Commençons par le postulat suivant : il n’est plus possible de douter de la nature mortifère du suprémacisme blanc. Aussi, au-devant de la réalité violente qui surgit au cœur même d’États réputés pacifiés, une première réaction s’est énoncée comme suit : le suprémacisme blanc est un ensemble d’idées1 à caractère terroriste2. Cette critique, nécessaire, a alors le mérite de dire la permanence du nationalisme racial que certains avaient cru révolu, et dont les actualisations contemporaines vont de l’attaque de Christchurch (et, avant elle, celles de Pittsburgh, de Montréal, de Charleston etc.) aux nombreux succès électoraux des droites les plus extrêmes.
Une aporie se donne pourtant à voir. Car, dans le cours du processus de dénonciation de la doxa suprémaciste, on a tôt fait d’abstraire celle-ci du fonctionnement régulier de l’ordre séculier. De même, sans revenir à l’inconséquence constitutive du terme, il apparaît nécessaire de prendre au sérieux l’idée selon laquelle le terrorisme est une forme de violence en dehors de l’État ; l’apposer à l’attaque de Christchurch revient ainsi à exonérer celui-ci des violences relevant du suprémacisme blanc soit, pour le dire autrement, de considérer que celles-ci relèvent d’une logique extérieure au gouvernement moderne.
Partant de là, on se propose ici d’examiner à nouveaux frais la question de l’islamophobie et, en creux, des rapports qu’entretiennent la pratique islamique et le projet séculier. On envisagera alors aussi bien la forme de vie religieuse qui, laborieusement, vise à s’autonomiser des dispositifs modernes de gouvernementalité, que la réponse que ceux-ci lui apportent ; autrement dit, on ira de la politique islamophobe au geste religieux et retour. À travers cette reformulation, il s’agira ainsi de prendre un appui sur une recherche en cours en anthropologie de l’islam contemporain pour envisager une alternative critique à la dénonciation des idées « mauvaises » et, dans le même geste, de l’identification de l’islamophobie au « simple » racisme.
Islamophobie et sécularisme :
coordonnées du « problème religieux »
C’est, notamment depuis les rangs des islamophobes les plus patentés, qu’est affirmée la portée spécifique du geste religieux à l’aune du projet séculier. Une précision est cependant nécessaire : on nomme projet séculier la formation d’une pastorale étatique dans le cours de la constitution du gouvernement moderne3 ; aussi, le mot « islamophobie » est ici utilisé moins en tant qu’il est analogue à d’autres racismes que dans la mesure où il est le foyer contemporain de l’application du même projet séculier à la pratique islamique. Aussi, plutôt que la caractérisation morale de la politique islamophobe, on s’intéresse ici à ce qu’elle indique du rapport de l’ordre étatique au geste religieux. Celle-ci diffère alors de la thèse bien connue du « choc des civilisations » en ce qu’elle se double d’une proposition positive : toute inclusion des musulmans est conditionnée par leur capacité à se défaire des pans de leur doctrine rendus obsolètes par la trame contemporaine. Autrement dit, là où la thèse de Huntington « s’arrêtait » à une actualisation civilisationnelle du racisme biologique, le projet séculier exige des musulmans qu’ils s’amendent.
Pourtant, au sein même de la politique islamophobe, il apparaît que le geste religieux y est d’abord appréhendé depuis le point de vue de l’orientalisme qui, s’attachant ainsi au jeu des oppositions fondatrices, prétend que les musulmans, dans leur globalité, sont participants d’une doctrine dont les déterminants se situent en dehors du projet séculier. Cependant, si, dans l’état actuel du débat public, ce premier niveau de l’islamophobie contemporaine est sans doute le plus spectaculaire, celui-ci ne peut dissimuler la portée réelle du projet séculier quant au geste religieux. En effet, la politique islamophobe ne restreint pas la critique qu’elle adresse aux musulmans à l’injonction à la réforme doctrinaire : c’est ainsi que, réagissant à l’attaque de Christchurch, une pamphlétaire médiatique déclarait que celle-ci constitue la démonstration en acte de l’échec du « multiculturalisme anglo-saxon », réputé favoriser le « communautarisme », et, par effet de contraste, de la justesse de la politique française s’agissant de la laïcité. En d’autres termes, suivant ce récit, si des musulmans ont été assassinés en Nouvelle-Zélande, c’est d’abord parce qu’ils y existent d’une manière qui leur est spécifique et, en creux, qu’ils ne participent pas comme il se doit à la réalité des sociétés étatiques et séculières dans lesquelles ils évoluent pourtant. Autrement dit, la pratique islamique est alors réputée être un reliquat demeuré intouché par le projet séculier, et dont la raison d’existence est alors réputée tenir de l’étrangeté de ses tenants (autrement dit les fidèles issus de l’immigration) au gouvernement moderne.
Aussi, quel qu’en soit le cynisme constitutif, la politique islamophobe fait ici montre d’une valeur authentiquement sociologique : bien que confusément, elle assimile l’irréductibilité du geste religieux aussi bien à un ensemble doctrinaire (puisque le projet séculier ne s’arrête pas à la condamnation des « idées mauvaises ») qu’à un collectif défini par le geste religieux. Pour autant, cette ligne de force proprement sociologique de la pensée séculière constitue aussi le point où celle-ci échoue : confusément, elle pressent qu’il se joue quelque chose dans la pratique islamique mais, incapable de l’identifier, « rabat » sa critique sur la nature figée du collectif musulman, bien en deçà des thèses de Huntington.
Une forme de vie fondée sur l’adoration
Il faut donc envisager un opérateur alternatif à la figure de l’islamophobe pour l’appréhension des rapports qu’entretiennent ordre séculier et geste religieux. Il apparaît qu’une piste est fournie par les musulmans eux-mêmes qui, décrivant leur pratique, assimilent celle-ci à une fidélité (îman) : le geste religieux y est alors moins lié à l’adhésion à une somme de postulats symboliques qu’à l’opération de translation de la Révélation dans le monde sensible, et dont la variété des expressions tient aux différents systèmes discursifs participant de la tradition islamique.
Cette définition générale du geste religieux se traduit, sur le plan du contemporain, par l’élaboration sensible d’une forme de vie4 que l’on appelle en ces lignes la fidélité, où s’articule alors la formation des corps pieux5, en vue de la constitution d’un soi « orienté vers Allah », à une compréhension existentialiste de la mission prédicative (da’awa) incombant à la communauté. Il s’ensuit que la fidélité s’accompagne d’une visée explicite à l’autonomisation subjective vis-à-vis de l’ordre des choses : si le divin y est ainsi plus directement atteignable (en comparaison aux autres systèmes discursifs islamiques), c’est au prix de la rupture consciente et critique avec d’autres points d’ancrage dans le réel. C’est ainsi que l’entreprise sensible au fondement de la fidélité se double d’un processus interne d’idéalisation, et que l’on peut alors approcher par la formulation des modalités par lesquelles la communauté fait advenir le salut en elle-même. Cette dernière opération est alors incarnée par l’acte prédicatif, dont le caractère tout à la fois idéologique (suivant Mannheim, soit la « structure totale du champ de conscience »6) et réflexif tient aussi bien à son point de départ subjectif (« faire la prédication » revient ainsi à s’accorder à la volonté divine) qu’à une perspective plus générale quant à la définition de la communauté. Aussi, sans nier la centralité de la marginalité dans l’expérience islamique contemporaine, le geste religieux est moins une « identité » rationalisant une communauté de conditions matérielles qu’un collectif fondé sur l’épreuve de la fidélité en partage. Il s’ensuit alors que la communauté des fidèles n’est pas la « communauté musulmane » : la première désigne la lente élaboration d’une forme de vie fondée sur l’adoration, la seconde est une catégorie discursive dont la réalité sociologique est discutable.
Dès lors, quoiqu’elle en soit une possibilité, la fidélité n’est pas exclusive au sein de l’espace où elle s’élabore et participe ainsi d’une politique dont l’acte de prédication est l’illustration la plus aboutie de sa singularité7. Celui-ci est alors moins apparenté à la définition en amont des conditions du salut (la formulation doctrinaire est ainsi congédiée) qu’à une quête que définit la conscience de ce qui manque toujours. Cette forme de réflexivité propre à l’acte prédicatif fournit alors une critique émergeant depuis la fidélité des coordonnées qui ne sont pas plus celles de la reconnaissance que de la redistribution8 : l’optique prescriptive dont il s’agit a ainsi pour objet la vie mutilée9, soit la condition séculière à laquelle il est reproché une absence constitutive d’intériorité.
Pour autant, la formulation de cette critique n’est pas menée depuis le postulat d’une vérité que la tradition discursive islamique détiendrait en propre : c’est parce que les fidèles ont été confrontés à la trame séculière que le contenu idéologique de l’acte d’adoration se révèle. Ainsi, s’il s’est produit un déplacement dans la pratique islamique, ce geste est doublement critique, tant à l’égard de l’ordre séculier que de la tradition héritée dont il est tenu qu’elle est incapable de répondre au défi du premier. La recomposition, dont la fidélité participe, peut donc se dire comme suit : c’est parce que les musulmans sont pleinement immergés dans le projet séculier qu’il a été donné un sens nouveau à leur fidélité. Du postulat d’historicité, on aboutit alors à celui de la contemporanéité : si le geste religieux n’est pas un résidu du projet séculier, c’est donc qu’il constitue une forme de vie consubstantielle à notre séquence historique.
Retour à Christchurch
Si la fidélité est issue du contemporain, il s’ensuit que la politique islamophobe relève moins du racisme civilisationnel que de la réaffirmation de l’ordre étatique et séculier face à la forme de vie qui naît d’entre ses plis. Partant de là, si la politique islamophobe est capable d’envisager la portée sensible de la fidélité, cette appréhension est menée jusqu’au point où la raison sociologique échoue : le référent psychopathologique de l’emprise est ainsi bien connu du débat tant politique qu’académique au sujet de l’islam – en particulier, on le sait, en ce qui concerne les femmes voilées dont il est présumé qu’elles en sont plus encore victimes. Ainsi, en creux de cette caractérisation a-sociologique de la pratique islamique, ce qui est en jeu est bien la délimitation de l’espace discursif que l’ordre séculier réserve au geste religieux. Les principaux axes de cet espace sont alors constitués par l’affirmation du symbolisme de la religion (dont la rationalité moderne se charge de traduire le message culturel)10 et par la mise de côté de ses aspects sensibles, soit la capacité proprement religieuse à instruire le salut collectif.
C’est ainsi que la politique islamophobe pressent qu’il se joue quelque chose dans le geste islamique, refuse sa prise en compte et réprime ce qu’elle ne peut saisir. C’est ainsi que, bien que l’éventail des dispositifs de lutte contre la « radicalisation » aille du signalement des individus11 à la punition collective que représente la fermeture des mosquées, la politique islamophobe a pour condition d’existence sa propre négation. Bien qu’inhérente au projet séculier, cette tension est alors portée à son comble par l’autonomisation subjective des fidèles à son égard. On peut cependant aller plus loin : il semble que le terrorisme islamique fournisse à la politique islamophobe moins un prétexte à l’action qu’une rationalisation. En effet, l’élaboration d’un geste théologico-politique entièrement constitué dans le doctrinaire12 est plus aisément saisissable par le projet séculier que l’expérience sensible de l’adoration ; de fait, les dispositifs contemporains de gestion territoriale articulent systématiquement les notions de radicalisation « violente » et « non-violente » – la première instance n’est ainsi qu’une condition d’existence à la seconde.
Aussi, quoique le suprémacisme blanc participe d’une forme de régression, le devenir violent dont il s’agit est un retour du refoulé du projet séculier ; celui-ci demeure ainsi incapable d’envisager le régime de domination dont il est l’expression sans (ré) affirmer le nationalisme dans lequel il s’est historiquement constitué. C’est donc en cela que le suprémacisme blanc relève moins du terrorisme que d’un passage à la limite : la violence qui y appert ne se situe pas en extériorité de la rationalité étatique et séculière. De fait, la politique dont Christchurch est le nom ne diffère que marginalement de la « guerre contre la terreur » par laquelle l’ensemble des gouvernements modernes réaffirment le principe de souveraineté13. Une pamphlétaire de « gauche14 » ne s’y est d’ailleurs pas trompée : Brendan Tarrant est « l’un des nôtres » et s’il y a faute, celle-ci ne tient qu’au choix des armes.
1 Cette opération de « critique des idées » aboutit ainsi, dans le cas en miroir des violences dites islamiques, à l’injonction à la « réforme ». Voir Amer Meziane Mohamed, « Doit-on réformer l’islam ? » : Brève histoire d’une injonction. Multitudes, 59(2), 53-60, 2015.
2 Bigo Didier, « L’impossible cartographie du terrorisme », Cultures & Conflits [En ligne], Articles inédits, mis en ligne le 25 février 2005.
3 Asad Talal, Formations of the secular: Christianity, Islam, Modernity, Stanford University Press, 2003.
4 Jaeggi Rahel, Critique of Forms of Life. Cambridge, Harvard University Press, 2018.
5 Mahmood Saba, Politics of Piety. The Islamic Revival and the Feminist Subject, Princeton, Princeton University Press, 2005.
6 Mannheim Karl, [1929], Idéologie et utopie, Paris, Maison Sciences de l’Homme, 2006.
7 Lazarus Sylvain, Anthropologie du nom, Paris, Seuil, 1996.
8 Fraser Nancy & Honneth Axel, Redistribution or Recognition? A Political-Philosophical Exchange, Verso, New York, 2003.
9 Adorno Theodor W [1951]. Minima Moralia : réflexions sur la vie mutilée, Paris, Payot, 2003.
10 Asad Talal. 2003. Formations of the secular: Christianity, Islam, Modernity. Stanford: Stanford University Press.
11 Bounaga Aïcha. 2019. Adverse effects of anti-radicalization movement in France, University of California, Berkeley.
12 On entend par là que la commission de violences terroristes participe de la mutilation de la vie religieuse, ainsi rabattue à la rationalité étatique – i.e. celle de l’État islamique.
13 Foucault Michel, Sécurité, territoire, population. Cours au Collège de France (1977-1978), Paris, Hautes Études, 2004.
14 Christine Tasin, militante républicaine issue de la gauche (trotskyste, socialiste), présidente de Résistance républicaine et proche de Riposte laïque.
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