LE MONDE | 09.12.05 |Nous venons d’assister, dans nos banlieues, à la fin de l’hypocrisie républicaine. Parce que son idéologie est inexorablement holiste [estime que les intérêts de la communauté priment sur ceux des individus, parce qu’elle considère le peuple comme une abstraction, un tout, la République se prive de la capacité à accepter et, plus encore, à susciter l’apport d’une extranéité d’origine théologique distincte, contrairement aux immigrations précédentes qui avaient le bon goût d’être d’origine catholique.
Assez rapidement après avoir, il y a déjà un certain temps, engagé une campagne judiciaire, médiatique et militante contre les discriminations par testings, nous avons compris qu’il fallait chercher dans la composition elle-même de l’appareil répressif l’explication de sa réticence à réprimer une délinquance massive, placée par le législateur en tête des atteintes à la dignité de la personne, et dont le président de la République vient de rappeler solennellement combien elle était perturbatrice de l’ordre public et destructrice du tissu social. Il n’était pourtant pas difficile de faire accompagner, sinon organiser, ces testings par des officiers de police judiciaire – aucun des 175 parquets de la République n’en a jamais pris l’initiative – ni de contrôler spontanément les boîtes d’intérim ou les structures HLM qui ont organisé la ghettoïsation en banlieue en protégeant les centres-villes.
Combien de magistrats français sont arabes ? Et qui s’est jamais fait arrêter par un motard de la gendarmerie d’origine africaine ? En poursuivant cette observation, il ne nous a pas été nécessaire d’être grands clercs pour constater qu’aucune des institutions républicaines n’était à l’abri d’une telle critique. Il n’est donc pas surprenant que la classe politique reste si peu représentative de la diversité de la population. C’est pourquoi, tout en maugréant que cela ne vînt pas de notre camp, nous avons été sensibles aux propos de Nicolas Sarkozy sur la discrimination positive, qu’il aurait été plus exact et opportun d’appeler action positive. Non pas tant que la solution ait emporté notre adhésion totale et aveugle, mais parce qu’elle présupposait qu’il fût pris acte d’une situation réelle, la discrimination. La République ne l’a pas empêchée, elle le paye de cette émeute raciale, qui n’est pas la première – en 1988, les enfants de harkis déjà…, et on ne se souvient pas assez des grèves dans l’industrie automobile, dès 1983 -, et qui cristallise l’échec de l’intégration républicaine.
Sur une base nationaliste, des socialo-nationalistes, autrefois pourfendeurs de boucheries halal ou nonistes gaucho-souverainistes, aux souverainistes gaullistes les plus estampillés maurrassiens, tous ont décrété la patrie en danger. Les intellectuels républicains, à l’instar de Michèle Tribalat, ont avancé que ce qui a échoué ce n’est pas tant la République que l’intégration elle-même, qui ne peut pas fonctionner parce que nous ne nous aimerions pas nous-mêmes. Ils en appellent donc à la concorde entre Français de souche et sont prêts, à l’instar de Jules Guesde, en 1914, à participer à l’Union nationale contre l’étranger, au mépris de toute analyse de classes.
Pourtant, il faudra bien un jour, objectivement, dresser le bilan de la République, et pas seulement de la Ve ; du comportement de sa diplomatie, de ses armées, de ses élites et de ses corps intermédiaires ; sans oublier cet accord fondateur et séculaire avec l’Eglise catholique – et seulement avec elle -, une certaine intolérance laïcarde à l’encontre des musulmans, et sa fâcheuse habitude d’asservir les peuples au mépris des grands principes universels qu’elle prétend promouvoir. Et que dire de son soutien sans relâche aux dictatures, au prétexte du droit à la souveraineté des nations.
Il devient de plus en plus insupportable de vivre sous la férule d’une République qui ne voit dans les quartiers que de jeunes trafiquants de drogue, en omettant de rappeler que, s’il y a des vendeurs, c’est qu’il y a des acheteurs. Comme disait Milton Friedman, pour faire un bon économiste, il suffit de prendre un perroquet et de lui apprendre : “La loi de l’offre et de la demande, la loi de l’offre et la demande…” Il faut bien des vendeurs à Gennevilliers (Hauts-de-Seine) pour approvisionner les boîtes chics, garnir les tiroirs des salles de rédaction, égayer les séminaires de direction. Ils sont pratiques ces petits “sauvageons” dans leurs cités, sous réserve qu’ils n’en sortent pas, ce à quoi la police et la justice républicaines veillent, scrupuleusement.
Il ne nous sera pas possible de vivre en harmonie avec dix millions de personnes sans que notre culture commune s’imprègne de la leur. Elle n’est pas de source judéo-chrétienne ? Et alors, la belle affaire pour une République laïque ! Il faudra bien que la question coloniale soit abordée et analysée dans toute sa complexité ; y compris que l’on procède à l’examen précis et complet des conséquences de notre rivalité avec l’Empire britannique générées par cette aventure, et qu’il en soit tenu compte dans l’histoire que l’Etat a la charge de faire enseigner à chacun. Au lieu de cela, la République fait montre de la même vision que Georges Marchais avec l’Union soviétique en prétendant décréter par la loi que la colonisation était globalement positive.
Peu de temps avant les émeutes, deux informations nous étaient parvenues : tout d’abord, un rapport tout à fait officiel commis par une éminente sociologue sur le traitement réservé, par la hiérarchie militaire, aux recrues de la marine nationale d’origine arabe ou africaine. La manière dont sont traités ces grands frères par l’armée de la République, dont on apprend au passage qu’elle est dotée d’aumôniers catholiques embarqués sur ses navires, ne peut pas inciter leurs petits frères à accepter sans rechigner l’inexorable destin qui leur est réservé. Nous n’avons pas su qu’une suite judiciaire quelconque ait été réservée à ces discriminations, injures et diffamations raciales. Ensuite, un article sur les discriminations sexuelles – le harcèlement même – dont est victime le personnel féminin de l’armée américaine. Là, l’état-major a mis en place un numéro vert, destiné à recueillir les dénonciations de ces délits. Quel contraste, tout de même, et quel retard !
C’est ici que la posture de Nicolas Sarkozy nous paraît dangereuse, et celle de Lionel Jospin incompréhensible. Car, s’il est cohérent d’être libéral sur les plans social et sociétal – quoique pour notre part nous préférions une économie régulée -, il est plus incongru de prétendre être, sur le même plan sociétal, tout à la fois le héraut de l’ordre républicain et le chantre des libertés individuelles. Certes, il faut deux jambes pour avancer, sauf si elles marchent dans deux directions opposées. Il vaut mieux même être unijambiste pour continuer à avancer. Mais l’amputation sera douloureuse, électoralement.
En revanche, comme les 35 heures lui confèrent un brevet social et que l’égalité sociale est indispensable à la promotion de l’équité sociétale, Lionel Jospin paraît le mieux placé pour investir le large champ qui s’ouvre des droits individuels, terrain naturel de la social-démocratie. Pourtant, il semble s’obstiner à ne pas s’y aventurer, à ne pas vouloir moderniser sa matrice. La clé de sa victoire, et donc de sa candidature, est là, s’il veut bien prendre garde à ne pas être dépassé par l’histoire.
Le candidat dont la gauche démocratique a besoin est celui qui, tout en garantissant le progrès de l’ordre public social, mènera le combat contre des institutions d’inspiration bonapartiste surannées qui ne conservent pas d’autre ambition que d’assurer la suprématie du communautarisme blanc, même au prix d’une répression sans limites et aveugle.
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