des mois contre la fermeture de leur entreprise qui entraînait plusieurs milliers de licenciements –, cette manifestation rassembla près de 100 000 opposants : paysans, ouvriers, étudiants, antimilitaristes, tiers-mondistes, mais aussi délégations de pays subissant l’oppression militaire. C’était un rassemblement anti-impérialiste où le problème de l’exploitation de l’homme à l’échelle mondiale était très présent. Bien sûr, à cette époque-là, le syndicat Paysans-Travailleurs n’était pas reconnu par les pouvoirs publics et les autres instances agricoles (pas plus que les autres syndicats agricoles hors FNSEA). Pourtant, en même temps que des actions dures, les Paysans-Travailleurs avançaient des propositions – toujours d’actualité – en matière de contrôle de la destination des terres, de limitation des volumes de production par travailleur (quantum), de rémunération du travail, etc. Par ailleurs, le pillage du tiers-monde était déjà dénoncé et le « produire pour exporter vers les pays où des gens meurent de faim » accusé de déstabiliser les productions vivrières locales et donc d’accentuer l’appauvrissement [[Les exportations sont le fond de commerce de l’agriculture productiviste. Nous en dénonçons les effets pervers, notamment pour les pays en développement. Les exportations subventionnées arrivent sur les marchés locaux à des prix défiant toute concurrence, déstabilisent et finalement contribuent à la disparition des productions vivrières locales. Des firmes multinationales, avec l’aide du FMI, se chargent de remplacer les productions vivrières par des productions d’exportation pour apporter des devises. La boucle est bouclée, et les paysans n’ont plus qu’à prendre leurs balluchons pour aller grossir les bidonvilles..
La FNSEA-CNTA comprenait le danger qu’une telle analyse représentait pour l’agriculture de conquête qu’elle défend. Aussi elle utilisa sa presse et tous les leviers de pouvoirs dont elle dispose pour discréditer les actions des Paysans-Travailleurs et ceux qui les menaient. Elle s’évertua avec un certain succès à donner des Paysans-Travailleurs l’image de gauchistes collectivistes afin de susciter l’hostilité des paysans les plus concernés par nos revendications. Une des conséquences de ce travail de sape fut la création d’un certain nombre de syndicats départementaux autonomes, hostiles à la FNSEA, en accord pour l’essentiel avec l’analyse et les revendications des Paysans-Travailleurs, mais refusant d’en porter l’étiquette en raison du discrédit entretenu auprès des paysans. Ces organisations se retrouveront avec les Paysans-Travailleurs devenus Confédération nationale des syndicats de travailleurs paysans (CNSTP) pour créer la Confédération paysanne en 1987.
Relations avec les gouvernements
En matière de reconnaissance par les gouvernements, il aura fallu attendre l’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981 pour que le pluralisme syndical en agriculture soit admis par les pouvoirs publics (au bénéfice de différents syndicats non-adhérents à la FNSEA). Cette reconnaissance ne signifia pas égalité de traitement, tant financièrement que pour la concertation avec les services ministériels. Toutefois, la première période (1981-83), avec Édith Cresson, fut riche en échanges et en espoirs, le nouveau ministre prenant en compte nos propositions d’offices par produit pour maîtriser et répartir la production, d’office foncier pour gérer la destination des terres; elle institua la proportionnelle intégrale pour les élections aux Chambres d’Agriculture. Les « petits » syndicats, sans moyens, furent dépassés par la demande de concertation ministérielle ! À ce moment, la FNSEA, un temps déstabilisée, organisa avec l’appui financier et logistique des « grandes organisations » agricoles (crédit, coopératives, mutuelles, etc.) une grande manifestation nationale qui coûta le poste de ministre de l’agriculture à Édith Cresson. Rocard fut appelé pour calmer le jeu avec la FNSEA. Il y parvint sans trop de difficultés en vidant les offices de leur contenu, en renonçant au projet de plafonnement des aides publiques, en prenant ses distances avec les « petits » syndicats (toujours dispersés). Le retour de la droite en 1986, avec F. Guillaume président de la FNSEA comme nouveau ministre de l’agriculture, ramena tous les syndicats à la case départ: l’hégémonie FNSEA-CNTA reprenait tous ses droits. C’est à cette époque que se sont concrétisés les efforts de rapprochement entre différents syndicats progressistes ayant quitté la FNSEA depuis plus ou moins longtemps. En 1987, la Confédération paysanne était créée entre des structures et des militants qui, par des chemins et des stratégies différents, poursuivaient les mêmes objectifs et adhéraient aux mêmes revendications. Ceci s’est formalisé autour du concept d’« agriculture paysanne » [[La notion d’agriculture paysanne est un concept, pas un moule. Elle passe par des pratiques respectueuses de l’environnement et des consommateurs, mais aussi par la maîtrise et la répartition des productions, par le refus de la logique de croissance, qui entraîné intensification, concentration et perte d’emplois. Elle inclut la solidarité avec tous les paysans du monde, entre autres par son opposition aux exportations de dumping, mais aussi par son combat contre les tentatives de confiscation du vivant par les firmes telles que Monsanto. Pour nous, être paysan, c’est remettre en cause des pratiques qui conduisent au dépérissement de l’environnement, puis de l’économie locale et de la vie sociale. En ce sens, l’appellation de paysan s’oppose à celle de chef d’entreprise, chère aux libéraux..
Le retour de la gauche en 1989 a rétabli le pluralisme syndical. Le regroupement des syndicats ,progressistes a facilité la concertation avec les pouvoirs publics, mais la ligne de conduite du gouvernement reste plus proche du concept d’agriculture d’entreprise, exportatrice et conquérante, chère à la FNSEA, que de celui d’agriculture paysanne respectant le triptyque « produire-employer-préserver ». Le changement de majorité entre 93 et 97 n’a pas remis en cause la reconnaissance de la Confédération, contrairement à l’alternance précédente. Les récentes élections de Chambres d’agriculture créditant la Conf de plus de 20 % des voix la rendent désormais incontournable. Enfin, avec le nouveau changement en 1997 et Louis Le Pensec à l’agriculture, beaucoup au sein de la Conf’ ont cru qu’enfin des avancées significatives dans le sens d’une « agriculture paysanne » allaient se concrétiser. Un projet de loi est mis en chantier, dont l’exposé des motifs affiche clairement la volonté du ministre de rompre avec l’idéologie de la libre entreprise et de la « révocation exportatrice de l’agriculture française », en même temps qu’il prend en compte, dans son article I, « les fonctions économique, environnementale et sociale de l’agriculture [qui participe à l’aménagement d’un territoire en vue d’un développement durable ».
Cette loi a finalement été votée en mai 1999. Elle est loin d’adopter le cadrage incontournable de l’agriculture paysanne que nous défendons. Certes, elle introduit le principe du plafonnement et de la modulation des aides publiques, mais les discussions actuelles démontrent que la pression du lobby FNSEA et consorts en fera une mesure marginale. Quant à l’agriculture industrielle, la concentration, le poids de l’agroalimentaire, ils restent quasiment sans entrave et avec des moyens écrasants face aux initiatives en faveur d’une agriculture de qualité, en harmonie avec l’environnement, respectueuse du consommateur, créatrice d’emploi et facteur de développement local. Le CTE (Contrat territorial d’exploitation), qui ne devait être qu’un outil parmi d’autres pour favoriser un changement radical d’orientation, est devenu le point central de la loi.
Qui plus est, la loi et les décrets d’application renvoient aux CDOA (Commissions départementales d’orientation de l’agriculture) le soin d’établir les règles d’accès aux financements CTE. Les défenseurs d’une agriculture libérale, de la conquête, etc., étant largement majoritaires dans les CDOA, il est évident que les CTE répondront plus à une logique de guichet que de projets !
Coordination des luttes contre cogestion
À ma connaissance, il n’y a pas, au sein de la C.P., de désaccord sur la question de la cogestion, pour la simple raison qu’elle n’est pas dans cette situation ; ce que j’ai dit plus haut l’atteste à l’évidence. À mon sens, accepter la concertation et la négociation avec les pouvoirs publics est un des rôles essentiels d’un syndicat. Siéger dans les instances où se décide le sort des paysans pour défendre les plus faibles, pour s’opposer aux libéraux, aux adeptes du double langage, et le faire savoir, n’a rien à voir avec la cogestion. Être en permanence les minoritaires et les contestataires de service n’a rien de commun avec le confort des cogestionnaires !
Concernant l’engagement sur le plan international, la Conf’ participe très activement au mouvement Via campesina qui coordonne les organisations paysannes d’Asie, d’Afrique, d’Amérique et d’Europe. La dernière conférence, en 1998, regroupait au Mexique 37 pays et 69 organisations. Ses principaux thèmes de réflexion situent le sens de son action: souveraineté alimentaire, réforme agraire, droits de l’homme et solidarité, biodiversité et ressources génétiques, etc. Seattle a remis au-devant de l’actualité les préoccupations de Via campesina, qui a été partie prenante des grandes manifs et du contre-sommet qui s’y sont déroulés.
Sur le plan européen, cette organisation est relayée par la CPE (Coordination paysanne européenne).
Les syndiqués « de base » se sentent tout à fait concernés: le succès des soirées-débats organisées avec ATTAC dans bon nombre de départements le prouve. Le phénomène médiatique qui
s’est développé autour de José Bové n’y est pas étranger, mais cette situation inattendue a permis de populariser simplement les enjeux de la mondialisation. Les efforts, jusque-là laissés dans l’ombre, de jonction avec les consommateurs, se trouvent soudain projetés au-devant de l’actualité et le consommateur « de base » découvre que des paysans se soucient des problèmes de société plutôt que de questions corporatistes. Pourtant il y a bien des années déjà que la Confédération paysanne organise des «fermes de l’avenir» pour communiquer avec les consommateurs et recueillir leurs avis et réactions. Il lui reste aujourd’hui à faire en sorte que ce coup de projecteur sur ses positions ne soit pas un feu de paille.
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