Ça se lève de partout

Croquer les pieds de porc salés

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À Canton, des jeunes filles au nombre d’une dizaine ont le 8 mars 2012 croqué dans la rue des pieds de porc salés munies de gants de plastique pour ne pas se salir. Elles brandissaient des panneaux où était écrit entre autres : « éloigne-toi de ma copine » « être séduisante n’est pas une faute ». Cette petite manifestation politique entendait lutter contre le harcèlement sexuel au travail, au moyen de la mise en scène d’une métaphore connue de tous. En effet le pied de porc salé renvoie à la main de l’homme qui tente de toucher une femme. L’expression est tirée d’une légende de la dynastie Tang selon laquelle la femme de l’empereur eut des relations sexuelles incestueuses avec son fils adoptif, de 20 ans plus jeune qu’elle. Elle dût cacher les traces de ses baisers intenses sur son cou et ses seins. Le fils adoptif fut désigné comme le « cochon dragon » – tête de dragon, corps de cochon – et le pied de porc salé cible donc l’homme obsédé sexuel. Cette démonstration faisait suite à un occupy d’un genre particulier : le 19 février, le même groupe de jeunes filles, accompagnées d’un garçon, sont allées ostensiblement occuper les toilettes publiques réservées aux hommes dans un lieu qu’elles avaient sélectionné avec soin selon des critères précis : entrée d’un parc renommé de la ville, où les policiers peu nombreux auraient des difficultés à intervenir devant la multitude des passants. En prenant possession des WC réservés aux hommes, les jeunes filles voulaient signifier avec provocation l’injustice que représente pour les femmes les longues files d’attente imposées, inexistantes pour les hommes, d’où les panneaux « si tu l’aimes, ne la fais pas attendre ! ». Le nombre égal de toilettes masculines et féminines ici est accusé de défavoriser les femmes, requérant de par leur habillement et leur anatomie plus de temps que les hommes. La revendication d’au moins deux WC réservés aux femmes contre un pour les hommes est avancée.
Ces deux manifestations dans la capitale du sud de la Chine peuvent paraître de loin anodines en regard de l’importance des thématiques globales sur lesquelles se sont focalisée les occupy dans le monde entier, en commençant par Wall Street. Ces deux événements retiennent néanmoins l’attention, dans un pays toujours gouverné par un État-Parti communiste, où les manifestations politiques sont interdites et où la répression s’est sensiblement accrue depuis deux ans, suite aux chutes des dictatures en Égypte, en Tunisie et en Lybie et au rôle joué par les réseaux sociaux numériques. Les jeunes filles disent ne pas avoir craint d’être arrêtées à Canton, ville réputée pour son ouverture en comparaison de Pékin, siège du pouvoir, où, bien que prévue, l’occupation des WC masculins fut immédiatement interrompue par les forces de l’ordre sur le qui-vive ; dans cette période particulière se tiennent en effet les deux grandes conférences étatiques : Assemblée nationale populaire et Conférence consultative politique du peuple chinois qui regroupe les représentants des huit partis dits « démocratiques » et des organisations ayant fait alliance avec le parti communiste. Les deux manifestations cantonaises – supposées être reprises dans différentes grandes métropoles chinoises – ont eu un très grand écho sur la Toile, en particulier sur le réseau numérique de Weibo – surtout Sina Weibo – où les images et les commentaires innombrables continuent à circuler. En effet, depuis environ deux ans, date à laquelle les smartphones et la communication Internet sont devenus financièrement très accessibles, chaque événement public suscite usuellement la convocation des journalistes en nombre par tout un chacun qui poste ses photographies, vidéos etc. immédiatement. Dans le cadre d’une presse de plus en plus soumise à des enjeux économiques, s’ajoutant aux contraintes politiques, le rôle des journalistes, que l’on se sent en droit d’appeler pour témoigner d’un fait divers, d’une injustice personnelle ou collective, d’un accident, d’une violence quelconque doit être souligné tant il embarrasse de plus en plus les autorités, obligées de s’ajuster et conscientes que l’emprisonnement de plusieurs internautes en 2010 et 2011 ne peut être répété à l’infini.

Qui sont les jeunes filles qui se sont mobilisées sans peur, à visage découvert, pour les deux manifestations et comment l’idée leur en est-elle venue ? L’hypothèse d’une spontanéité féministe créatrice – pour sympathique qu’elle serait et justifiée par une domination masculine irréfragable, concernant tous les champs sociaux économiques et politiques – ne résiste pas à l’examen généalogique des faits. Le groupe de jeunes filles a suivi en février à Canton une formation aux déterminations de genre mise en œuvre par une ONG de Shenzhen selon un modèle qui tend à se multiplier dans les toutes dernières années. Fondée en 2010 dans la cité du bassin industriel de la province du Guangdong, cette ONG est une émanation d’une autre organisation plus grande basée à Pékin, qui a commencé ses actions par la lutte contre les discriminations liées à l’hépatite B et au SIDA, et depuis peu s’attaque aux discriminations de genre. C’est lors de cette formation – où sont intervenus des universitaires – que des jeux de rôle et des performances artistiques ont été proposés aux jeunes, et que des groupes ont été mis en place, avec des objectifs précis d’action : dénonciation de l’obligation de virginité pour les filles, de la violence domestique, de la publicité des cliniques privées pour des avortements réalisés en un éclair de temps et sans danger, quel que soit le mois de la grossesse, (le huitième mois n’est pas un obstacle), des opérations esthétiques, de l’examen de santé pour les concours de fonctionnaires qui écarte les candidat-e-s atteints de MST, des concours de beauté, de l’inégalité de genre sur le marché du travail etc. Le pied de porc salé et l’occupation des toilettes des hommes ont constitué les deux premières actions mises en pratique, dans l’attente d’autres encore plus spectaculaires concernant toutes ces thématiques suggérées aux jeunes.

De telles formations, prenant le genre comme pivot et outil central de pénétration de la société chinoise, ciblant les jeunes et se légitimant par leur introduction dans les cursus universitaires, se sont récemment développées à une rapidité étonnante grâce aux financements de ntfondations américaines et anglaises et de grandes ONG internationales. Entièrement gratuites pour les jeunes – logés et nourris dans des hôtels – ces formations les conquièrent ; l’apprentissage des gender studies qui leur y est délivré leur ouvre des horizons impensables auparavant, fait rupture dans leur vie et les conduit à des remises en cause profondes de l’ordre établi en termes moraux et politiques (Monique Selim, 2011). Prélude à la « démocratie », le genre s’impose comme un module de libération personnelle et collective et le sigle LGBT est devenu pour les protagonistes un slogan enthousiasmant.

Nos jeunes interlocutrices qui ont participé à cette formation de février 2012 puis aux manifestations, se retrouvent régulièrement dans les événements, les groupes, les cours à l’Université qui cimentent cette mouvance ; elles se sont souvent initialement rencontrées sur Internet (Weibo, Douban etc.). Agées de 20 à 25 ans, elles sont étudiantes ou travaillent déjà. Elles se déclarent hétérosexuelles, homosexuelles ou queer et selon les nouveaux enseignements qu’elles reçoivent – elles ressentent une révolte partagée et croissante envers l’ensemble des inégalités sexuées qui régissent la société chinoise actuelle. Extrêmement naïves, très influençables, elles sont avides de toutes les connaissances et messages en provenance d’un monde global auquel elles n’ont pas d’accès direct, faute d’un usage suffisant d’une langue commune – l’anglais. Fortifiées par la formation suivie à Canton, une dizaine d’entre elles envisagent déjà de monter leur propre ONG à laquelle elles veulent donner un nom qui les associe par un jeu de mots à des femmes « mauvaises », déviantes, hors de normes du mariage et de l’enfant unique etc. Une leader s’est déjà dégagée, qui se dit prête à abandonner ses études pour se lancer dans l’action, conformément aux suggestions qui sont faites dans ce type de formation mettant l’accent sur une nécessaire transformation de la société. Une autre, sous diplômée, secrétaire dans une entreprise – où est continuellement stigmatisée son allure « garçonne » qu’elle a depuis peu adoptée, décidant d’accepter son homosexualité et de ne plus la cacher – rêve déjà d’un emploi plus valorisant dans l’ONG qui verrait prochainement le jour, grâce aux financements étrangers que le petit groupe pense solliciter